Futur Féal ? - making of
La genèse de ce poème illustre la plupart des vicissitudes liées à mon rapport au monde contemporain.
Il y a sur Facebook un artiste de talent, dont le pseudonyme est TubeDECouleurs, discret et méticuleux, qui réalise notamment des argiles révélant d'évidence une belle capacité mêlée d'un travail assidu et indéniable, en la forme figurative, que je préfère. Nous discutions en privé, et comme il se montrait assez curieux de mon idée de « Féaux », je lui expliquai en quoi pourrait consister un groupe d'artistes nouveaux animés à la fois par la critique de la « culture » actuelle, l'émulation collective et le désir d'un dépassement individuel. Il en déduisit – ce qui n'est pas absurde – une pensée de « collaboration, » et il m'exhorta, si je pouvais, à lui offrir une œuvre qui lui donnerait matière à sculpter – il réclama en particulier un dialogue truculent et faisant abstraction d'éléments de contexte, narration et description. Comme je lui proposai, à titre d'exemple, deux nouvelles essentiellement dialoguées, il me rétorqua que ça n'allait pas, que le genre du récit n'était pas ce qu'il fallait (je l'avais compris mais ces deux envois n'étaient que pour lui montrer ce dont j'étais capable et pour vérifier s'il y rencontrait une « direction » en mesure de l'inspirer), et surtout il insista pour que je produisisse une œuvre exprès, si j'étais bien adepte du concept d'une vraie réciprocité de créations et non d'un simple « recyclage » d'œuvre. La demande, inhabituelle (j'écris très peu de théâtre), me parut légitime, au surcroît un bon défi littéraire, et précisément une façon de surpasser mes difficultés puisque le genre du pur dialogue m'est mal connu. Sans rien promettre à mon interlocuteur, je lui dis que, passé un travail urgent que j'avais déjà programmé (recopier mes carnets sur ordinateur), je verrais à lui fournir quelque chose, si j'y parvenais.
Une semaine après, ce travail était réalisé, non sans y avoir souvent réfléchi. Je n'aime pas abandonner un problème littéraire, alors, au lieu de m'acharner directement sur le papier, longtemps j'y songe, je ressasse en loin les possibilités liées à un certain nombre de contraintes, j'imagine ce qui se peut faire de plus pertinent et efficace, et puis, en un coup, quand je m'assois enfin devant la feuille, comme j'ai « trouvé » le principal, je rédige assez vite. Pour ce temps d'écriture qu'il m'a fallu, j'étais chez mes beaux-parents en voyage, que j'ai désertés moins de deux heures, quoique, je l'espère, sans rudesse ni discourtoisie.
Le résultat répond proprement à la consigne, je trouve. J'en suis content. Un sonnet qui n'est qu'un dialogue, entre cet artiste et moi. Dense et profond. Mais inattendu. Ce n'est pas, pour tout dire, ce que j'imaginais moi-même aux premiers moments de mes cogitations. C'est peu à peu que ça m'a paru le meilleur. J'ai produit là un dépassement. C'est par là que je devine en moi des progrès.
Je proposai donc le poème à mon correspondant. Il me répondit presque aussitôt que ça ne l'inspirait pas, et il abandonna l'idée d'une collaboration. J'eus beau lui représenter que ce n'était pas fort équitable relativement au projet, même vague, qu'il avait fixé, ni tout à fait digne de l'idéal de perfectionnement individuel dont nous avions discuté, je n'insistai guère, et nous en restâmes là. Il a probablement déjà oublié la leçon qu'il y avait à tirer de cette histoire, et il travaille à présent exclusivement à ses œuvres, ce dont je lui sais gré, en dépit chez moi d'une relative déception supplémentaire.
Cette aventure artistique, qui poussa en moi l'exercice de forces créatrices bienvenues et un dépassement auquel j'aspire toujours – une bonne expérience, en somme –, constitue un exemple exactement adapté, j'ose même dire « providentiel » presque, à l'un des « making of » précédents, intitulé « recrutement des Féaux », où j'explicite en quelle mauvaise affaire consiste le plus souvent un travail de groupe. Ce qui est drôle et coïncident – raison pour quoi je qualifie l'exemple de « providentiel » –, c'est que j'avais écrit l'article avant le poème. L'expérience démontre que, chez nombre de nos contemporains, la prétention à un idéal – en l'occurrence le travail assidu et le perfectionnement individuel que mon correspondant avait résolument tenus pour principes – ne s'accorde pas avec la réalité de leurs actes : ainsi, ce n'est pas seulement que les gens ne s'approprient pas ce qu'ils lisent comme je l'ai souvent expliqué, mais ils ne s'approprient pas même ce qu'ils pensent. Ils lancent des bavardages éloquents et ambitieux sur toutes sortes de pensées édifiantes, supérieures et morales, mais ils ne veulent pas vraiment, quand la situation se réalise, s'y conformer ; ils trouvent alors des faux-fuyants : la circonstance n'est jamais exactement telle qu'ils l'avaient figurée, ils n'ont pas le temps d'essayer, ou bien ils ne tolèrent pas qu'on les oblige à respecter leurs idées (donc ils se désobéissent à cause de vous). Même chez des artistes y compris de talent, l'effort n'est qu'en paroles et pas en volonté : je ne veux pas dire que TubeDeCouleurs ne rend pas de vrai travail quand il sculpte, je dis qu'un travail évidemment plus difficile eût consisté à s'adapter à des contraintes supplémentaires et de la façon, par ailleurs, qui lui eût semblé la plus judicieuse, car nul ne lui réclamait une simple illustration de mon poème (nul ne lui réclamait même, d'ailleurs, l'idée initiale de collaboration à laquelle d'emblée je suis plutôt sceptique et défavorable). Mais l'abandon presque immédiat qu'il a opposé à l'exercice qu'il avait pourtant initié de lui-même prouve que, comme beaucoup d'artistes, il se contente de ce qu'il sait faire qui consiste en ce que d'emblée il veut faire : l'idée de « manque d'inspiration » qu'il me rétorqua alors dénote bien au moins quelque absence de recherche dans l'élaboration d'une œuvre : il faut que l'idée fuse tout de suite, ou bien cela est inhabituel, fatigue et pousse au refus. Qu'on soit un bon artiste ne signifie point qu'on est prêt aux efforts pour être meilleur, et il faudra bien, si mes Féaux se mettent un jour à exister au sein des artistes, qu'ils ne constituent qu'une infime minorité parmi eux.
– J'y pense, à l'instant seulement : qu'on mesure, là, combien le poème lui-même est providentiel : la prédiction d'un renoncement d'office à collaborer.
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