Crise de l'empathie - making of

La perte du bénéfice-du-doute est probablement la plus belle concession qu'on puisse faire à soi-même, à sa propreté, à son intégrité, à sa dignité : lorsqu'on redevient soi-même, on s'est examiné dans son authenticité et dans sa pureté, on cesse alors de penser comme les autres, on se redistingue. Toutes les sympathies que nous répandons sont des automatismes acquis, de rassurants usages, de bienséantes conformités sur les critères desquelles, au fond, nous espérons facilement et favorablement être jugés. Mais il n'y a peut-être pas eu au monde dix individus véritablement affranchis : tous ont rallié des mœurs tôt ou tard, au nom – ont-ils argué – de leur commune « humanité ». Or, ce qu'il y a de plus commun entre les hommes, c'est assurément la crainte d'être seuls : ils abdiqueraient le meilleur d'eux-mêmes et jusqu'à la raison qui mène à l'auguste vérité pour une miette de réconfort grégaire. Les sentiments qu'ils « partagent », ils les veulent surtout partager, c'est bien activement qu'ils s'efforcent après des modèles et pas la conséquence d'une condition essentielle qui ferait trouver par hasard une similitude d'attributs ; ils n'ont jamais réfléchi à leurs « inclinations », non seulement ils ne s'en sont jamais corrigés mais ils n'ont développé les leurs que par imitation, en sorte qu'ils ne sont pas ceux qu'ils sont, qu'ils ne l'ont jamais été, qu'ils sont seulement des usages passés en caractère. Si comme je le pense la sagesse consiste en un détachement même provisoire des valeurs unanimes, on doit admettre qu'elle se manifeste pleinement dans ce que j'appellerais une « crise de l'empathie », à savoir la difficulté voire l'impossibilité à présumer que les émois du monde sont les siens – où l'on devient sage en se désolidarisant, en cessant d'entretenir tous les liens inconscients de complaisance avec ce qui nous préexiste ou nous imprègne, et non seulement sage mais un, en laissant derrière soi la créature au profit d'un être déconditionné. D'autant que si l'on y regarde bien, on trouve que ces consensus reposent sur une façon généralisée de tromperie : la société dupe les gens, les gens se dupent entre eux, les gens se dupent eux-mêmes en croyant établir la vérité de leur pathos sur des correspondances fiables et universelles ; et même, ce qui entretient le plus cette unanimité, c'est la satisfaction et le soulagement qu'on ressent à voir les autres adhérer à son propre système de valeur : on ne s'identifie à autrui que pour se rassurer et se conforter, c'est pourquoi on commande plus ou moins tacitement à autrui d'être ressemblant, par désir de non-contradiction, par souci d'appartenir à un ensemble homogène et incontesté. Or, cet échange de contreparties paraît alors foncièrement malhonnête et ne tend qu'à maintenir des intégrations et des assimilations ; il ne situe rien de plus élevé ou de plus parfait que des reproductions de conventions ; il n'y a plus, au sein des hommes, que d'excellentes manières, c'est-à-dire des imitations raffinées de codes et de traditions, voire que de subtils dépassements de l'esprit de la coutume. Il n'existe pas un homme en cette perpétuelle parade, pas un homme fidèle et loyal plus qu'à son environnement, pas un homme intrinsèquement lige de sa nature, et tout se fige, sans évolution ou par degrés très lents de ce que permettent cérémonial et étiquette quand ils se transforment de façon acceptable, au point que cent ans de l'humanité ne voient pas naître la démarcation d'une seule identité en rapport avec l'essence humaine, mais rien que des altérations de modes, de croyances, de procédures, toujours pliées au joug d'une majorité ; notre humanité ne change guère parce qu'elle ne fait que se conformer à ce qu'il y a de moins humain, à savoir : des formalités ; tous agissent en pantins craintifs qui affectent de se sentir naturels à contrefaire des moules, à se régler sur des mesures, à s'en tenir à des contenances, et la norme humaine n'est qu'un artificiel gabarit qu'ils reproduisent parce que nul n'oserait se singulariser hors des critères de ce qu'on leur a désigné une fois comme leur « condition ». Ils se consolent d'obéir à des rouages au prétexte fallacieux d'y introduire leur grain d'originalité non sans liberté, mais en fait ils sont plutôt contents de ne pas déroger : parce nous aspirons à devenir rivages nous-mêmes, nous prenons tel rivage pour repère de façon à ne pas nous en écarter. Mais où croit-on, parmi les « fondamentales vertus » humaines, avoir déjà vu une personne qui ne fasse pas semblant d'exprimer sa compréhension ? La compassion s'est changée en « empathie » pour se donner des atours moins spécifiquement chrétiens, pourtant la psychologie peut fort s'en départir comme mon exemple en témoigne, de sorte que l'empathie, en fin de compte, n'est peut-être qu'un autre nom flatteur que nous avons donné à la grégarité et au souci de ne pas se démarquer : nous ne tâchons peut-être à nous fondre en l'autre que pour nous épargner la déconvenue sociale de notre étrangeté, nous demandant alors : « Que pense-t-il et qu'éprouve-t-il pour que je ne sois pas intrus au sein de cet aimable troupeau ? » Vraiment, toutes les fois que j'observe cette prétendue empathie que les gens disent généreusement ou naturellement vouer – j'observe en eux plus efficacement qu'ils n'observent en eux-mêmes –, je ne discerne qu'intérêts et superficialités : ils n'ont pas plus de profondeur à se figurer les émotions d'autrui qu'à singer celles qu'ils sont supposés éprouver à telle occasion de leur vie – je crois même n'avoir jamais observé un deuil tout à fait sincère. Leur motivation n'est pas un naturel, l'empathie véritable étant en soi un mouvement si intellectuel, si composé, si délicat tant il prend en compte de circonstances singulières, qu'il ne saurait émaner d'une spontanéité à moins de beaucoup de simulacres appris par cœur et déroulés – l'empathie commune n'est pas du tout dans le cœur mais dans le par-cœur. Or, pour moi, toutes les soi-disant bontés avec lesquelles ont prétend endormir ma vigilance, je les rejette comme fabriquées et veules, comme des manifestations de zombies, inconsidérées, irréfléchies : combien de fois prétend-on vous aimer sans vous admirer ni même vous connaître ? qui donc aiment-ils tant en vous aimant ainsi si ce n'est eux aimant ? Qu'on voie comme ils vous piègent et tâchent à se piéger eux-mêmes : ils ne pensent rien, ils ne savent plus penser, mais ils affirment vous vivre et vous comprendre, et ils l'affirment d'autant que, grâce à cela, ils se sentent bons et humains ! Complaire à de telles « attentions », c'est surestimer, c'est flatter des personnes sans personnalité : ils ne font encore que tourner la manivelle des émotions congruentes et prévisibles ; ce ne m'est plus seulement un mépris de les voir, mais un dégoût, l'appréhension d'une chose à la fois insipide et abjecte. Qu'un esprit en soit à s'animer d'une passion chaque fois qu'il voit de la couleur rouge, et qu'il s'estime plus méritant pour cela qu'aucun autre, c'est ce qui m'inspire désormais la plus vive méfiance à l'égard des sentiments et de ce qu'en termes connotés on exhausse odieusement du nom « d'humanité ». J'ai quitté de plus en plus irrémédiablement cet univers de façades, et je m'éloigne chaque jour davantage de l'attrait des mièvreries et des sensibleries – facilités et vanités – ; je vis un cours mécanique sous de plus hautes valeurs ; je ne me laisse pas atteindre par la cajolerie infâme du siècle où j'existe, et poursuis mon chemin d'armure sous cette pluie déshonorante et moite de contamination. La crise de l'empathie, c'est le commencement d'une ascension de l'humanité, n'en déplaisent aux fixités chrétiennes ou antidictatoriales : ce n'est pas faire le mal ni vouloir l'injustice ou l'horreur que de se soucier de la prééminence d'un bien alternatif à ce qui s'est dicté de religieux ou de « démocratique » depuis des siècles, mais c'est renouveler et perfectionner l'image du bien qui a végété tout ce temps en d'impurs héritages ; d'une façon que vous ignorez même si à présent vous le pouvez sentir, c'est votre bien, le bien commun, le bien banal et sans réflexion, qui est le mal, parce qu'il ne réalise qu'une société endormie et n'érige nulle sorte d'émulation entre les êtres qu'une végétation de confortables conformismes. Je n'aime plus, voyant comme vous aimez : la seule vue d'un de vos repas de fange détourne de l'envie de manger – c'est que, décidément, il y a « manger » et manger. D'ailleurs, songez à cela, au sens de ce mot : « empathie » : comment accorderez-vous que je vous connaisse si bien, que je vous sache mieux que vous-mêmes, vous ayant si justement dépeint sous des traits qui vous circonviennent parfaitement, avec le fait que ce psychologue est justement celui qui méprise le plus vos empathies ? Faites aller cela ensemble si vous pouvez, avec sophismes ou oublis comme d'habitude, et voyez si, malgré mon insupportable hauteur, vous pouvez quand même avoir la constance et la compassion de m'aimer, de m'aimer vraiment d'un amour immaculé ! Ah ! c'est déjà tout poisseux de conditions et de circonstances, et pourtant je sais que vous voudriez le dire : c'est bien vrai alors que vous êtes tentés, qu'une voix vous conseille et vous guide hors de vous-mêmes, et que vous n'aimez donc qu'en proverbes, misérables imbéciles !

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