Convention des passions - making of
Vaut-il encore de répéter que les passions qui nous emplissent et nous animent, la pitié comprise, que tout ce qui se détache de nos intérêts premiers pour lesquels nous nous fabriquons toujours après coup une raison pieuse par bonne conscience et par estime-de-soi, et notamment l'amour, ne sont que des prétextes ridicules pour justifier, par une universalité « supérieure », autant d'égoïsmes même naturels et légitimes ?
Il n'existe au fond que deux émotions opposées, qu'on détaillera en toutes sortes de nuances pour se donner l'impression d'une avantageuse complexité, desquelles découlent toute passion, à savoir : la joie d'être conforté dans sa puissance, et la tristesse d'être frustré dans sa volonté. Même les sentiments les plus immédiats, comme la douleur physique ou la satisfaction sexuelle, sont directement dérivés de cette définition simple de tout ce qui nous affecte.
Vouloir fonder une morale unanime contrariant nos sensations intimes, en tâchant par exemple d'établir qu'il est généralement bon de ne pas obtenir ce qu'on désire, et qu'il y a toujours une certaine quantité de mal à recevoir du plaisir, est l'objet des religions absurdes, elles-mêmes issues d'un souhait inconscient d'établir entre les nécessités séculières quelque légitimation spirituelle, ce qu'elles ne peuvent fonder, faute de rationalité pour les soutenir, que sur une sorte de magie, sur les miracles surhumains et sur la parole d'un sorcier dont il est exclu par principe de questionner la sagesse. Mais je ne crois pas que la société doive y contribuer au moyen d'apories qui la décrédibilisent et font désespérer, à la longue, de la raison humaine, d'autant que ces apories sont conséquentes et tissent toujours à la fin un réseau d'interdits qui entravent sans cesse davantage la liberté des hommes. Il suffit que la société limite par la loi ce qu'elle ne peut permettre au seul motif que dans maintes circonstances le bonheur de l'individu nuit à la vie d'un autre et qu'en somme les désirs d'un seul sont parfois incompatibles avec ceux d'une multitude, et c'est bien tout ce qu'on lui demande, elle aura ainsi instruit l'utile et l'indispensable pour la communauté sans les travestir en idéologie afin d'altérer l'individu, elle n'a nullement lieu d'étayer chacun de ces empêchements sous le décorum spécieux de tout un catéchisme frauduleux et inepte, déformant l'être. Il lui suffit de dire : « On ne peut pas telle chose en société, et tant pis. » ; s'en contenter, plutôt que de vouloir encore, par-dessus cela, arguer que c'est l'accomplissement d'une grande responsabilité vertueuse, par exemple pour un homme de ne pouvoir abuser d'une femme qu'il convoite, ou par exemple pour une femme de ne pouvoir tuer un homme qu'elle déteste. Lorsqu'au nom de la société une personne prétend justifier par la bonté ou par le vice ce que la société n'autorise pas, on devine toujours que cette personne part plutôt de la thèse, de ce qu'elle doit conclure, à savoir de l'état moral issu des lois de la société où elle évolue, plutôt qu'elle ne déduit d'arguments progressifs la justice de ses limites où l'ordre de la société l'accule quoi qu'il en soit ; et l'on devine surtout que si elle parvenait à des conclusions opposées, cette personne ne pourrait vivre en société avec bonheur, que son malheur la poursuivrait partout du fait de son incohérence et de l'inadéquation de sa volonté particulière et de celle imposée par son environnement : il faut donc, parce qu'elle se sent le besoin d'être en accord avec ce qu'elle n'a pas le choix de respecter, qu'elle trouve une légitimité à la légalité qui l'opprime. Ainsi, quand on naît dans un pays qui ordonne telle foi, on trouve toujours dans ce pays des raisons bonnement délicieuses de se soumettre à cette foi précise qu'on ne rencontre ni ne respecte ailleurs ; on fait à Rome comme le Romain, mais on veut alors, au surplus, admettre que c'est vraiment la meilleure pratique au monde ; on ne s'aperçoit même plus que l'on s'est à peu près forcé à aimer – le romain.
Chaque fois que j'entends le moindre soupçon d'une moralité dans une conversation, je perçois le souffle astronomique des vides, tous les prétextes à conformation vile et veule, cela fait comme un sifflement sourd entre le néant des planètes, ça ne porte pas la moindre matière ni substance, rien n'y est solide ni profond, il ne s'y perçoit pas le plus petit commencement d'une pensée propre. Chacun étant obligé à une restriction, il lui faut que cette contrainte soit excellente : elle ne l'est pas, et j'aimerais mieux pouvoir violer des femmes, et ma femme sans doute m'assassiner ! À quoi bon s'inventer des vertus parce qu'on doit réprimer ce qui, autrement, nous semblerait également vertueux, ce dont il nous faut une enracinée obtusion pour ne pas s'apercevoir ? Est-ce que s'accorder avec des foules renforce plus que le sentiment d'avoir moralement raison ? Est-il bien nécessaire, pour user de ces excuses, d'admettre que le nombre, que la masse, est un argument décisif ? Se diviser, se diviser soi, soi-même, en autant de pièces, pour mieux régner et pour oublier qu'on se résigne ?
Mais écoutez plutôt les justificatifs à tous les malheurs et à tous les bonheurs humains : non, il n'y a rien, aucune raison ; une moindre distance effondre et anéantit tous ces sanglots, rien ni personne n'a voulu que votre atteinte soit juste ou injuste, le pathos ne relève d'aucune justice – mais personne ne vous interdit de pleurer, ni moi non plus. Tout le sacré des larmes ne consiste pas en la sensibilité féminine mais en leur humanité, exactement comme la colère et le crime. C'est un attribut humain, voilà ce qu'il faut en retenir, c'est beau comme tout ce qui nous appartient en propre, notre apanage, et c'est même probablement plus beau encore que la joie parce que les bêtes, les chiens, peuvent encore rire. Tant que je respecte l'homme en moi, ces démonstrations m'atteignent même sans être justifiées, oui mais la justification de leur inanité m'atteint autant et même davantage, parce qu'il n'y a encore rien de plus humain que le suprême recul consistant à se défier de notre humaine nature ou condition.
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