Comparaison sentimentale - making of

La musique, je l'ai déjà dit, produit sur moi un effet troublant, perturbant, embarrassant, obnubilant, même partiellement incapacitant, au point que j'aimerais mieux vivre sans elle : c'est comme l'arme imparable issue d'une autre planète pour asservir l'homme de façon inégale et écrasante. Un air est à la fois entêtement et inspiration, mais c'en reste un objet extérieur ; or, il faut en priorité apprendre à se défier d'autrui, de la mélodie intrinsèque d'autrui, de crainte d'en devenir, de ne plus s'identifier au sein des ondes, d'être hors-de-soi, exalté, ce qui se traduit toujours par « possédé », non « au-dessus » mais « en quelqu'un d'autre » : toute eau qui vous imprègne tend à faire de vous l'étendue liquide d'où elle provient, nécessitant l'exorcisme. Il faut du moins se méfier des quantités, être vigilant sur ses influences, les examiner pour ne pas se désagréger, se désolidariser de soi, se désincorporer en toute méconnaissance, ainsi mesurer comme elles interagissent avec vous et pourquoi : tenir pour principe que rien ne doit entrer en votre demeure qui n'aurait pas frappé auparavant, auquel vous n'auriez pas donné votre accord, qui y serait intrus, au risque que vous n'y soyez plus chez vous, que vous finissiez mur de vos murs ou minoritaire en votre foyer. La plupart des Contemporains, en leur esprit, résident dans l'habitat de n'importe qui, vivant en un univers perceptif de presque pure communauté, ouvert à tous, sans sélection, d'extrême solidarité et conventions, avec ces « airs » qui les inondent et dont ils n'osent plus sortir de peur de se retrouver, de se sentir vides et quelconques, s'éprouvant comme les adolescents qui ne savent et ne veulent plus rien faire sans l'omniprésence de sons et d'images d'autrui. À force de recevoir sans tri les mêmes effets, se constituent, se lapidifient oserais-je dire, des gens exactement comme tout le monde, conformés, endoctrinés, moralisés : le défi du XXIe siècle ne consistera pas harmoniser ou à distinguer de l'individu mais à le rendre de nouveau possible.

Il m'arrive d'être ému par une chanson, ou d'autres rares choses d'aussi épidermique, et d'en vouloir composer quelque hymne à partir de telle idée directrice que j'en extrais mais qui n'est, en général, pas foncièrement différente de l'œuvre originale. Le courant, son fluide lénifiant, court en mes nerfs, me rengaine son grelottis, m'attendrit d'un émoi courant dont la température uniformise, gagnant sur moi, contre moi, me persuadant, m'amadouant, tâchant de me convertir : c'est la même tentation pour l'effondrement de nos résistances, pour l'abandon ; les chansons en particulier, ces catéchismes, induisent souvent un sentiment de totale sociabilité et d'adhérence morale. Elles jouent par envoûtement sur des affects antérieurs et appris, venus de l'enfance où, confiant, l'on ne révoquait rien, bienheureux temps de béatitude imbécile où il ne suffisait qu'à se laisser inoculer, et aussitôt, au premier signal de réminiscence, la même sève veut se remettre à couler, on s'épancherait à ce penchant dont il n'y aurait qu'à se laisser envahir et qu'à recopier. C'est véritablement une intrusion et une aliénation ; rien n'altère plus, en tous cas plus rapidement, que la musique : une arme massive pour dérationaliser l'homme.

– Dans Mort à crédit lu récemment, deux mentions de chansons populaires avant 1936 : « La mattchiche » et « La machtagouine » (souvenir de la « Ravachole », antérieure mais du même acabit) ; je défie quiconque d'y prêter l'oreille sans ressentir l'abêtissante inanité de ces lèse-cerveau. Ces œuvres sont bel et bien à mettre au rang des armes interdites par la convention de Genève, armes abîmant et tuant sans distinction ni défense, par surprise même et en masse, qui, par leur procédé absolument offensif en dépit de la bénignité de leur apparence, sont faciles à caractériser en atteintes contre l'humanité (j'exagère un peu, qu'on n'aille pas croire encore que j'escompte vraiment interdire au monde quoi que ce soit : je suis trop satisfait, au fond, de savoir par quels simples efforts je sais me préserver mieux que les autres ; c'est ma petite facile distinction.) –

Sait-on – j'y pense après coup – que la musique est un instrument de manipulation, que n'importe qui peut l'utiliser pour suggérer, aussi bien au cinéma où l'on vous fait sursauter ou pleurer à la première manifestation sans recours à l'image (j'ai toujours estimé que son usage était une sorte de triche), qu'en des circonstances où l'on incite à l'obéissance, comme la « work song » de l'esclavage pour imposer une acceptation et un rythme, ou comme aux manifestations pacifistes américaines à la Luther King on chantait des « We shall overcome », tant décriés par Malcolm X, à dessein de nourrir des sentiments de ferveur et d'endurement – je me plais parfois à imaginer une manifestation sous Metal ou rap US, de quoi faire dégénérer le plus stoïque des partisans de l'amour et du respect inconditionnels. Des chansons naturellement m'obsèdent – l'adéquation de mélodie et de paroles que les anglo-saxons appellent « lyrics » (ce qui rend bien mieux compte du transport), est en particulier un attrape-fascination – ; il m'arrive d'en tirer, au moment de l'écoute, une émotion que je puis travailler, que je me sens résonner, qui m'attire comme un chant des sirènes (on en meurt chez les Grecs, souvenez-vous) et qui, antérieure à moi, est une préexistence et un « état » donné dont il me suffirait alors de proposer une variation tentante et qu'on entendrait sans doute, qui aurait au moins quelque chance de parvenir. Or, c'est quand même toujours l'émotion d'un autre, piège auquel on ne doit pas s'abandonner en premier désir, chose à peser, objection sérieuse contre le principe même du plagiat. Je plains ceux qui, pour écrire et « puiser l'inspiration », ont ce besoin d'une musique d'un autre : ce qui arrive à leurs oreilles et à (in)conscience, ils le recopient, et ils disent après cela qu'ils en sont les auteurs – paternité partielle à défaut d'être usurpée en totalité, et même davantage puisqu'ils admettent, un tel procédé, en avoir besoin pour écrire. Bien sûr, l'avantage de la musique pour composer, c'est qu'elle a connu déjà un succès, je veux dire qu'en se servant d'un air célèbre on devrait logiquement, en la réutilisant, pouvoir atteindre de nouveau puisque c'est le même sentiment qui a déjà fait son accès, pour ne pas dire : son succès – j'ai, il est vrai, tant le désir d'user d'un langage que des gens enfin comprendraient ! Ceci dit, même cette vraisemblance est plutôt supposée que certaine : on ignore pourquoi des foules ont aimé (quelque chose comme un air), trop de facteurs en dépendent, parfois juste une conjoncture, un contexte, un accident, la poursuite d'une unanimité, une stupidité, phénomènes aussi fortuits que l'opportunité. Mais il y a des triomphes musicaux, même populaires, qui m'enthousiasment tout à coup : j'ai l'envie aussitôt d'en prolonger le thème, d'en imiter la mesure, de m'en servir pour un épanchement – or, c'est une inquiétude pour moi d'y être tenté en sachant ce que j'y risque, la dépossession, et que ce qui naîtra ne m'appartiendra pas en dépit de mon travail ; j'y ferais du polissage ou des retouches, je ne créerais point (qu'on s'abstienne de m'importuner avec l'idée rebattue et facile qu'il n'existe pas de création pure : je sais la différence, je la mesure à l'écart de difficulté que cela produit de créer vraiment ou, disons, de créer plus, plutôt que le pastiche.) Ainsi, je ne suis pas sûr d'avoir déjà écrit une seule chose supérieure en me servant de la musique (et même en me servant en général, c'est-à-dire au moins en ayant conscience du matériau que je réutilise et transforme), ce sont alors toujours plutôt des études ou des exercices, pour moi manifestement imparfaits, incomplets, insuffisants à mon goût ; et cependant, j'ai toujours – toujours – un air en tête, lointain, omniprésent, en sourdine, parmi le faible nombre de mélodies que je connais, et qui forme comme la toile de fond d'un passage de mon existence, un mode temporaire de mon rapport au monde, une humeur qui m'assujettit, à laquelle je crois me soumettre de mon gré mais dont, dans le doute, je préfèrerais me débarrasser, me départir, me redevenir « à part » (a-t-on déjà éprouvé comme il est difficile de se dépêtrer d'un refrain ? Ce présente alors tout à fait l'aspect d'une puissance contre votre volonté : une arme, je vous dis ; je ne mens pas).

Cette réflexion m'offre l'occasion d'une anecdote : le célèbre « I Will always love you » chanté par Whitney Houston, sitôt que j'y songeai posément me parut impossiblement écrit par elle – la vérité me donna raison puisque c'est Dolly Parton qui l'a faite. Seulement, au moment de mon soupçon (c'était tard après avoir aimé et fredonné cet air toute ma jeunesse, une question qui m'est venue il y a deux ou trois ans), j'admettais qu'elle n'était pas de Houston parce qu'en toute vraisemblance, selon moi, elle ne pouvait avoir été écrite par une femme : trop de sagesse et de sacrifice même mièvres, les femmes n'aiment pas ainsi. J'en suis, je l'avoue, encore à me demander – je ne connais pas Parton – si c'est bien elle et elle seule qui a composé les paroles. N'importe : dans un même ordre d'idées, je ne fus pas étonné de découvrir, et pour les mêmes raisons, que le fameux « Nothing compares to you » attribué à Sinéad O'Connor et qui triompha sous son nom est en réalité un air de Prince dont la version originale, passée inaperçue en 1985, est pour moi, en dépit de ses effets datés bien moins artificielle que celle diffusée exclusivement par les médias. C'est, une fois encore à mon sens, une chanson qui ne peut pas avoir été écrite par une femme, parce qu'une femme ne sait atteindre qu'à la superficialité dans les regrets faux, tandis qu'un homme touche à de balourdes profondeurs dans le regret également faux. (On voit que là-dessus je me suis déjà trompé sur Parton, ce qui assurément réjouira mes détracteurs.) La nuance dont je tire cette conclusion est difficile à saisir en ce qu'elle tient d'une philologie aboutie à peu près hors de portée du Contemporain, raison pour laquelle de telles assertions, qu'on juge toujours des provocations alors que je n'y ai même pas le moindre intérêt personnel et pas la plus petite implication sentimentale (sait-on, d'ailleurs, s'il ne vaut pas mieux dire des choses fausses avec affectation plutôt qu'avec gravité ?), sont âprement contestées. Je vais tout de même compendieusement en fournir une explication, et c'est que les femmes ne s'attardent pas sur leur perte : elles sont trop préoccupées à les compenser en en admettant tôt la fatalité, et tout en particulier s'agissant d'hommes qui leur sont davantage des outils d'opportunité assez remplaçables parce qu'elles les conquièrent facilement (ce qui ne les empêche pas d'être éprises sincèrement pour autant que « sincèrement » chez le Contemporain signifie quelque chose). Les hommes, eux, se sentant moins d'espérances après un amour parti, ont davantage tendance à la plainte et au désir vain d'un recommencement : ils admettent un peu plus les femmes comme projets de perpétuité (ce qui ne les retient guère de multiplier ces buts) parce qu'ils en séduisent moins aisément. En-dehors de la façon dont j'entends que cette différence résulte d'un rapport au monde distinct – le scandale de cette dernière conception naîtra d'un article déjà écrit mais qui paraîtra ultérieurement – c'est à peu près tout ce qu'il faut comprendre pour cet article.

Le thème de la séparation sentimentale dans la chanson, qui m'intéresse assez peu parce qu'il ne concerne que des surfaces et ne relate que des mensonges – il n'est qu'une variété du litige ou du deuil, avec reproches infailliblement vulgaires ou culpabilités toujours (sur)jouées –, trouve pourtant en moi quelquefois un écho au moyen des connexions originales, indirectes et ramifiées qu'il propose ; je veux dire que ce n'est presque jamais le principal de la rupture qui m'intéresse, ni même tout à fait ses variations assez puériles en grande majorité et relatives à des volontés appliquées à réinterpréter un déjà-dit plutôt qu'à innover en réelles et spontanées observations, mais plutôt les pensées adjacentes rattachées moins volontairement et qui tendent à en révéler une teneur, sinon la nature, moins consciente que la seule relation d'un échec ou d'une fin ; c'étaient ainsi, chez Parton, l'idée d'une acceptation et même d'un encouragement...

(Je me dis à l'instant : issues d'une femme, ces mots relèvent probablement d'une façon de consolation, d'une feinte, d'un jeu plutôt su, elle ne « souhaite » pas vraiment l'amour pour son amant laissé, ou plutôt elle le souhaite parce que déjà elle ne ressent plus d'amour pour lui en dépit de sa prétention contraire (c'est une posture avantageuse, quand on est départi d'amour, de clamer que c'est par grandeur qu'on s'est résolu à quitter), elle croit ainsi le rassurer en le confortant dans sa décision de partir, ce qui est même peut-être une forme de perversité, si l'on y réfléchit, plutôt que de résignation généreuse, parce qu'ainsi inévitablement, en arborant les atours du sacrifice et de la sagesse, elle remet en question le départ de l'amant et, au moins un moment, le culpabilise, ce qui est beaucoup plus conforme à la féminité, bien qu'un tel calcul, si composé, soit devenu rare),

... et, dans le Prince, l'idée d'une déchéance.

La déprise est assurément une libération, le renouvellement d'un rendez-vous avec son intégrité, l'occasion d'une remise à plat de son identité avec soi-même, le moment d'une cure (de désintoxication) et d'un bilan (mental), même si, dans la réalité, une telle opportunité chez le Contemporain est presque aussitôt gâchée par un nouveau placement, réinvestissement hâtif, sur le marché des « contrats » de partenaires. On fait étalage des vanités de bonne conscience surtout paresseuse afin de se persuader que sa conduite est encore juste et n'a guère fait défaut qu'aux endroits où elle impliquait une difficulté qu'il conviendra à l'avenir de lever d'emblée – on ne connaît pas de rupture sentimentale ayant conduit à un changement de personnalité vers plus d'exigence personnelle, en général on s'est plutôt résolu à moins d'efforts à venir. Ce qui pourrait servir à instruire une bascule climatérique, quelque révolution intérieure, n'implique en fait pas de fondamentale réorientation de mentalité, tout au plus un infléchissement dans le sens déjà entrepris et pour plus d'« auto-protection » (c'est le prétexte à ne changer que pour son profit) : la rupture sentimentale est le passage où l'on s'engage surtout à rejeter désormais toute intrusion dans ses mœurs, où l'on se résout à annuler toute importunité aussitôt qu'elle se présentera et à se départir des influences extérieures sous couvert, forcément, d'« autonomie » et de « bonheur ». C'est ainsi que chez nous la rupture est endurcissement, dans les deux sens du terme : on prétend se rendre imperméable aux heurts, et l'on n'y parvient qu'en persévérant dans son style. J'en ai déjà longtemps parlé : on ne connaît pas une personne qu'un événement ait contraint à vraiment changer avec décision, fût-ce une maladie ou un décès – les prétendus changements ne furent toujours que la conséquence de pensées antérieurement intériorisées et inscrits dans un même ordre de réflexion (un « vrai changement » consisterait, au moins sur un sujet, en une différence de paradigme, en un revirement, une prise de conscience plutôt dirigée que subie, mais cela n'arrive jamais). Les gens suivent toujours les conseils qui arrangent leur confort et l'estime d'eux-mêmes ; ils ont le goût des effusions, et tirent souvent un grand plaisir à se surémouvoir : tout est fini peu de temps après, l'effondrement a laissé place à de nouveaux divertissements, à d'oublieux projets. L'homme est fondamentalement l'interprète des normes à l'imitation desquelles on le propose, auxquelles sa faible capacité intellectuelle ne lui permet pas seulement d'imaginer d'alternative...

Oui, mais qu'adviendrait-il si le terme d'un couple impliquait chez le parti disons le plus faible, le moins complet, chez l'adulateur du maître (on parle bien d'une maîtresse : j'écris ici sans présomption de genre, à la forme neutre), le sentiment persistant à la fois de libération, puisque la rupture introduit une période de « détente » ou de moindre exigence durant laquelle, sous divers prétextes comme la peine, le sujet gagne en facilité et reçoit maints encouragements à ces abandonnements, et de dégénérescence voire de reniement, puisqu'il faut bien que, si peu après, avec le reste de conscience honnête qui nécessairement colore encore sa pensée, le sujet s'aperçoive qu'il ne peut plus tant aspirer à une élévation, ce dont il avait pris l'habitude grâce à son partenaire ? Ce couple, déséquilibré (et certes improbable à notre époque), eût été de ceux qui s'efforcent à s'inciter mutuellement au summum de leur faculté, et il faut toujours en telles escalades que l'initiative et l'expertise tirent leur origine et leur force un peu plus de l'un que de l'autre : la séparation alors, c'est, pour celui ou celle qui était le plus souvent à l'arrière, la disparition affolante de la corde de sécurité. Quand une aliénation vers la bêtise normale induit, avec le souvenir encore vif des hauteurs, l'impression de déchéance, on rencontre logiquement la sensation d'un état double de confusion et de malaise, le paradoxe de qui est en même temps soulagé et anéanti, soulagé par l'appel du confort où réside la plus immédiate des satisfactions et qui fait l'impression du retour bienfaisant à l'enfance, anéanti par la mémoire du vertigineux Effort où se situe, encore et un certain temps, la fierté du devoir d'Accomplissement personnel et supérieur. C'est bien la situation chantée par Prince en laquelle on revit au sens vulgaire, on recouvre ses attributs ordinaires, joie banale, composition solidaire, partage cosmopolite de soi, on joue en indolence réconfortante, on s'amuse, on se divertit de nouveau, on se resociabilise parmi ceux qu'on s'était défendu de côtoyer pour ne pas se dédaigner, on se recontamine aux plaisirs élémentaires sans lesquels tout est forcément une culpabilité, mais également on perçoit cette évanescence comme l'exact abrutissement auquel, du temps du couple, on s'était promis de ne pas succomber, on se méprise de cette trivialité qui nous éloigne de nous-même et nous fait un péché de notre anéantissement, de cet enivrement qui n'a pas tout à fait cessé de paraître une beuverie, un inadmissible gâchis de travail et d'esprit, une variété de naufrage et de mort, de sorte qu'on erre en se voyant agir, agissant pour l'action en contraste flagrant avec l'époque révolue, sauf en brûlants vestiges fumant encore comme des encens, de « l'art pour l'art », mais agissant avec si peu d'effet sur le monde et sur soi qu'on fuit presque davantage les penchants auxquels on se voit adhérer qu'on ne les exprime pleinement ; ainsi, on se retient, le geste délié nécessitant le répit de la honte, et tout bonheur, toute béatitude, toute plongée claire-obscure en cet anonymat du faire des gens, semble en loin une faute, une fuite, un oubli, une trahison à soi-même, une duplicité, auxquels le temps seul, en éloignant l'objet perdu hors de soi-même, peut suppléer par la mauvaise mémoire ou par la mauvaise foi.

C'est, par analogie, toute la dialectique circonstanciée du mentor vraiment supérieur qui répudie ou qu'on abandonne : le disciple a appris à voir le monde à travers des valeurs, c'est le prisme au travers duquel il a fondé sa morale et son estime, alors comment redevenir un homme en-deçà de son ancien Homme ? – vaste et belle question soulevée par Nietzsche en son difficile Zarathoustra placé du point de vue du maître qui récuse même la dépendance des disciples. Un esprit faible dont la résilience ne serait, comme c'est souvent le cas, qu'une transaction ou qu'un effacement devrait se contenter d'être moindre, se résoudre au reliquat, s'abîmer au bain tiède et mou des mesures et compromissions de normalité, et ne garder de cet épisode de vie suprême qu'un souvenir... déformé, adultéré, falsifié, converti – par nécessité du besoin de se trouver toujours égal ou meilleur, toujours sur quelque rocher, confondant volontiers la plate-forme d'un jeu et le pic de la falaise. C'est pourquoi je ne me fais pas d'illusion : ceux qui adhèreront à ma « doctrine » et la quitteront quelle qu'en soit la raison finiront par devoir m'avilir, me haïr ou m'oublier après une période de flottement au sein des ombres réconfortantes qu'il leur faudra apprendre à réincorporer. Les ombres sont cohésives, leurs incitations agréables : cet agrément leur fait une raison, et elles argueront d'emprisonnement et de propagande pour démontrer que l'art était trop une douleur et une emprise, et, comme elles font une consolation et d'insidieuses persuasions, leur nombre équivalant soudain à une sagesse pour l'esprit désorienté en quête de soulagements, alors on s'oublie soi-même et l'on redevient l'autre, et cet autre est content parce qu'en lui ressemblant on l'approuve et le confirme (une foule est toujours la quantité incertaine qui attend fébrilement sa justification par de supplémentaires adhésions), ce leur est un geste de « sympathie » qui rassure. J'imagine qu'on peut ensuite se dire qu'en marchant dorénavant son propre pas de son côté, à sa manière moins rigoureuse et à sa cadence plus tranquille, on peut égaler le maître « là où il n'a pas raison » : mieux vaut alors que le maître ait cessé son office, soit mort ou inaccessible, ou bien qu'il ne fasse que retourner les mêmes préceptes que son ex-compagnon croit, par quelque excuse expédiée, avoir déjà réfutés. C'est la consolation du banni que l'ancien territoire, tout compte fait, était « défectueux » : on ne regarde plus ce morceau de roc qu'en retournant contre lui de le trouver si isolé et cassé ; on oublie que c'est le propre des lames d'être ponctuelles et tranchantes, que c'est précisément à ces attributs qu'on reconnaît par ici tout ce qui se dresse et distingue. Autrement, il faudrait, pour le revenu-aux-foules, faute de ce calme et ordinaire reniement, après la séparation : la disparition.

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