Barbare - making of
Robert Howard, l'auteur notamment de Conan dont on fit plusieurs films que j'ignore (et qui n'ont l'air, à vrai dire, que de superficialités assez puériles), est probablement l'un de ceux dont le génie, pendant sa vie et même après sa mort, n'a, à mon avis, jamais été reconnu à sa juste valeur.
Certes, on n'ignore plus les aventures de son héros barbare qui connut, après le suicide de son créateur (à 30 ans en 1936 : la vie est décidément devenue une désespérance vers cette époque pour tous les grands écrivains) un immense succès ; cependant, je prétends que ce triomphe, que lui vouèrent pour l'essentiel une marée abondante d'adolescents immatures, ne lui vint pas d'un public qui reconnut foncièrement ses qualités véritables, mais plutôt de lecteurs qui trouvèrent en ses ouvrages le seul plaisir du divertissement. Il y a certes du défoulement dans Conan au même titre que dans James Bond, mais Conan est de loin l'au-delà de l'agent secret, une figure symbolique et refoulée, et, j'ose le dire sans pédanterie, une sorte d'incarnation de surhomme nietzschéen.
Et tout d'abord, chacun reconnaîtra à le lire que Howard, à l'instar par exemple de Tolkien, n'est pas du tout un écrivain « pour enfants » : son style est magnifique, d'une ciselure d'orfèvre ; son univers, sans avoir le degré de précision maniaque du Seigneur des Anneaux, est cependant bien plus artistement coloré, c'est une gemme étrange et fascinante, hypnotique et sortilège – le lieu vaste et primordial d'une humanité antique et cosmopolite, aux territoires ignorés mais ségrégés par coutumes et par types raciaux, abondante de légendes cruelles, de magies anciennes, et abritant toutes sortes de mentalités et de rites étendus en des climats superbement variés –, et son « dessin », procédant par touches successives au lieu d'une lourde explication exhaustive et mythologique préambulaire, est une merveille de splendeurs composées, à quelques pas seulement des envoûtants poèmes fantastiques et byzantins de Clark Ashton Smith.
Ce style n'est pourtant pas difficile à lire : mais il est seulement travaillé, sans excès ni complaisance et pour le bonheur de contempler des êtres vraisemblables évoluant dans un monde crédible de subversion morale.
Nietzsche fut le premier, semble-t-il, à avoir senti – et il fallait pour cela toute la hauteur d'un homme capable de ne pas voir avec d'autres yeux que les siens, de ne pas percevoir ni s'exprimer avec le contentement petit et collectif des foules grégaires et convenue – ce que la tragédie antique renferme de délibérément brutal, cet épanchement pur de violences forcenées à travers, par exemple, les crimes les plus inconcevables et l'innocence la plus gratuitement avilie et bafouée. Mais le philosophe, au lieu d'en tirer une justification morale standardisée comme Aristote et bien d'autres avant lui – ce déchaînement, selon eux, servait à renseigner le peuple quant à ce qu'il « ne fallait pas faire » ; en leur proposant un spectacle atroce, on aurait voulu les édifier au moyen de la purgation de leurs passions mauvaises ou « catharsis », cette débauche imaginaire de mort et d'injustice servant soi-disant à se débarrasser du désir de sa réalisation (ce symbolisme efféminé de psychanalystes fut, pour le moins, un abus grossier dans toute notre histoire de la pensée, ainsi qu'une tendance veule dont nous payons encore le tribut de notre relative arriération éthique en ce qu'il constitue une déformation tout volontaire de la vérité au profit d'une vision plus « satisfaisante », « spirituelle » et « rassurante » de l'humanité ; ce « consensus » n'est de nos jours pensable et admis encore que par des universitaires théoriques et conservateurs, des gens plus amateurs d'abstractions plaisantes, précieuses et valorisantes que de vérité tangible, car qui, quelle infâme créature de l'esprit oserait prétendre sérieusement aujourd'hui que pour ne pas être tenté par un souhait il faut représenter exactement et tout concrètement cette envie, comme si la vue de l'eau pouvait avoir quelque effet pour atténuer la soif ?!) –, Nietzsche, disais-je, n'a pas craint de révéler crûment et sans vains scrupules qu'il y avait, dans la représentation aussi éclatante du mal satisfait : chez le dramaturge le désir de créer un état de choc captivant et troublant, chez le spectateur le goût de se réjouir d'une douleur d'autrui, satisfactions évidemment universelles et intrinsèques en l'homme, quoique sans doute point chrétiennement flatteuses, oubliées depuis qu'on interdit formellement aux petits enfants de jeter des cailloux aux oiseaux, et que le philosophe baptisa simplement, alors, de : « plaisir de la destruction ».
Or, c'est exactement ce plaisir qu'on distingue chez Howard, qu'il amplifie et sublime, cette jouissance décomplexée à la vue du sang, de la mort, du sexe et des victoires écrasantes dans des ambiances enivrantes de sueur et de feu, et le lecteur en tire d'autant plus de sauvage extase qu'il est, dans la contemplation de ces périls et de ces tourments, immortel, se gavant de ces scènes à l'abri d'être forcé, par quelque fin imprévue de lui-même, en en vivant pourtant impudiquement maints autres effets, de cesser de les regarder.
Et c'est là que réside, à mon sens, tout le génie insoupçonné de Howard : ce barbare est l'incarnation d'un certain parangon de modèle viril, il est l'avatar de tout ce que révère en le mâle anachronique la pulsion de puissance à l'état de plus ou moins grande somnolence ou retenue, il pousse – et c'est probablement en bonne part incompréhensible pour les femmes qui, en général, jugeront au mieux ce sentiment ridicule et primaire – à l'identification d'une certaine nature qui siège en toute entité masculine, nature qui voudrait la force physique qui résout tout, la frénésie inspirée par la colère, la vengeance et la seule passion des violences gratuites, la séduction – la subjugation même – de toutes les femmes parce qu'elles sont femmes et charnelles sans nul recours aux sophistications des afféteries subtiles, rien que le désir inexplicable inspiré par les corps et qui rendrait même irrecevable et comique toute allégation de viol, et puis la gloire, cette gloire enchanteresse, ce bain inqualifiable de triomphe, mêlé, en somme, de sang, de chair et d'or, et qui ne se définit toujours que comme un combat perpétuel de Vie, où rien n'est jamais longtemps acquis, où la faim intarissable des conquêtes oblige à abandonner de plein gré des positions avantageuses et confortables à seule fin que le privilège, plus tard, soit encore renouvelé, et qu'on en sentît dès à présent le frôlement grisant par la façon dont notre volonté tâche déjà irrémédiablement d'y accéder.
Le tout, en Conan, se distingue par un univers où toute horreur immanente ne rencontre, chez ce délire de fondement d'homme, qu'un rire immense et dérisoire, où la souffrance est une grandeur au même titre que la cicatrice nous est souvent une fierté, où les femmes ne servent que comme ascension et instruments de jouissances, où la mort est plus espérée que redoutée, où il importe surtout de mourir dans un jaillissement effréné de vigueur et de vitalité.
Tout cela, c'est Conan, où tout ce qui s'assimile au mal véritable, nécessairement, a trait au calcul, où tout ce qui est nuisible est premièrement politique, où tout ce qui a rapport au sorcier sert le complot et la machination, c'est-à-dire le contraire même de la satisfaction autonome et immédiate, autrement dit le pouvoir, l'intelligence, le paraître.
Dans Conan, la vie du barbare est une apothéose, et tous les événements qu'il rencontre et décide sont des apothéoses dans cette apothéose. Et tout revêt des dimensions mystérieuses et significatives au dormeur qui veille et qui, infiniment attentif ne serait-ce que pour survivre jusqu'au dernier moment de cette obscurité frissonnante qu'est l'existence (en tant même que l'existence est opposée à la vie au sens où London l'entendait par cette phrase : « La fonction de l'homme est de vivre et non d'exister »), observe le moindre pan du monde avec des yeux scrutateurs, éprouve extraordinairement l'univers qui défie sa vigilance et ses muscles, et déploie une luxuriance sensorielle dont il ressort, chaque seconde, plus jouisseur de l'instant présent que mille nous autres bien certains de la morne prolongation de leur existence.
Et cet être amoral, inculte, libéré, de pure vitalité humaine, n'aspirant sans vergogne ni frustration qu'à la puissance et à la satisfaction – et pourquoi une vergogne et une frustration, au juste ? il ne s'agit que d'exprimer, au fond, ce que nous sommes –, quelquefois je voudrais qu'on osât dire que c'est l'essentiel de l'homme, je voudrais qu'on réconciliât notre identité réelle avec cette vision véridique, pour ainsi dire, tapie si vivement en nous-même, je voudrais qu'on rattrapât le retard de milliers d'années imbéciles de civilisation superstitieuse et contre nature par l'échange – le retour – de ce surhomme qui veille au plus profond de toutes nos passions d'homme, pour qu'enfin l'on déclarât, à juste titre : voici notre mètre-étalon, notre essence et notre mesure, et ce dont il ne faut plus qu'on dévie si l'on veut que toute notre société soit enfin à l'image de ce que nous sommes.
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