"Avec aura" - making of
Expliquer ce poème me sera sans doute un peu pénible, parce qu'un reste de superstition me pousse à croire que parler d'une chose revient quelquefois à l'invoquer, et aussi parce que cette « chose » n'est pas d'une nature telle qu'on en discute avec agrément.
« Avec aura » est une allusion assez explicite à un type de migraine dont je suis victime depuis mon jeune âge. Le peu que j'en sais – ou crois savoir – se résume à ceci : on qualifie ces céphalées de « classiques » par opposition aux « communes » ; on ignore au juste ce qui les provoque – on suppose des facteurs très variés : température, luminosité, sommeil, alimentation... – ; leur atteinte se manifeste en premier lieu par des sortes de flashs persistants et clignotants qui demeurent longtemps dans le champ de vision ; et de nombreux symptômes, notamment sensoriels, se manifestent alors, la pathologie affectant, quoique de façon provisoire, certaines zones du cerveau.
Les crises ont tendance à devenir plus espacées avec l'âge – je n'en ai plus que tous les trois ou quatre mois. En ce qui me concerne, rien ne les guérit, et j'ai même tout à fait cessé de vouloir les soigner depuis que je me suis aperçu qu'un médicament à base de codéine que je prenais adolescent pour les prévenir avait tendance, au lieu de les atténuer, à en augmenter la fréquence. (Un de mes collègues, atteint quant à lui de migraines communes quotidiennes, a vu décroître considérablement la fréquence de ses maux aussitôt qu'il a suivi le conseil de ne plus suivre son traitement.)
Je n'aime guère poétiser la maladie ou le handicap – on sait, je crois, mon dégoût pour toutes les variétés mièvres et apprêtées de la compassion –, cependant cette affection a eu probablement sur la formation de mon esprit plus d'influence qu'on ne peut imaginer. C'est donc à dessein d'être entièrement sincère, ne serait-ce que vis-à-vis de moi-même, que j'ai tenu à placer ce poème dans un recueil qui me situe « à part » et qui prétend, par accumulation, réussir à me décrire au moins quelque peu.
Et je prétends en tout premier lieu que les migraines avec aura sont un extraordinaire moyen d'éprouver non seulement la fragilité du corps mais aussi la relativité des perceptions humaines.
Il est peut-être nécessaire de souffrir un peu pour mieux comprendre le sentiment qu'il y a d'être bien portant ; l'alternance de bonne et de mauvaise santé fait du moins un contraste qui aide à se réjouir quand on n'a que peu de peine. J'ai toujours – et c'est certainement aussi grâce à cela – un certain plaisir à être épuisé. Les coupures, les coups, les courbatures et toutes les blessures « extérieures » du corps m'inspirent bien plus de curiosité que d'affliction ; et j'ai même, aux migraines communes qui ne sont dues qu'à la fatigue ou à quelque excès oculaire, un ennui très atténué – longtemps même, je n'ai pris aucun médicament pour les faire passer, alors que celles-ci sont curables : la comparaison me faisait penser que j'avais tout lieu de les supporter, et presque – de m'en satisfaire.
Mais cet écart mesurable d'un corps normal et d'un corps affecté n'est pas ce qui m'a le plus appris – cette expérience étant en soi assez ordinaire si l'on considère ne serait-ce que les pathologies saisonnières qui nous dérangent tous avec plus ou moins d'intensité : mais bien davantage, ce sont les atteintes au sens et à l'esprit qui ont constitué, me concernant, les plus bouleversants et influents traumatismes.
Une migraine classique est une expérience fort déstabilisante : c'est que vous éprouvez des sensations qui n'ont aucune cause extérieure. Le « flash » en lui-même, ce clignotement très incommodant qui peut s'étendre jusqu'à un tiers du champ de vision, de fait n'existe pas dans la réalité ; pas davantage que les picotements des mains ou de la langue n'ont de cause effective, pas davantage que l'enserrement de vos tempes ou de vos yeux n'a de rapport avec une étreinte physique, pas davantage encore que les frissons à-demi spasmodiques ou les suées inexpliquées n'ont un lien avec la température ambiante. Or, je crois que de telles impressions, si fortes, de la relativité des perceptions ont quelque chose d'extrêmement troublant pour n'importe quel être humain. L'esprit ne comprend pas véritablement pourquoi le corps, qui n'a pourtant rien fait d'anormal, est si moribond qu'il ne peut se suffire à s'extirper d'une baignoire ou se force à vomir quatre ou cinq fois en une heure – et c'est sans parler encore des migraines exceptionnelles, aux symptômes particulièrement durs, comme celle qui me poignit pendant plus de douze heures, ou bien cette autre que j'eus en présence d'un médecin et qui me laissa tout à fait aveugle pendant une dizaine de minutes (je garde en mémoire l'atroce sensation, tandis que ce docteur me passait une lampe devant les yeux, d'écarquiller largement le regard, bien certain qu'il ne se pouvait pas que mes yeux fussent déjà ouverts). Ne serait-ce que voir ce qui n'est pas est en soi d'une angoisse affreuse, et ce phénomène est sans doute en partie cause que je reste fort ouvert à toute réalité alternative : vraiment, lorsque vous discernez des flashs disposés en figures plus ou moins géométriques sur tout ce que vous voyez, vous ne seriez pas fort étonné de distinguer, à d'autres moments, quelque fantôme de passage ou je ne sais quel phénomène impensable qui viendrait remplacer tout soudain ce en quoi vous avez toujours cru.
Ce sentiment d'irréalité et d'inconstance est évidemment renforcé par le fait que ces crises sont absolument imprévisibles : bien souvent – et je crois au moins une fois chaque jour –, il m'arrive de penser que j'espère ne pas avoir de migraine : cette inquiétude perpétuelle est telle qu'elle a fondé, je crois, une part importante de mon caractère de façon négative, je veux dire qu'à force de s'habituer à craindre pour soi et à tous moments, on finit par n'avoir à peu près plus peur de rien. En somme, j'ai tant pris de précautions, autrefois, pour empêcher ces crises, qu'aujourd'hui je m'en moque bien – une sorte de résignation fataliste a remplacé cette inutile débauche d'énergie à tâcher de comprendre et d'anticiper le mal. Je m'efforce juste de ne pas les provoquer, c'est-à-dire que j'évite notamment de perturber mon sommeil, raison pour laquelle on ne me voit guère devant des écrans après 21h.
Mais l'aspect le plus monstrueux de ces céphalées concerne les très puissants troubles de la mémoire que la maladie provoque à une certaine période de la crise. Je voudrais expliquer ce choc.
Je ne me suis jamais considéré comme beau, et je situe donc tout mon mérite dans mon esprit ; or, l'esprit s'effondre largement durant une partie de ces migraines. Le langage, notamment, disparaît par pans entiers – c'est au point qu'adolescent j'avais toujours à disposition un papier préparé où était inscrit que j'avais une migraine qui m'empêchait de parler ainsi que le numéro de téléphone où il fallait joindre mes parents de façon qu'ils viennent me chercher. Cette perte des mots est très étrange et erratique, et mes efforts alors n'ont que peu d'effets sur la façon dont je parviens ou non à formuler mes phrases : tout ce qui est ordinairement automatique dans l'enchaînement de la phonétique et de la syntaxe devient péniblement conscient ; des mots sans rapport se confondent ; je bégaye bizarrement ; j'essaie de trouver des synonymes, et ce sont parfois les plus compliqués qui me reviennent, sans explication.
Ce symptôme s'accompagne d'un oubli plus ou moins grave des choses – je fais alors répéter beaucoup, tout en sachant que j'ai déjà posé la question, parce que je ne parviens pas à mémoriser deux informations simultanées de la réponse fournie (par exemple mon esprit a voulu retenir le mot que j'avais oublié, mais il n'a pas conservé la teneur de la réponse). Ce handicap est éprouvant et affreusement ridiculisant : vous vous sentez débile et, bien souvent, vous cessez tout bonnement de parler pour éviter de montrer que vous ne comprenez rien ; cependant, à la différence de nombreux patients atteints de maladies graves de la mémoire, vous savez que vous êtes débile. Et songez combien, chez quelqu'un qui tient particulièrement aux ressources de son esprit, cette extinction des facultés à quelque chose d'humiliant et de désespérant ! C'est qu'il faudrait s'imaginer ce qui advient d'un homme qui, se sachant oublier l'un après l'autre les termes qui servent à désigner les choses, s'efforce, dans un effort abominable, de se répéter en boucle et pendant de longues minutes les noms de sa femme, de ses filles et le sien pour ne pas se sentir totalement disparaître !
C'est cela que racontent les derniers vers du poème peut-être un peu trop mystérieux, quoique rigoureusement exacts, pour le profane de ces curieuses pathologies. J'espère l'avoir quelque peu instruit – et mon pied à son derrière s'il a éprouvé, à un moment ou un autre et à mon égard, la plus petite pitié ! Vermine catholique, va !
J'avais promis, dans une seconde partie, d'expliquer techniquement les problèmes liés à la « chute », à la ponctuation ainsi qu'au titre des poèmes. J'y viens donc, successivement.
Vous l'avez sans doute remarqué, rien de plus médiocre qu'un poème qui finit en produisant un sentiment de faiblesse ou « d'inachevé ». Assurément, un poète qui terminerait une vaste épopée par une rime en « amour/toujours » me laisserait déçu et plus ou moins affligé – mais n'ai-je pas dit que j'étais extraordinairement snob ? N'empêche, chacun sent combien, pour n'importe quelle œuvre, – ou même pour toute situation de communication – il est nécessaire d'arranger le sentiment sur lequel on laisse son « audience » (à ce sujet, j'ai toujours tendance à quitter les gens trop tôt si j'ai le loisir d'y songer rien qu'un peu ; je me dis alors que si je pars de façon un peu anticipée par rapport à l'usage, cela vaut bien mieux que de rester au point de m'être rendu insupportable sans le savoir, et, dans le doute, je préfère donc me retirer, quitte à être bientôt invité de nouveau. Cela, pour illustrer ce qu'on pourrait appeler : savoir laisser une bonne impression). C'est pourquoi il me paraît indispensable de ne pas négliger la fin d'un poème.
D'une façon générale, voici, maintenant que j'y réfléchis, à peu près la structure de mes sonnets – mais je n'y pense jamais en termes si conscients au moment d'écrire, ce n'est pas un « truc » systématique, je sens cela :
- Je commence par intriguer le lecteur au moment où celui-ci s'efforce de comprendre le sujet du poème. Il s'agit, en termes clairs, de lui procurer un sentiment de curiosité qui ne doit pas être lié à l'obscurité du texte, mais à l'effet des idées.
- Puis j'explique. Dès le second quatrain, je développe la pensée du poème, j'entre dans le fond du sujet, je donne à sentir la particularité du thème.
- Enfin, j'arrive peu à peu au point d'intensité du poème qui atteint un certain degré de sensation ou de réflexion troublante, révoltant ou curieux pour certains comme un paradoxe. C'est sur cette « force » que j'aime terminer, et il faut pour cela des vers frappants, des vers qui cognent comme des marteaux, qui étonnent et qui subjuguent. On y doit forger dans ce but un mélange d'idées profondes et d'émotions imparables.
Dois-je ajouter qu'à défaut de ce sentiment puissant, conçu d'avance ou bien constaté in fine, le poème ne me semble pas tout à fait réussi. Et faut-il encore écrire que cet effet réclame – un travail absolument colossal ?
La ponctuation est un autre point essentiel du genre poétique en ce qu'un poème est généralement court et doit donc utiliser tous les outils de la langue pour produire son effet. Personnellement, je relis toujours plusieurs fois mes poèmes en me concentrant exclusivement sur la ponctuation.
La première chose à dire là-dessus est qu'on peut ne pas ponctuer du tout un poème – à peu près au même titre qu'on peut ne pas y faire de rimes, ou bien négliger de présenter des vers, ou encore être quasiment incompréhensible etc. On aura alors, en tant qu'auteur, le joyeux prétexte de laisser le lecteur prononcer comme il veut, entendre ce qu'il veut, aimer ou ne pas aimer comme il veut...
Ce n'est pas du tout ma conception de la poésie ni de la littérature en général.
Si vous voulez vraiment écrire, alors je pense que vous devriez commencer par vous concentrer sur la façon plus ou moins efficace de transmettre les figures de votre imagination. Or, la ponctuation est un outil pratique que vous auriez tort, à mon avis, de négliger : elle véhicule des émotions (exclamation, suspension...), indique l'enchaînement des phrases et explicite par conséquent leur « flux » (virgule ; point-virgule ; point...) et peut clarifier des rapports de sens voire modifier la signification d'un segment (les deux-points expriment généralement un rapport de causalité, les tirets « d'encadrement » un passage secondaire mais considéré comme indispensable, les parenthèses un passage jugé éventuel voire superflu...). Toutes ces nuances – que je n'ai pas précisées avec une rigoureuse science (par souci d'économie sans doute et parce que l'explicitation nécessiterait de s'appesantir sur des emplois contestés) – révèlent en tous cas le soin de l'auteur à parachever son œuvre, à y figurer des subtilités supplémentaires qui témoignent de son désir d'exacte transmission. C'est, dans la réussite de cet effort, comme on l'a compris, que j'estime à peu près le degré de finition d'une œuvre d'art.
J'insère ici l'affirmation indispensable qu'on n'est évidemment pas forcé d'achever tous les vers d'un poème par un signe de ponctuation, et qu'il serait très maladroit de les terminer assez systématiquement par des points d'exclamation comme si on devait hurler le poème à tout bout de champ. Mais le point « apaise », comme au vers 4 de mon poème où l'on devine une attente ; et l'exclamation « remue » au contraire, comme au vers 5 où le plus grand désespoir succède au doute. Et il n'est, bien sûr, nullement nécessaire de faire compliqué ; seulement, combien d'hésitations entre, par exemple, la virgule, le point, ou le point-virgule ! C'est que, les amis, ça ne se lit pas pareil : et comment l'auteur lit-il, lui – quand bien même il affirmerait qu'on peut lire « comme on veut » ?
Le problème du titre est une autre « épine majestueuse » qui peut exiger une longue réflexion, voire une certaine torture. Je n'y suis pas du tout expert, et j'admets avoir de grandes difficultés à trouver en général le titre de mes textes en prose – ce m'est un peu plus facile pour la poésie, probablement parce que mes poèmes sont courts et que leur richesse thématique est un peu moindre que des dizaines de pages de livre.
Je ne préconise pas de grands titres énigmatiques, comme on l'a peut-être remarqué : selon moi, c'est pédant, et cela place l'attente – ou l'agacement – si haut que le lecteur risque fort de s'en trouver énervé ou déçu. Non, je crois que pour un poème il s'agit surtout de faire reconnaître aisément la pièce au sein du recueil, de façon que le titre évoque immédiatement le souvenir du texte. Les formules alambiquées, à mon avis, sont donc à proscrire, ainsi que toutes les appellations abstraites qui ne laissent pas dans l'esprit une marque assez nette.
J'ai bien conscience ici d'être encore un peu flou : c'est que je me contente de dire ce qu'il ne faut pas faire ; c'est trop facile, sans doute, et cela n'aide guère celui qui voudrait savoir comment faire. Certes, je dois essayer de faire mieux, si je veux être vraiment utile.
Donc, une anecdote, un exemple et une idée. Suite à l'écriture d'une nouvelle (nouvelle placée depuis dans mon recueil « Anomalies de l'Espace et du Temps »), j'avais initialement choisi pour titre : « Disparitions ». Chez certains – et chez moi rarement –, le titre est presque immédiat ; dès le commencement de l'écriture l'auteur sait comment il appellera son texte (bien avant d'avoir fini le premier quatrain du poème que suis en train d'achever, je savais qu'il s'intitulerait : « Barbare ») ; mais pour la nouvelle dont il s'agit, je n'avais rien de définitif – il me fallait seulement nommer provisoirement cette œuvre pour l'enregistrer sur mon ordinateur.
« Disparitions » est un titre assez nul. Je tardai un peu à m'en apercevoir : mais c'est flou, vague, général ; ça s'adapte pauvrement à des milliers de textes et ça ne se retient pas, résumant sans aucune inspiration le thème du texte. Ça conviendrait peut-être assez bien pour un sujet de thèse ; mais c'est plutôt atroce – n'est-ce pas ? – pour un récit de fiction.
Placé dans une impasse, je formai alors l'idée d'aller chercher dans le texte toutes les expressions originales et mémorables que j'y avais placées. Je tombai encore sur de nombreuses trouvailles heureuses mais malheureusement intangibles, avant d'arriver enfin là-dessus : « Cravate rouge ».
« Cravate rouge » est, à mon avis, le meilleur titre que j'ai jamais trouvé pour une nouvelle. La présence de cet accessoire dans le récit est certes assez symbolique et peut suffire à représenter la nouvelle en général, mais même s'il s'agissait d'une anecdote tout secondaire et inutile, le titre resterait bon, accrocheur, efficace. On se souvient d'une cravate rouge parce qu'on se représente concrètement l'objet et parce que celui-ci laisse une trace bien nette dans la mémoire.
J'ai, par hasard, à côté de moi un livre intitulé : « La Pierre au mercier » : titre mauvais à mon avis, parce qu'une pierre ne signifie rien à l'imagination (Un caillou ? Un galet ? Un bijou ? Un rocher ? Un roc ?) et parce que j'ai la conviction qu'une personne sur quatre n'a pas une idée bien sûre de ce qu'est le travail du mercier. Voilà pourquoi c'est un titre qui s'oublie presque aussitôt qu'on le lit.
J'ajoute là – et peut-être par consolation pour ce pauvre Maurice Bouchet – que l'auteur publié ne choisit plus lui-même, en général, le titre de son ouvrage, et que c'est l'éditeur qui, de nos jours, le lui impose le plus souvent.
Je vous abandonne, mes amis, non sans anticiper que la leçon prochaine sera destinée à vous faire mieux comprendre ma vision des relectures comme atténuation acoustique du bruit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top