Autoportrait - making of

Comme je suis Tension ! comme la Douleur m'habite ! Ô combien incompréhensible je suis à notre époque de longue paresse et d'irresponsabilité lourde ! Mes repos sont les travaux de la plupart, au point que je leur incarne plus qu'un individu : une autre race. Il n'y a plus rien que d'extérieur par quoi je ressemble encore aux humains d'aujourd'hui. À défaut de monstre, je suis alien ; à défaut d'alien, paria. N'importe que j'en sois fier ou meurtri : cette considération ne vaut rien, elle ne sert qu'à « classer » par caricature et par morale apprêtée c'est-à-dire par convention, et je la néglige, car elle est d'un être de ce temps auquel je n'appartiens plus, traitant de sentiments, de subjectivité pathétique ; or, j'ai cessé d'être comme tous une humeur atteinte. Il faudrait entendre, à l'intérieur de mon mépris, la façon dont ce regard ne blâme même pas, et qu'il ne s'y mêle nulle rancune ou haine, de sorte que même s'agissant du mépris, je suis par trop disparate pour être compris : je méprise sans émotion, avec un cerveau de statue, ou, si l'on préfère, avec un cœur de pierre dont je ne puis être mécontent, m'étant taillé ce cœur, moi, au lieu de le subir !

Je juge. Ô idéal humain ! dépris de tout et qui, à force d'étude et de volonté, s'est aliéné presque tout préjugé jusqu'à renaître de lui-même, jusqu'à s'engendrer sui generis, jusqu'à s'autoféconder du peu qu'il fut ; un extraordinaire recommencement ! Tous les atermoiements compassés me paraissent des vestiges préhistoriques, des résistances à grandir, des scléroses de capacités. L'homme mérite mieux, au présent comme au futur, que des passions réglées. Ne pas ranger et éteindre son existence dans le marasme des états, avec tous les instincts coupables, les bontés vantées, les réflexes de défense, la grégarité rassurante... du côté de la bête. Or, tout ce qui relève de l'homme, justement, de l'homme discriminé de tout le reste, de l'homme en propre et débarrassé de ses scories impures, s'est fondé sur un mouvement contraire, toujours. Dans son évolution, l'homme se redresse bien avant que de se pencher sur plus petit que soi et de compatir aux insectes qu'il écrase négligemment.

Tout ce qui est humain strictement est un jugement haut et un regard loin.

Tout ce qui est bête s'apparente aux affects normaux et à la multitude.

Le ricanement typique, la morsure immédiate des sots, je le perçois d'ici, déjà, et j'y réponds : qui a dit que je ne tolèrerais pas d'être piétiné... par plus grand que moi ? J'ai sans doute quelque chose comme l'orgueil de ma race – c'est inévitable sans doute ; ça ne signifie pourtant pas encore que j'ai l'orgueil de ma personne, ou que je n'aurais pas celui, au sein de ma race, d'admirer la domination d'une personne plus puissante que moi. Et c'est bien vrai, je me moque d'être exterminé à condition que ce soit par un individu plus apte que moi à la lutte, et non par un vulgaire troupeau. Ainsi retombe tout essai de relativisme culpabilisant ; une fois de plus, vos piètres idées et vos hargnes « passent à côté ».

Pour autant, n'ayant guère à qui me comparer, ce n'est pas sans questionnement que je marche dans la vie aussi roide et livide qu'un spectre austère. Mais j'avance parmi des agitations insensées et significativement immobiles et bruyantes, des vanités et des inconsciences, de pures et aveugles satisfactions ! J'avance inflexiblement par l'esprit – le corps, c'est pour les bêtes, il en faut juste assez pour pouvoir penser sans entrave physiologique. Désormais, ma machine ne peut plus s'empêcher de tourner – c'est trop tard et je ne le regrette pas –, son inertie l'emporte, un arrêt et la voici qui souffre : elle est un inexorable destin en travail. Sans œuvre, c'est-à-dire mue par l'action commune – alimentation, apport de ressources, divertissement, sociabilités –, elle se verrait morte. Elle a besoin de ce tourment permanent qu'elle s'inflige ; sans même besoin de comparaison, autrement elle croirait s'éteindre, seule, de l'inaction ordinaire, n'aspirant qu'à la vie qui est un élan et une vitesse vers l'inconnu douloureux de ce que je n'est pas encore.

Accueillir tout, même le massacre, avec appétit.

C'est le goût insatiable de la vie, de tout ce qu'il y a de nouveau et d'inexploré dans la vie, qui met en branle, continûment, ma pensée. Curiosité ou folie ? Élogieuse poussée ou blâmable tendance ? C'est sans importance : c'est tout ce par quoi j'existe, je ne connais pas d'autre étalon de la vie.

Je me suis même aperçu, quand j'arrête de penser, quand par exemple je suis forcé de patienter quelque part sans objet, que j'encours grand risque de migraines terribles. Il paraît que c'est le contraire qui est normal : comme je plains la normalité ! N'empêche, c'est ainsi que je suis somatiquement : qu'y puis-je ? me faut-il être mal, malade, pour viser « l'avantage » de ressembler à la norme ?

Je me moque de tout, rien ne me touche – ce qui touche m'est suspect. En relation, je trouve que chacun se fédère et s'encourage au primitif sensible, à la compassion aveugle, au ridicule des culpabilisations antiques : on rejoint si rapidement la mesure commune alors, on en est tenté au point d'y trouver immédiatement du réconfort et du plaisir ; c'est parce que c'est naturel et facile – du plaisir pour créature indifférenciée. Comme il est agréable de se faire ainsi réconforter dans une grotte chaleureuse ! Mais je suis incapable, moi, d'oublier plus d'un court instant le ciel et le vent : sitôt que je sens les marasmes d'une proximité et la présence d'une ombre, j'ai un mouvement de refus acquis qui, salubrement, rejette et éloigne.

Je ne tolère que la haute clarté qui blesse et l'air puissant qui bat ; je ne m'épanouis que dans la peine. Il n'y a que la peine qui, si elle n'est pas un artifice et une excuse, rend fort. Je mourrai le dos dressé de l'effort qu'il m'a fallu déployer d'avoir perpétuellement cherché, rencontré et traversé la peine.

C'est en ce moment même que je songe à tout ce qu'on a arraché à l'enfant vaguéal que j'étais, à tout ce dont il s'est extirpé par la force (Mais laquelle ? D'où est-elle venue, cette force ? En suis-je seulement responsable ? C'est ce que j'ignore.). Toute l'énergie qu'on déploie à ne pas s'abandonner, à ne pas se laisser aller, faire, penser, c'est là exactement et uniquement la part de l'individu : ne pas être miscible est la propriété essentielle de celui dont valent les adhésions parce qu'il est capable de sécession. Il garde en toutes circonstances le contrôle de sa gravité, de ses attractions ; il sait fuir, se désagréger, et comme l'expérience seule démontre le fait humain, le précédent de la solitude est la condition de la reconnaissance de l'individu.

Qui n'a jamais été délibérément seul n'est pas un homme.

Qui n'a pas marché longtemps ainsi sans crainte des vides que lui rend l'absence d'écho de tous ceux qui se sont détournés de lui n'est pas encore grand ni dignifié ni purifié.

J'ai marché déjà plus loin que la grande foule des vieillards de mon temps. Je le vois à la féminité de leurs dos qu'ils courbent au moindre danger, au moindre risque : ce sont dos que nulle fermeté, nulle adversité, n'a apprêtés ni endurcis. Depuis longtemps, et sans doute depuis toujours ou presque, ils ont cessé d'être faits pour la marche ; ils ont seulement été à l'abri du grand ciel et des vent forts.

Je devine à présent qu'espérer être suivi, c'est s'arrêter pour regarder en arrière et, sans doute, prendre à cette pause une variété de plaisir animal qui fera, à la longue et peut-être pour toujours, reculer le moment de reprendre la marche. Ceux qui sont assis, en dépit de leur posture et de leurs plaintes, appellent mais n'ont pas besoin d'être relevés, ils n'en ont pas envie, ils refusent de se savoir si bas. Ils ne tentent pas de faire un pas en vérité, mais ils veulent que vous vous couchiez avec eux : c'est tout l'effort dont ils sont capables, et rien de plus. On perd de la distance à rester ici ; il est assez inutile d'insister pour leur montrer qu'ils sont immobiles, et rien ne sert de leur en vouloir. Mais il faut partir aussitôt qu'ils feignent de ne pas vous entendre.

Ignorer ceux qui sont en-dessous, qui ne seront jamais des amis, n'étant pas taillés pour marcher. Qu'ils reposent comme les morts : la mort, moi, ne m'appartient pas encore.

Je m'empanache de mon égoïsme, c'est vrai, mais d'une façon qu'on n'entendra point. Je n'ai besoin ni que vous soyez ni que vous ne soyez rien. Voilà.

Je suis.

Je marche.

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