Assez - making of
L'émulation me mène, je l'ai souvent déclaré : j'aime la difficulté supérieure, les délais limités, les concurrences littéraires, toutes occasions d'admiration et de rivalité, à condition que ces contraintes soient pures de mondanité et de pose. Je ne saurais conserver ma cohérence, et particulièrement une cohérence aussi exposée que dans mes articles, si je me démentais en actes sitôt que je suis invité, pour autant que je ne nourrisse pas de projet plus urgent, plus personnel, plus intéressant ou plus délicat, à écrire sur des sujets susceptibles de défier mon obstination. J'ai au surplus l'orgueil de m'efforcer de répondre aux sollicitations quand on me les adresse de façon directe, comme autant d'opportunités que la fortune me tend et que je pourrais regretter d'avoir déclinées, comme si, les appels étant rares, une négligence pouvait prêter à conséquence ou constituer une indignité de mes efforts, comme si le renoncement à une gageure pouvait me constituer une déception et un trouble, comme si, enfin, j'appartenais – et c'est possible – à ces naïfs ou ces vicieux qui, flattés excessivement qu'on s'intéresse à eux, renoncent difficilement à rendre service ou à prouver de quoi ils sont capables. Alors, si je dispose d'un petit espace de temps, je me plie à ce labeur suggéré entre deux œuvres, y concentrant quelque brutale tension d'énergie dont je m'opprime la conscience, peut-être avec une contention plus vive encore parce que cette activité est facultative et qu'il faut que je l'expédie sans incurie mais avec un regain de faculté explosive et un acharnement qui, en la fenêtre restreinte que je consens d'y consacrer, m'occupe l'esprit et m'agace la patience, et je livre mon travail en un délai très court qu'un jugement extérieur estimera miraculeux et même louche, et mon empressement à remettre ma copie, faisant croire à ma facilité, souvent plaidera en ma défaveur, car j'aurai l'air de m'être débarrassé de manière dédaigneuse et snobe, et, dans la précipitation à fixer un « devoir fait » et dans mon sentiment effectif d'avoir à rattraper à présent des retards sur des tâches d'écriture ou privées, non sans traduire l'impression dure et froide que j'ai accompli ma mission et que je ne demande qu'à me retirer de toute forme de sympathie. C'est peut-être, pour autant que j'y pense, non tant un mépris pour des actions effectuées et passées auxquelles il me paraît inutile de revenir, qu'une variété paradoxale de modestie et d'obligeance, non seulement parce que je devine que mon écrit rendu est d'un aboutissement qui peut suffire à vanter l'initiative de la proposition qui en est à l'origine, et je ne veux point alors, par des épanchements d'explication ou de satisfaction, témoigner de mon sentiment de succès, mais aussi parce que, soucieux de ne pas influencer le jugement sur mon texte, je suis presque à tâcher de déplaire par ma personne, curieuse et logique méthode pour à la fois permettre et inciter mon correspondant à l'ingratitude – ce qui donne lieu à cette apparence de désintérêt et d'orgueil où je n'ai pas même l'air content de ma production et où je donne l'illusion de faible attention accordée à un travail mineur. J'agis semblablement d'ailleurs avec les éditeurs que je ne ménage jamais, à qui par lettres je reproche plus durement et lapidairement qu'à n'importe qui leurs délais, leurs silences et leur manque de professionnalisme, et plus généralement je n'exprime point de complaisances en m'adressant à ceux justement dont je dépends le plus, comme si je tenais à leur faire plus mauvais effet qu'à mon naturel, quoique me sachant alors désavantagé dans ce jeu de parade élémentaire où il ne sera pas difficile à mes rivaux de poser en obséquiosités et en flagorneries qui plaisent tant et qui me laisseront d'office recalé, comme inapte à ces considérations, comme insociable, aigri, grincheux, malséant, rétif et déplacé dans un cadre où il est bienvenu d'entamer des relations durables sur des agréments immédiats, sur des chaleurs jouées paraissant d'emblée des preuves de correspondance. Bizarrement, je veux déplaire, du moins ne pas plaire, parce que seul mon travail doit compter, et même ne suis-je pas loin de sentir que l'excellence de mon travail doit excuser, pour un juge sagace, cette âpreté de mon abord (je sais que c'est inutile et même que cela me dessert, mais croit-on que, sans l'ignorer, je le fasse exprès ? Ce me sont une élégance et une éthique de gentleman ancrées, une logique d'intégrité si puissante et irrévocable qu'au même titre il ne vous viendrait pas à l'idée de cracher au visage de quelqu'un, même si on vous y enjoignait, pour manifester votre gentillesse). Je suis décidément incapable d'exposer mes mérites, de faire de la « publicité », je suis mauvais en « placement de produit », et j'aurais même, s'il me venait l'envie d'en faire, le sentiment que c'est plutôt par compensation parce que je saurais mon écrit défaillant et de moindre valeur, en sorte que je ne puis m'empêcher de m'interroger si ce n'est pas l'usage commun de faire bonne présentation en raison justement des doutes qu'on éprouve sur la qualité d'une réalisation : c'est qu'on n'a, en effet, autrement aucun motif de vanter un article qu'on sait parfait.
Je consultai donc le sujet de ces « Exercices de style sadiques » qui promettaient, pour mon grand intérêt, quelque défi littéraire et un peu de douleur, ce Lycomede organisateur s'étant même quelquefois montré un dérisoire railleur, et il y avait ce : « Pas de sujets » qui consistait à écrire un texte sans personnage ni quoi que ce soit qui, par une conscience, puisse constituer un personnage. C'est ainsi en-dehors du temps que j'accorde à l'écriture que j'y songeai – temps surnuméraires où je puis me séparer l'esprit, le scinder, tout en vaquant à quelque formalité, de façon à lointainement réfléchir à une conception, temps des repas, du sommeil, des moindres interstices ou l'activité ne nécessite pas un cerveau rassemblé, temps de ma profession même que je puis mener assez facilement sans m'abstenir de penser à autre chose, puis, à toute minute ainsi rendue disponible, j'écrivis sur l'idée qui m'était venue et que j'avais murie de la sorte : un sonnet bien sûr, parce qu'en cette période assez chargée je n'augurai pas de trouver la durée nécessaire à la rédaction d'un texte plus long, et un sonnet instruisant la disparition de tout, la déconstruction du monde et de l'univers, la fin et l'oubli, précisément, de toute forme de sujet, sorte de chaogonie ou de léthogonie où toutes lois physiques, spirituelles, historiques et des sens seraient rasées, et, même sans colère ni émoi, annihilées de a à z ou plutôt de z à a.
La veille au matin, je consultais les instructions du sujet ; le lendemain soir, je rendais ma copie. J'aurais pu attendre quelques jours pour m'assurer de l'exactitude de mon travail et ne pas donner à croire que j'avais écrit à toute vitesse, c'est ce que je refusai de faire, car quant à l'exactitude je m'en étais déjà assuré, et pour la réactivité j'avais plus de satisfaction à donner à voir ma faculté à écrire en tenant des délais presque impossibles – mon texte étant bel et bien parachevé, relu maintes fois et accompli à un niveau de détail dont l'hermétisme est plutôt un accident de ces sortes de condensations extrêmement retravaillées qu'une intention de mystère ou d'épate, ce qu'une analyse un peu attentive ou méticuleuse, et impartiale, parvient, je crois, sans trop de peine à éclairer.
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