Androgyne - making of

Je déplore et je chante une version de la femme actuelle – ô regret et élégie ! –, et jusqu'à certaines de ses inconsciences factices et sociales. Et je songe, cette fois plus que d'ordinaire : comme il me sera encore difficile et périlleux de faire entendre le contenu de cette plainte ! Les foules ont leur raison aveugle et leurs verdicts figés, et la femme, à ce qu'il paraît, à ce qui est devenu irréfutablement admis, a beaucoup gagné d'époque en époque. On oublie qu'il est des évolutions qui abîment, et qu'une corruption, même provisoire, est aussi une forme d'évolution.

Je ne réclame pas contre la libération des femmes ni contre le progrès, jamais, ce serait me comprendre tout de travers et peut-être exprès, mais je considère avec désolation cette loi universelle selon laquelle, en notre espèce, une liberté nouvelle est toujours d'abord utilisée à mauvais escient.

Comment faire entendre cette corruption et ce dévoiement, ainsi que la façon dont des mœurs inédites ont altéré et atténué la femme comme dans mon poème ?

Peut-être en décrivant la femme historique, la femme essentielle, la femme du passé. Il y a un fondement en toute chose et en tout être, et, bien souvent, lorsque ce fondement s'atténue ou disparaît, cette chose ou cet être ne mérite plus de conserver son appellation d'origine. Il naît alors une grande confusion de cette transformation, de ce travestissement, mais une confusion peut être positive encore.

Voilà, il est de nouveau temps de parler sans ambages : depuis toujours, la femme aspire surtout à la protection – c'est une caractéristique intrinsèque et première de sa personnalité. La méconnaître, c'est ignorer ce que furent les femmes, au moins stéréotypiquement si l'on préfère – mais je ne prétends pas qu'il s'agisse là d'une caricature, bien au contraire : à considérer avec attention cette idée, on y découvre des finesses insoupçonnées et fécondes pour la compréhension du genre humain. Généralement donc, l'identité de la femme s'est construite sur le désir de protection, comme l'identité de l'homme s'est bâtie sur la volonté de puissance.

Je ne prétends pas que ces attributs soient légitimes ou nécessaires, pas même qu'ils sont universels. La femme peut s'être spontanément senti une faiblesse, ou bien l'homme avoir délibérément produit cette faiblesse ; cette faiblesse peut ne pas exister ou en moindre influence chez certaines femmes de nos sociétés, ou bien quelque société que j'ignore peut avoir contribué à rendre cette faiblesse insensible ou nulle. Je ne réalise qu'un portrait général comme d'habitude, par lequel on entend mieux après coup l'aspect exceptionnel des écarts à la norme. Je ne détermine pas comment l'homme ou la femme doit être. Je ne moralise point.

La recherche d'une protection suffit à expliquer presque toutes les tendances de la femme, comme la recherche de puissance inclut la plupart des caractères de l'homme.

Par recherche de protection, il faut entendre la conception profonde selon laquelle la femme suppose que sa personne seule ne suffira pas à lui assurer sécurité, subsistance et confort, et toutes les astuces grâce auxquelles elle tâche à pallier ce manque au moyen des hommes : en ce sens, la recherche de protection se définit ici surtout comme la recherche d'un protecteur.

Je parle encore de la femme historique si l'on veut se rassurer, pourtant cela n'inclut pas seulement celle du passé : un reste atavique subsiste en nous de ce que des milliers d'années ont distillé dans nos modes de vie. Les tempéraments changent peu à peu, mais un taureau déchaîné n'engendre pas soudain une progéniture douceâtre et molle. L'homme aspire toujours ardemment aux combats de supériorité par nature innée ou socialement acquise et héréditaire, et la femme conserve encore quelque chose de son goût pour une avantageuse dépendance, quoi qu'elle prétende hautement.

Voir cela, entendre cela, c'est tout expliquer des attitudes de la femme, et de la façon partiale dont les mœurs et les arts l'ont valorisée et représentée.

Et premièrement : la beauté par laquelle une femme s'attire la protection de l'homme. J'ose dire que cette beauté est un attribut essentiel ; à bien y regarder, on constaterait qu'il n'existait pas, avant peu, d'icônes féminines qui fussent vraiment laides. La femme n'existait que par sa beauté ; tout en elle ne valait que par l'apparence et l'illusion. Une femme laide était un fardeau, aussi bien qu'une femme raisonnable était une aberration grotesque. Même aujourd'hui, une femme grisonnante déjà n'est presque plus une femme, c'est pourquoi elle se teint et s'apprête, tandis qu'un homme aux cheveux blancs n'est point décrié, on dit seulement de lui qu'il a vieilli, ce qui n'est ni une qualité ni un défaut, ce qui ne l'entame point.

Deuxièmement : les manières traditionnelles par lesquelles une femme s'attire la faveur d'un homme font beaucoup de son identité. Tout en elle, longtemps, fut purement décoratif : la danse, la musique, le chant, l'habillement, les parfums et affèteries de toutes sortes ont constitué son plus patent apanage ; même son art de la conversation n'était que superficialités mondaines. On attendait d'elle ce théâtre constant de séduction, si enraciné qu'elle parvenait, comme de nos jours, à ne plus s'en rendre compte au point de prétendre s'habiller pour elle-même à dessein unique de se sentir mieux : mais quel besoin de paraître si l'on se sait fier et autonome ? Cette comédie des apparences, mue par ce ressort d'une soif affolée de protection c'est-à-dire par cette conscience au fond de son défaut de puissance, a fait de la femme une spécialiste de toutes les vanités les plus superficielles. Et comme toute tendance trouve inévitablement son vice en l'Homme, la grâce admirée des femmes a souvent tourné au charme, aux manières, à l'afféterie et à la minauderie ; sa beauté à la coquetterie, à l'apprêt et à la dissimulation ; tout se corrompant et se dévoyant, leur qualité de bon sens gracieux a pu devenir astuce et dépendance, esprit de séduction médisant et piquant, injustice et rivalité cruelle ; leur douceur souhaitée s'est maintes fois changée en mollesse, en paresse et nonchalance – mais ni plus ni moins que chez les hommes où la force a souvent tourné en violence, où l'intelligence est devenue sophistique, et où toutes les supériorités convoitées n'ont servi qu'à l'infatuation et aux symboles extérieurs du pouvoir.

Troisièmement, tout ce qui apporte de la protection, et par exemple l'argent, est vécu positivement par la femme, et c'est pourquoi justement la femme est fondamentalement un être de tradition : car c'est la tradition qui demeure la condition d'un ordre stable et d'un confort financier. Par exemple, pour la femme « typique », toute entreprise menée hors du cadre d'un emploi rémunéré ou d'une réussite profitable au foyer est une incompréhensible perte de temps : cette agitation virile, qui se fait en-dehors de la coutume, est pour elle à peu près contre-nature. En témoigne, de toutes époques, la réaction générale des épouses contre leur mari lorsque celui-ci s'est aventuré dans un champ de recherche entièrement nouveau, notamment artistique, et par conséquent non-reconnu et plus ou moins bénévole ; qu'on constate, par exemple, la façon dont Apollinaire lutta pour se faire reconnaître comme poète par Lou qu'il encensa pourtant, vocation qu'elle dénigrait au prétexte que cela ne rapportait rien, tandis qu'il tâchait vainement à la convaincre qu'il n'exerçait pas ce métier « simplement pour avoir l'air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité ». Il fallait être femme alors pour concevoir que la seule tâche qui existe pour l'homme, c'est celle qui procure un bénéfice au foyer.

Et voilà pourquoi, durant longtemps, l'homme seul incarna le génie – pas la femme, quoique à la rigueur la femme virile, la femme masculine, la femme dite « déréglée » –, toute la faculté d'abstraction étant à l'homme, la femme à la conservation d'elle-même et de son foyer. En vérité, toute vertu morale nouvellement établie fut d'origine masculine, parce qu'il faut un profond détachement pour édifier des codes qui peuvent vous nuire. La femme, en matières morales, ne s'applique qu'aux sacrifices qu'on lui a déjà appris, c'est-à-dire au respect scrupuleux d'un code déjà formé, car un code représente en soi une sécurité explicite ; il n'en faut pas davantage pour la rassurer ; son foyer est ainsi à l'abri d'une tradition. Il n'y a presque que l'homme pour dire : « Je forme ici une loi nouvelle capable de condamner mes parents ou mes enfants. » Les tribunaux sont pleins de femmes qui plaident à tort en faveur de leurs fils, tâchant surtout à se persuader qu'ils doivent rester libres et vivants. La femme – et ce fait est significatif – estime que l'amour d'un homme consiste plutôt à faire quelque chose pour son foyer, c'est-à-dire à lui apporter un avantage concret, qu'à éprouver pour elle un sentiment d'attachement abstrait ; elle croit à la prédominance des preuves d'amour – qui n'est en vérité qu'une attitude superficielle – sur le sentiment intérieur de l'amour. D'où la tradition des cadeaux qu'on lui fait et dont l'homme sort toujours plus ou moins étonné qu'un tel subterfuge puisse encore aussi bien fonctionner.

De là vient aussi que la femme déteste fondamentalement les cachotteries : ce qu'un homme ne pourvoit pas au foyer vaut aussi bien pour la substance que pour les informations. Or, ce qu'il tait, il le retient : il ne remplit pas alors son rôle traditionnel d'apport(er). L'homme ne connaît pas pareillement cet inconvénient si sa femme lui cache quelque chose : il s'en moque, qu'elle garde ce qu'elle ne veut pas dire ! Cela vaut même plus qu'on ne croit pour ses infidélités.

Quatrièmement, la femme, pour triompher, n'ayant guère eu besoin de son intelligence au profit de l'apparence et de l'astuce, cette qualité négligée s'est émoussée, et on a longtemps cessé de considérer qu'une femme devait être sensée et raisonnable : c'était, cela, tout l'effort de l'homme, une vertu virile par excellence. En sorte qu'à bien analyser les mouvements de notre société, l'histoire même de la « femme de science » – que celle-ci fût littéraire d'ailleurs ou d'autre domaine comme politique – peut tout à fait s'assimiler à une conquête et à une lutte pour un droit à la masculinité, ce que les femmes rivales n'ont alors jamais cessé de décrier : ces femmes aventureuses et savantes, prétendaient-elles, étaient volontairement ou non des garçons manqués, comme Curie, Duras ou comme Veil.

Mais la vérité, pour la femme, a longtemps importé moins que pour l'homme : elle a défendu premièrement sa famille qui est l'essentiel de son territoire, quand l'homme aspirait à porter son intérêt au-delà et par exemple dans la sphère publique. C'est ce qui explique la faible appétence de la femme pour le recul et la contemplation, et sa compétence notoire à l'exercice de la mauvaise foi. C'est encore ce qui explique la façon dont elle tend à s'approprier l'homme jusque dans ses divertissements : elle exige, primordialement, que le temps du mari soit tout entier dévolu au foyer.

Cela ne signifie pas qu'aucune femme n'a porté le génie ; mais qu'on voie combien ces femmes se sont distinguées des autres, quelle que soit la période historique et les coutumes établies, par un aspect viril de leur pensée qui les ont isolées en quelque façon de la communauté des femmes aux attributs typiquement féminins. D'ailleurs, on ne manquera pas de remarquer la façon dont elles ont été dénigrées premièrement par leurs congénères. Je ne prétends pas que ces femmes fussent laides, ni malveillantes, ni peu maternelles – tous vices capitaux qu'on reproche communément et stupidement aux femmes « dénaturées » – ; qu'on constate simplement combien les femmes de science – je prends la science parce qu'il s'agit du domaine où le génie passe pour être le plus nettement identifiable – demeurent des êtres de raison et de froideur – et ceci n'est pas un défaut au contraire, la froideur étant l'indice d'un détachement et d'un goût impartial pour la vérité – et combien ces vertus, qu'il faut même ici justifier s'agissant de femmes, les éloignent du lot ordinaire de leur sexe.

Et comment expliquer, autrement que par cet atavisme, que notre société continue de porter plus de génies mâles que femelles, tandis que dans nos écoles les filles réussissent mieux que les garçons ? C'est que, jusqu'à quinze ou seize ans, le succès ne dépend à peu près que de l'obéissance et de la conformité à des règles (de classe) – obéissance et conformité auxquelles les femmes sont mieux disposées, ayant eu beaucoup à feindre pour l'homme. Les filles plus opiniâtres et rebelles pâtissent beaucoup elles-mêmes de cette observation qu'elles ne manquent pas de faire tôt ou tard : qu'elles sont rares, au point que leur exception les ostracise et leur pèse comme une solitude. On rétorque, après cette remarque sur le succès des hommes, qu'elle démontre plutôt que la société dévalorise les femmes, qu'elle écrase leur supériorité objective : si cela est vrai, je tiens cet argument pour une preuve supplémentaire de cet atavisme, puisque le corps social des femmes, qui est bien constitué d'un individu sur deux de la société, n'a même pas le recul de s'opposer nettement à cette idée du patriarcat, preuve de son attachement général aux traditions de quelque nature qu'elles soient et même si elles leur sont nuisibles.

Ainsi le caractère de la femme demeure-t-il encore – mais plus pour longtemps – le fruit d'un atavisme de crainte et de conservation millénaire.

À présent, qu'on fasse de tout cela la synthèse et qu'on y réfléchisse : on verra qu'on n'aime encore à peu près chez les femmes que des artifices et des qualités feintes ; elles se sont formées à l'image de ce que les hommes attendaient d'elles, tâchant d'y correspondre, et c'est au point aujourd'hui qu'on ne sait plus ce que serait et vaudrait une femme « naturelle », c'est-à-dire qui ne serait apprêtée ni dans son apparence, ni dans ses manières d'être, ni dans ses pensées. Qu'on imagine une femme qui ne serait ni épilée, ni maquillée, ni teinte, qui ne montrât point de manières enjôleuses, qui ne parlât qu'avec raison non pour aider l'homme mais pour dire son fait, sa vérité : la considérerait-on femme aujourd'hui ? On peut en douter.

Que n'a-t-on jamais remarqué ce fait évident que la grandeur d'un homme, au contraire, ne se mesure pas à sa beauté ? L'homme qui ne cherche pas à plaire reste un homme ; d'ailleurs ses coquetteries et ses modes ne vont pas aussi loin : hormis un peu de rasage (un homme barbu est-il laid pour autant ?), il n'a souvent qu'une culture pratique du vêtement dont le jean est le plus grand témoin ; et le costume, son habit d'excellence, n'est pas autre chose qu'une espèce d'uniforme.

L'homme seul veut être foncièrement admirable et désire la femme pour admiratrice ; l'intérêt qu'elles ont pour ces valeurs est longtemps né sans doute de leur impossibilité même d'y prétendre ; c'est sans doute pourquoi dans les couples homosexuels féminins on trouve presque toujours une femme « virile » – elles n'ont pu se départir du goût qu'elles ont pour l'homme – tandis que chez les hommes on voit une élégance qui, sans être nécessairement féminine, montre davantage d'intérêt pour des qualités d'esprit et des valeurs. Ce que les femmes admirent chez l'homme, ce sont les vertus physiques (grandeur, force) et la puissance morale (autonomie, droiture) : comme l'humanité s'efforce beaucoup de plaire, elles poussent l'homme dans cette direction – bien qu'il confonde en effet souvent grandeur et pouvoir. Qu'admire l'homme chez la femme ? Rien d'essentiel et rien de supérieur, tout de l'apparat et des égards qui le valorisent lui, de sorte que, par volonté de contraste et pour ne point paraître homme, elles sont moins ambitieuses, moins autonomes ni vertueuses.


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Parlons encore de sexualité, c'est un sujet aussi divertissant que profond, et il ne faudra pas cinq minutes pour démontrer en la matière la différence de la femme avec l'homme.

Contrairement à ce qu'affirme la bêtise des peuples, l'homme est moins infidèle que la femme. La réputation des hommes est fondée sur une observation vraie mais où l'on infère des allégations fausses, à savoir que les hommes poursuivent inlassablement la quête des plaisirs sexuels, tandis que les femmes l'abandonnent vite – ceci est juste. De là, on suppose que ce désir mâle de fréquents rapports sexuels prouve que, par nature, l'homme convole davantage et se laisse aisément persuader d'être infidèle.

Ce qu'on oublie de dire c'est que, si les désirs sexuels de l'homme sont en effet presque intarissables, il n'est pas vrai qu'il aspire à les satisfaire avec d'autres femmes que la sienne. Vraiment, si son épouse consentait avec joie à une sexualité épanouie et régulière, l'homme ne se sentirait généralement nulle inclination à chercher à se satisfaire ailleurs.

Seulement, la sexualité de la femme, à force d'affèteries, a fini par devenir pour elle un objet artificieux de menace et de récompense afin de s'assurer l'acquisition et l'obéissance de l'homme, de sorte que son appétit du désir, qui n'était longtemps que feinte, simulacre et piège, s'est souvent éteint, n'ayant plus de raison d'être.

Il y a là quelque chose de singulièrement perverti dans la pratique sexuelle des femmes : la sexualité aussi non pour le plaisir, mais pour l'assise du confort – l'homme marié a toujours beaucoup plus de chances de faire l'amour le soir d'un jour où il a beaucoup travaillé pour son foyer. Et les différences anatomiques, je crois, n'expliquent pas grand-chose : ce désir de tête, tout symbolique qu'il est, altère même tout le naturel de la sexualité ; une épouse, par exemple, qui a eu tous les enfants qu'elle veut ne s'intéresse plus guère aux ébats, elle y prend même une indifférence et quelquefois un dégoût qui ne manquent pas de surprendre ; on voit par là que l'intérêt psychologique prédomine toujours dans son initiative, et particulièrement le profit de son foyer et de sa propre protection.

Dans cet état de fait, qui donc des deux est infidèle ? D'un côté, il est un mari qui ne peut rencontrer de partenaires sexuelles que chez d'autres femmes qui ne s'entichent que d'une appropriation de puissance ; de l'autre, il est une épouse qui ne désire plus son conjoint parce qu'elle en a acquis la protection inconditionnelle et sûre, cependant qu'elle n'éprouve plus nul besoin de sexualité : n'est-ce pas elle qui le place dans la situation de la tromper physiquement, et n'est-ce pas elle encore qui l'a trompée moralement, en affectant dans les débuts de leur relation une passion sexuelle dont il ne retrouvera bientôt plus rien, tandis que lui, pour tout dire, n'a pas du tout changé ?

Cette tromperie dont l'homme est la victime est cause qu'il s'engage un peu tôt dans le mariage, je veux dire sur la foi que celle qu'il aime ne changera guère et demeurera longtemps passionnée. Mais bientôt, son épouse dédaigne bizarrement ses désirs ; il s'en aperçoit et ne le comprend pas. Elle n'affecte tôt ou tard de l'aimer que pour les services qu'il rend au foyer, ce qui le rend inévitablement servile et paternel cependant qu'il se sent tenu d'être fidèle ; mais au fond, n'a-t-elle pas – volontairement ou non – menti, comme on dit légalement « sur ses qualités essentielles » au moment de son engagement ? Que dirait un juge face à un mari qui, pour divorcer à son avantage, arguerait de la disparition presque totale – démontrée, et sans cause médicale – de rapports sexuels avec son épouse ? Vraiment, les femmes se donnent bonne conscience de reprocher aux hommes leurs penchants infidèles, encore faudrait-il que ce ne soit pas elles qui les provoquent par leur imprévisible abstinence.

Et l'homme, pauvre bête frustrée, se fait de molles raisons : il prétendra bientôt que la perte n'est pas si grande, qu'il a d'autres sujets de satisfaction ; tout pareil au cavalier qui découvre tout à coup sa monture rétive, après maintes tentatives infructueuses, il ne monte plus, ne l'ose plus, prétend par fierté qu'il n'aimait pas tant cela que de regarder son animal et de le servir. Pouah ! n'est-ce pas la société des femmes qui fait de l'homme le contraire de ce qu'elles désirent, une créature soumise et piteuse, subalterne : mais tout irait bien mieux si les hommes au départ recevaient l'avertissement de ce qui se produira bientôt dans leur couple, à savoir l'espacement des rapports sexuels et, inexorablement, sa réduction à une domesticité triste et pour lui sans aucun avantage !


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Reprenons le cours de notre conversation. Je n'ai pas exprimé le plus insultant encore, et je ne doute pas que, d'ici peu, j'aurais toutes les femmes contre moi.

Il me reste à définir la teneur des changements opérés chez la femme ces dernières décennies.

Le féminisme véritable se définit, à mon avis, comme le combat contre ce qu'il y a de plus atavique chez la femme, et notamment contre cette acceptation de la tradition sécurisante, y compris celle du patriarcat. En cela, le féminisme est bien davantage une lutte contre l'essence historique de la femme, que contre celle de l'homme. Cependant, ce n'est pas du tout ainsi que le féminisme s'est construit.

Dans les changements sociaux qui nous concernent, cet atavisme a plutôt « évolué » qu'il ne s'est réformé : non seulement la femme continue de ne point distinguer le génie, mais sa position nouvelle, comme législatrice et comme acheteuse de masse, lui fait empêcher à présent, d'une façon à la fois officielle et économique, l'éclosion et la reconnaissance du génie. Car il faut démocratiquement que le génie ne soit point ce qu'on a toujours cru, il en va de la sacro-sainte idée d'égalité des sexes : c'est ainsi que, par exemple, une éditrice dont le comité de lecture est bâti de femmes, tôt ou tard finit par ne plus vendre que pour des femmes des ouvrages sans grandeur et simplement complaisants à ne pas sortir du cadre ordinaire où le livre se vend.

L'absence de risque, peu à peu, caractérise notre société de plus en plus féminine. Le risque véritable, c'est tout ce qui s'oppose à la tradition. Or, la femme veut la tradition qui rassure. Dès que la femme constitue une moitié active de la société morale, toute une moitié d'audace y est perdue. Le génie alors disparaît, faute d'être reconnu et valorisé.

Le génie véritable et viril, résultant d'une faculté d'abstraction c'est-à-dire d'une capacité à ne pas considérer la perpétuation de la vie individuelle et de la famille comme un but premier, ne dispose plus aujourd'hui de toute la tranquillité d'esprit, large et dépassionnée, qui lui servait autrefois de fondement à l'élaboration de ses théories les plus vastes et grandioses. Lorsque la femme pourvoyait à ses besoins domestiques, lorsqu'elle se soumettait malgré tout à son rêve dans le succès duquel elle s'efforçait parfois de croire, elle avait un rôle fondamental de « faciliteuse » de génie : c'est ce rôle de « muse » – stupidement déifié par flatterie et dont l'appellation hypocrite est encore une façon de donner à la femme l'illusion d'une part directe et active dans l'éclosion du génie –, qui reste fort concret dans les faits. On sait que de grands génies reconnus – Hugo, Lovecraft, Einstein, et j'en ignore bien d'autres – n'étaient pas des êtres bien pourvus pour ce qui était d'assurer leur nécessaire quotidien, au point que certains étaient démunis même pour se préparer à manger ou pour choisir leurs costumes. Cette fonction qu'assurait alors la femme – et qui était dans de nombreux cas bien plus qu'une aide-ménagère, une véritable condition de l'épanouissement de la grandeur – éloignait des contingences vulgaires la moindre parcelle d'esprit de l'homme et faisait au fond toute la différence entre l'ordinaire instruit et le savant vraiment génial.

Mais cette fonction, consacrée à l'œuvre masculine, ayant été si violemment décriée, est peu à peu apparue à la femme une espèce de vice social, de paresse mentale, une pure corvée gênant son épanouissement et dont l'établissement n'eut pour seul dessein que de les asservir.

C'est cependant refuser d'admettre que, si personne ne libère ainsi les esprits, nul n'est pleinement délivré des futilités de toutes sortes qui l'embarrassent et le gênent.

Il s'agirait davantage d'ailleurs, plutôt que d'estimer automatiquement que la femme est impropre au génie, ce qu'elle n'est pas toujours, de mesurer cas par cas dans un couple s'il n'est pas l'un des deux qui devrait assumer la tâche de libérer celui qui est le plus propre ou le plus prêt à s'épanouir l'esprit. De nos jours, l'assomption conjointe par l'homme et la femme des problèmes domestiques, loin de délivrer même partiellement la pensée d'aucun d'eux, les encombrent en fait l'un et l'autre sur le chemin du génie : aucun ne peut endosser pleinement l'étude nécessaire au développement de ses facultés – étude qu'il faut mener encore plus loin qu'autrefois parce que la connaissance s'est accrue de siècle en siècle. Chacun est gêné, préoccupé, chacun s'embarrasse un peu de ce qu'il faut faire pour vivre, chacun devient plus conservateur de la vie et du foyer de sorte que la condition même du génie s'éloigne, raison pour laquelle il n'est plus de génie aujourd'hui qu'au sein d'un métier rémunéré.

J'affirme même que le mode de pensée féminin, encore tout avide de protection et de consolations illusoires, a pris le pas sur toute la société à travers une variété devenue unanime de culpabilisation des hommes. La culpabilisation, c'est en soi une pratique typiquement et ataviquement féminine, c'est même la pratique héritée de la femme historique, cet être qui fut si longtemps sans puissance réelle : la seule puissance alors qu'elle pouvait exercer consistait à apporter une discrète nuisance morale à celui auquel elle était soumise – jusqu'à ce que, de guerre lasse, l'homme lui permît enfin d'obtenir gain de cause.

À bien regarder, toute influence subtile exercée pour persuader quelqu'un – persuader plutôt que convaincre – est presque indéniablement le fait d'une femme. Le harcèlement – en-dehors du fait sexuel – est féminin ; la cajolerie est féminine ; le persiflage est féminin ; l'attitude de la bouderie est féminine : partout où un être ne peut agir, il minaude – ainsi firent les femmes impuissantes pendant très longtemps – et font-elles encore comme par inertie. Ces tentatives sont presque incompréhensibles aux hommes : comme de Richard Wright dans Black Boy, lorsqu'étant petit il entendait sa mère se plaindre continuellement de son père qui avait quitté le ménage : « Ce qui m'agaçait », exprime-t-il, « c'était ce bavardage incessant qui n'amenait jamais d'actes. Si quelqu'un avait proposé de tuer mon père, cela m'aurait peut-être intéressé ; si quelqu'un avait proposé de ne plus prononcer son nom, j'aurais sans doute été d'accord ; si quelqu'un avait proposé de partir pour une autre ville, j'aurais été ravi. Mais il n'y avait que des discussions interminables sans résultat positif ». Le garçon même veut agir, la femme parle sans effet, sans même une volonté d'effet. Il ne s'agit pour elle que d'induire un sentiment : l'homme est coupable et elle est victime d'une injustice.

D'une façon générale, la femme est historiquement un être d'affects plutôt que de raison. L'éloignement où elle s'est tenue des sciences (ou celui où elle a été tenue : l'alternative n'est pas facile à trancher) a depuis longtemps imprimé sa marque sur son caractère. La religion chrétienne leur apparut initialement séduisante pour cette raison précise : Jésus ne demandait point qu'on développât son intelligence pour être sauvé, il prétendait seulement que l'amour y suffisait ; c'est ce qui explique l'adhésion massive des femmes aux préceptes du Christ. Qu'on imagine quel insuccès celui-ci aurait rencontré auprès d'elles si son commandement eût été d'être raisonnable et instruit pour accéder au paradis.

Par conséquent, l'amour est plutôt féminin et la raison masculine. Cela se perçoit jusque dans l'éducation des enfants, confiée de longue date et par commodité aux femmes : leur enseignement est presque tout de passion, incluant tous les débordements affectifs que cela implique de part et d'autre. Typiquement, les hommes n'exigent de leurs enfants que le respect de règles : ils veulent une descendance physiquement et intellectuellement développée, et cela ne suppose même pas foncièrement qu'ils les aiment. À bien y regarder – et je pèse mes mots – les affects sont toujours une façon inappropriée de développer l'esprit de l'enfant. Il n'y a que les femmes pour prétendre que l'éducation vise au bonheur et ne peut se départir d'amour. Primo, voit-on communément qu'un être instruit est plus heureux ? Si l'on met à part la fierté provisoire héritée de l'impression d'être plus savant, on perçoit nettement que l'éducation aurait plutôt tendance à créer le malheur, en ceci qu'un individu savant mesure davantage ses insuffisances qu'un rustre. Secundo et quant à l'amour soi-disant nécessaire à l'éducation, les hommes éduqués n'adhèrent à ce préjugé que par faiblesse ou compromission, cet amour excessif leur paraissant toujours au fond une étrangeté et une façon déplacée d'inciter aux pulsions et aux caprices de l'enfant.

En somme, recherche du bonheur et amour sont mal compatibles avec le savoir. Mais il faut sans doute être déjà un peu savant pour s'en apercevoir. Une étude rigoureuse nécessite autant que possible le plus grand désintéressement émotionnel.

Même, il apparaîtra toujours à un homme profondément savant que l'amour est un piège de la nature. Il n'existe pas de moyen plus fiable d'être trompé que de s'en remettre aux émotions, en particulier lorsqu'elles sont induites par quelqu'un d'autre. On devrait là-dessus s'en tenir à l'expérience, qui nous rappelle qu'on éprouve toujours une sorte de faiblesse à aimer. L'amour devrait plutôt inciter à la méfiance et au questionnement, comme le feu qui fascine et où nous ne nous jetons plus. Pourquoi j'aime ? Quel lien curieux s'est établi qui consiste à me faire croire à un attachement ? Sur quelle illusion ce lien est-il fondé ? Quand on finit par trouver pourquoi on aime, alors on aime moins, parce qu'on est au moins attaché raisonnablement. En cela, l'éducation efficace devrait plutôt se fonder sur la défiance de l'amour que sur sa quête. Isaac Asimov, éperdu et déçu une fois par ce sentiment d'amour, trouva une solution parfaite à ce problème : « Par la suite », écrit-il, « j'ai fait attention à ne pas me laisser déborder par mes émotions. J'ai maîtrisé mes sentiments à l'égard des femmes en ne les laissant croître que s'ils étaient confortés par sa réaction à elle. En conséquence de quoi je n'ai plus jamais eu le cœur brisé ». Il ajoute même : « Je me suis marié deux fois par amour, mais j'aime à croire que la raison ne fut pas tout à fait étrangère à mon choix, surtout la seconde fois » (Moi, Asimov). La femme, qui dispose essentiellement du moyen de l'amour pour atteindre les hommes, a eu intérêt à répandre ce mythe que l'amour est une générosité à laquelle il est bon de se laisser perdre. C'est une idée absurde, comme il est absurde de se laisser guider par n'importe quelle émotion illogique et irrationnelle. Or, à cause de cela, on qualifiera toujours le sage d'inhumain, précisément parce qu'il rejette cette pulsion animale. La femme ainsi que toute la part féminine de la société exigent que l'homme soit tendre, c'est-à-dire perméable aux sentiments. C'est pourquoi généralement un savant n'est pas considéré par elle comme un individu accessible et viril ; voilà pourquoi elle le réprouve, et, faute de pouvoir le séduire, le juge indésirable, automatiquement.

Conservatisme et affects : l'évolution intellectuelle de la femme, à cause de cela, est longtemps entravée. Elle est plus accessible aux superstitions – les rubriques astrologiques sont faites pour des lectrices –, en particulier aux superstitions nées de la tradition qui rassure – par exemple la croyance imbécile en Dieu et en les rites religieux –, et tout spécifiquement aux superstitions qu'elle estime appartenir à son domaine de prédilection – la grossesse (un enfant conçu à telle lune ou porté en bas du ventre sera plutôt etc...) et l'éducation (il faudra encore bien des siècles avant qu'elle comprenne que ni l'amour ni le bonheur n'est en soi un objectif bien noble pour n'importe quel individu). Par essence, toute idée trop nouvelle, si elle n'est attachée par quelque lien étroit à une tradition préexistante ou à un sentiment évident, lui est suspecte. On comprend ainsi pourquoi l'image compte en tout premier lieu chez la femme : suivre une tradition confortable sans avoir à y vraiment réfléchir, c'est en soi ce qui définit la superficialité. La femme a acquis un instinct tout à fait sûr pour deviner ce qu'elle est censée faire : or, toute sa vie tourne autour de cette préoccupation de s'y conformer. La beauté d'une femme, les intérêts d'une femme, les soucis d'une femme : tout cela ne s'accompagne généralement d'aucune espèce de recul, mais simplement pour l'essentiel d'un désir et d'un effort de comparaison. Suis-je comme il faut ? Suis-je davantage comme il faut que telle autre ? Le soin des apparences jalonne toute son existence, ce qui l'empêche d'observer enfin en-dedans d'elle, je veux dire avec le regard décontextualisé et dépassionné de la seule raison.

Mais revenons à la culpabilisation récente que nous évoquions tout à l'heure.

Cette culpabilisation de l'homme est même allée plus loin qu'on ne pense. Comme aujourd'hui la femme continue généralement de n'aspirer qu'à sa conservation, le prétexte de sa libération ne lui sert pas tant à produire du génie qu'à établir plus loin son désir de confort. En témoignent : ce que lisent les femmes, ce qu'achètent les femmes, le temps passé par les femmes sur Internet pour des frivolités. Les hommes, certes, ne valent guère mieux – loin de moi l'idée de prétendre le contraire – du moins n'ont-ils rien perdu, n'ont déchu dans l'estime de personne : ils sont désespérément navrants comme on s'attend depuis toujours à les trouver au lieu que les femmes, qu'on espérait capables de tirer profit de leur liberté, ne s'en sont servies à peu près que pour leur propre ridicule.

Aujourd'hui, la femme réfute sa participation exclusive aux tâches du foyer : c'est son droit le plus légitime de n'être plus une esclave – une femme au foyer ne m'inspire guère de sympathie de toute façon. Elle souhaite que son mari s'y consacre avec elle, et, pour l'y inciter, comme elle ne connaît pas d'autre moyen, elle le culpabilise : elle se plaint perpétuellement de ce qu'elle fait, elle lui représente continuellement la somme de ses actions domestiques. C'est ainsi que l'homme peu à peu en vient à préférer faire lui-même les choses plutôt que d'entendre quelqu'un se plaindre de les faire à sa place – c'est là tout ce à quoi se résume, pour l'individu économique, l'actualité du débat autour de l'égalité des sexes. Du reste, cela présente peu d'incommodités pour l'homme : son détachement théorique l'empêche de trouver ingrates les tâches auxquelles il s'adonne, et sa curiosité scientifique lui fait même prendre intérêt aux activités du foyer. Débarrassé des plaintes harcelantes qui constituaient à la longue une entrave à sa sérénité, il conçoit du plaisir à élever ses enfants que sa femme, au fil des siècles, lui avait plus ou moins confisqués.

Mais il est vrai, cependant, que cette nouvelle activité se fait au détriment des heures autrefois consacrées à l'élaboration de son « œuvre ». Le temps manque de part et d'autre pour couver et entretenir de quoi élaborer quoi que ce soit qui ressemble au génie.

Pour preuve de cette culpabilisation et de son passage dans les mœurs jusque dans nos lois, quel homme, par exemple, oserait encore « négliger sa famille » pour se consacrer à des études intellectuelles non financées ? Notre société ne le permettrait plus : non seulement cet homme endurerait continuellement le reproche de vouloir être libre, mais cette société, qui l'a incité à concevoir des enfants au nom d'une tradition, le condamnerait à verser une pension à sa famille au prétexte de négligence, pension qu'il ne pourrait supporter qu'à condition d'un salaire plus élevé, c'est-à-dire d'un assujettissement plus grand au travail et d'une liberté amoindrie ! Cette injustice est cause que les divorces aboutissent quelquefois au meurtre, notamment partout où la possibilité du crime est plus élevée (comme aux États-Unis où les armes sont répandues) : en pareils cas, la nature de l'homme lui ordonne de pouvoir se livrer à des études libres et assidues, son âme même le lui réclame comme un dû nécessaire et universel, mais la société devenue féminine n'entend pas ce qui s'apparente en lui à un véritable besoin, et lui rétorque qu'il n'en a plus le droit aux dépens de son foyer, et, en somme, qu'il doit renoncer à son essence masculine. En un tel cas, c'est tout-à-fait comme si on réclamait légalement d'une femme qu'elle abandonne ses enfants ou qu'elle se condamne pour toujours à l'inconfort ou à la pauvreté : la femme se révolterait et jugerait légitime un acte de désespoir contre l'homme qui la réduirait à une telle altérité.

Et pourtant, qu'aurait à faire la postérité de pareille « négligence » ? Quand même des enfants auraient été délaissés, s'il naissait de ce génie élaboré à force d'étude un bienfait public d'une nature élevée, elle se moquerait bien de ce mal particulier fait au profit de cet avantage commun, de la même façon qu'elle se moque que Hugo ait été un mari infidèle ou Lovecraft un raciste asocial.

Ce paradoxe découle globalement d'une conception diamétralement opposée du travail chez la femme et chez l'homme. Pour la femme typique, on l'a vu, le travail sert essentiellement à pourvoir au foyer, c'est une fonction rémunérée au service d'une autre vie plus fondamentale : la vie domestique. En ce sens, selon elle, le travail empiète sur le foyer : il importe de ne pas trop le prolonger au sein de la famille. Pour l'homme classique, le travail est partie intégrante de son être, prolongation de sa vie et de ses engagements personnels ; il ne se distingue pas du foyer en ce que l'homme y tient les mêmes positions, les mêmes convictions. D'une certaine façon, pour l'homme, le travail est la confirmation de son être privé, et la rémunération lui importe peu comme apport financier mais seulement comme confirmation de son assiduité et de sa compétence. Ceci, comme j'ai dit, demeure général et trouve quantité d'exceptions, en particulier parmi la génération nouvelle ; mais si on y regarde de près, on verra que les hommes utilisent davantage les compétences du travail dans leur vie privée, par rapport aux femmes. Un menuisier a toujours au moins un peu d'intérêt pour le bricolage. Une comptable ne s'occupe pas toujours de l'économie du foyer. Il y a chez les femmes une distinction plus franche entre deux mondes opposés, tandis que les hommes considèrent environ que le travail est une simple extension de leurs centres d'intérêt. Voilà pourquoi les femmes répugnent davantage à ce qu'on « néglige » la vie de famille au profit du travail : les hommes ne voient pas même en quoi ils sont négligents ; ils feront ce que leurs épouses demandent mais n'entendront pas la teneur de leur reproche ; ils penseront : « Peut-on vraiment me reprocher de n'être pas intellectuellement discontinu ? »

Pour autant, le constat de l'abandon volontaire de l'homme aux tâches domestiques exaspère généralement la femme : c'est que sa prérogative a disparu. Pire encore : l'homme, auprès de qui elle s'est si longtemps plainte, peut enfin comprendre pragmatiquement sa peine, et en toute objectivité il ne la trouve pas si grande : il est vrai que cet entretien ménager se fait au détriment de son génie, mais comme il n'a jamais connu le génie, il ne mesure pas ce qui lui manque. Il lui paraît même que cette vie est simple comparé à tous les actes physiques qui lui étaient dévolus. Donner le bain, préparer à manger, lire des contes, dresser la liste des courses... tout cela, en fin de compte, lui est infiniment moins épuisant que d'entretenir le jardin, réparer une machine ou songer à des questions théoriques compliquées.

Bientôt, la femme s'insurge, elle veut avoir été indispensable, réclame que ses plaintes n'aient pas été sans fondement : elle produit de nouvelles récriminations où elle exige que son lot de travail soit encore diminué, puis, sitôt fait et l'homme accoutumé sans renâcler, elle dit, pour faire bonne figure : « Ce n'est pas ce travail à proprement dit dont nous avons eu à nous plaindre, c'est l'état mental d'occupation permanente que ce travail exige de nous, car toutes ces tâches impliquent de penser toujours, et de comparer, et de prévoir ! »

Mais de quoi au juste, mesdames, vous plaignez-vous ? Et de quoi avez-vous distrait les hommes en les occupant de soins ménagers, sinon de leur fonction essentielle, théorique et millénaire, qui consistait précisément à penser toujours, à comparer et à prévoir – en somme à contribuer au génie ? Bienvenue, donc, dans l'univers intellectuel des hommes !

Ainsi la femme, qui n'est plus esclave, continue-t-elle de se réclamer de l'esclavage, mais ses arguments sont devenus faibles et inaudibles. L'homme philosophe, pour échapper aux importunités de celle qui le poursuit de ses plaintes, est tout disposé à la remplacer dans ses actions, mais il lui est permis, dès lors, de se demander à quoi lui sert d'être marié et quel avantage il tire de ce contrat d'alliance dès lors que cela l'oblige encore à un état de compromis perpétuel, c'est-à-dire de calculs interminables, et ne lui apporte plus la sérénité d'autrefois.

C'est ainsi que cette égalité des sexes tant vantée aura – et a déjà dans bien des cas – deux corollaires : la raréfaction du génie et – la dissolution du mariage.


                                                               ***


Et quant à ma femme, je veux dire celle de mon poème : que pense-t-elle ? que dit-elle ? que croit-elle, que sait-elle ? Elle pense que sa personne s'est dissoute ; elle dit qu'elle ne se reconnaît plus ; et elle croit qu'il vaudrait mieux qu'elle ne sache plus rien.

Elle a fait l'abandon progressif de cette sensibilité d'illusion devenue superflue, au nom de l'égalité des sexes. Elle s'est défaussée de vertus typiquement féminines – charme, douceur, compréhension – au profit de... eh bien, d'elle ne sait quoi. Elle a sacrifié tous ses avantages à l'autel d'une culpabilisation qu'on lui faisait subir, parce qu'on lui représentait sa féminité une atteinte au droit d'émancipation et un assujettissement à l'homme : c'était peut-être vrai après tout, mais qu'a-t-elle gagné au change ? Au lieu de s'élever dans l'ajout seulement de qualités nouvelles, elle a cru bon d'imiter celui qu'on lui faisait envier et qu'elle devrait concurrencer ; or, elle a ainsi déchu en sombrant dans le divertissement et la vulgarité de l'homme, et elle n'a pas accédé encore à son engouement rationnel dont elle continue malgré elle à faire souvent une décoration. Elle voudrait être belle encore, on le lui défend, elle n'a plus sur l'homme ce pouvoir, il se méfie d'elle à présent, il la juge peut-être même plus inférieure qu'autrefois parce qu'elle n'a plus sur lui de prérogative par où il puisse l'admirer : elle est devenue lui, en moins bien ; elle réclame des contrats avant toutes choses et il s'inquiète de ce qu'elle pourrait alléguer s'il n'y avait pas quelque part trois ou quatre témoins de ce qu'ils discutent et font ensemble. Vraiment, pour qu'une femme lui ressemble autant par ces mauvais côtés et lui ressemble si peu par les bons, il a plus intérêt à la solitude et à la masturbation qu'à des risques si probables de déceptions et d'ennui !

Et elle se demande : « Par où ai-je encore le bénéfice d'être femme ? ». Quand l'homme ne se retient pas d'aller son chemin atavique vers la puissance, elle nie sa boussole intérieure, hésite encore – les poupées l'intriguent toujours beaucoup, mais c'est mal, n'est-ce pas ? –, et elle ne parvient pas à trouver un cap. La raison pure, la science dépassionnée et le goût du risque lui viendront certainement dans quelques générations – suis peu sûr qu'alors elle intéressera encore l'homme, mais elle se moquera de l'homme de toute façon – ; en attendant, ayant tant perdu, elle se sent, et justement, réduite à rien, ou à si peu. Elle fait alors ce que font toutes les insignifiances : elle s'oublie dans maints projets inutiles, et elle jouit de s'ignorer si petite et si vaine.

Et c'est pourquoi je déclare qu'il y a des valeurs qui se payent bien cher !

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