Conseil de Classe
hello !
voici un nouveau chapitre en ce jeudi pluvieux (ici en tout cas). j'espère qu'il vous plaira :)
༄
FRÉDÉRIQUE CHEVALIER MIT LA MAIN sur la poignée et soupira. Elle farfouilla dans son sac à la recherche de ses clefs et finit par les trouver, entre un mouchoir et un petit ourson en peluche. Un sourire triste agrippa ses lèvres. Elle n'avait pas le temps de penser à ça. La jeune femme chassa les yeux bleus pétillants de son esprit et entra dans la salle.
Le soleil qui déclinait éclairait les volutes de poussières et faisait briller les meubles. Il baignait la pièce d'une étrange lumière qui lui faisait oublier pourquoi elle était là. Ses épaules se détendirent et un sourire nostalgique monta à ses lèvres sans parvenir à atteindre ses yeux. Plus de dix ans avaient passé mais la salle lui faisait toujours le même effet.
La professeuse posa sa pile de dossiers sur un des vieux bureaux. En allant ouvrir les fenêtres pour aérer la pièce – quelle odeur, mon dieu, quelle odeur –, elle attrapa son reflet. Sa peau marquait facilement et des cernes bleus transperçaient à travers le maquillage qu'elle avait appliqué. Au moins, son chignon n'avait pas été défait par le trajet et ses habits étaient impeccables. Avec un air joyeux, elle passerait pour une parfaite jeune adulte qui faisait la fête de temps en temps le weekend plutôt qu'une fille pathétique en pleurs.
– Il faut vraiment que tu dormes la nuit... soupira-t-elle à mi-voix.
Frédérique s'assit à sa place et un air plus tranquille s'installa sur son visage. Elle adorait cette salle. Avant qu'elle ne serve de pièce administrative, c'était un endroit où l'on rangeait tout ce qui servait pour les clubs et un petit groupe d'élèves en avait fait leur quartier général. Elles s'asseyaient sur les tables branlantes, faisaient des roues sur le sol et fumaient à la fenêtre. À l'époque, les jeunes filles étaient persuadées que le directeur n'était au courant de rien. Mais maintenant qu'elle faisait partie du pompeux « corps enseignant », Frédérique n'en était plus si sûre. Quand le bâtiment avait été rénové, on avait découvert que cette salle pouvait être très pratique et les odeurs de cigarettes, de déo à la vanille et de chocolat. Pourtant, il y avait quelque chose qui ne changeait pas.
Les meubles n'avaient pas été remplacés et le soleil se couchait au même endroit. Combien de fois s'étaient-elles assises sur la table au fond à droite pour sentir la chaleur sur leurs paupières ? Combien de fois avaient-elles attendues plusieurs minutes après la dernière sonnerie pour prendre en photo la lumière du soir ? Même si le papier peint vieilli avait été remplacé par de la peinture de meilleur goût, même si le sol avait été modifié, la Terre tournait à la vitesse et les souvenirs remontaient en force.
Son esprit ne pouvait effacer de sa mémoire les baisers volés. Les lèvres à la menthe, les joues rougissantes, les premiers émois. Pourquoi pensait-elle à cela ? Frédérique était derrière le bureau maintenant. Ce conseil de classe n'était pas le sien. Pourtant, quand elle prit place sur une chaise, elle ne se sentit pas au bon endroit. Elle était celle qui bondissait le point en l'air pour lancer la révolution, pas celle qui secouait la tête en pensant que c'était un rêve d'enfant. Un rire monta dans sa gorge. Ça, jamais. Elle avait peut-être grandi mais elle n'arrêterait jamais de viser la lune. Au pire, on atterrira dans les étoiles. C'est quand même vachement plus classe, non ?
Elle fut coupée dans ses pensées par un coup à la porte et une tête qui se glissa à l'intérieur. La femme entra et déposa, elle aussi, son dossier sur un bureau. La jeune femme fit un sourire timide. Jamais elle ne s'habituerait à côtoyer son ancienne professeuse en tant qu'égale. Madame Murail (ou Mouette comme elles l'appelaient quand elles étaient élèves) avait toujours représenté une sorte d'idéal inaccessible pour Frédérique. Elle était sévère, les faisait plus travailler que n'importe qui d'autre mais son cours n'était pas comme les autres. Il les faisait réfléchir. La grammaire laissée de côté, elle avait aimé cette matière pour la première fois. Frédérique était une scientifique pure : si elle aimait lire quand elle en avait le temps, elle avait toujours détesté le français. Ce n'était pas assez carré pour elle. Il y avait toujours l'exception qui infirme la règle, le petit truc qui fait dire « oui mais là ce n'est pas pareil ».
– Tout va bien Frédérique ?
Toujours cette voix douce et tranquille, qui prenait le temps de les rassurer. Vous allez la réussir cette dictée. Ça va aller. Et cette phrase, gravée dans sa mémoire : la seule vraie théorie c'est ton expérience.
– Oui, oui. Je me rappelais juste des souvenirs.
C'est sur ce demi-mensonge que s'ouvrit la porte. Une femme au grand sourire ouvrit la porte et demanda :
– On peut entrer ou vous êtes en train de vous échanger des secrets indiscrets ? Parce que dans ce cas-là, je vous rejoins mais les petits n'ont pas besoin d'entendre ça.
Les deux autres femmes lui lancèrent le même regard désapprobateur. La professeuse éclata d'un rire un peu grave et fit entrer le reste des membres du conseil de classe.
Frédérique leur fit signe de s'asseoir et lança un regard confiant à Estelle et Maël. Tout le monde prit place, se fit la bise et s'installa. Les délégué.es échangeaient quelques mots en regardant leur cahier et une des mères d'élèves sortit une liasse de papiers où la professeuse pouvait distinguer des diagrammes. Elle avait fait un Google Doc ? En regardant la prof de latin de l'autre côté de la table, elles eurent la même pensée en tête : c'était pas comme ça à notre époque. Oh bon sang, qu'est-ce qu'elle faisait vieille !
Après ses débuts chaotiques, Frédérique rétablit le silence et la réunion put commencer.
– Que pensez-vous de la classe ? Des retours en particulier ?
Estelle nota les remarques que faisaient les profs mais finit par abandonner. De toute façon, l'avis était le même : il y avait une très bonne tête de classe mais trop de bavardages. C'était incroyable d'originalité ! Elle secoua la tête et tenta de se reconcentrer. Quelle idée aussi de lire jusqu'à une heure du matin un jour de classe (mais ce n'était pas vraiment de sa faute, c'était celle de Kaz et Inej).
À côté d'elle, Maël ne prêtait pas non plus attention à ce que disaient le CPE et gribouillait sur sa page. Estelle ne comprenait pas vraiment comme elle avait réussi à devenir déléguée mais c'était plutôt pas mal. Elle pouvait accompagner les élèves à l'infirmerie et les profs l'aimaient bien. Et son co-délégué aurait pu être pire. Ses oreilles captèrent soudain les mots de leur professeur d'histoire et la jeune fille se remit à écrire.
– Je suis d'accord avec vous pour dire que la classe est bonne et qu'il y a une vraie participation des élèves. Mais certains n'ont pas compris la notion d'autorité et encore en seconde, il faut leur prendre les carnets de liaisons comme des collégiens !
Estelle vit sa prof principale échanger un regard amusé avec celle de latin. C'est vrai que ce n'était pas très étonnant que la classe soit épuisante en cours d'histoire. Le professeur n'était pas ennuyeux : il avait simplement une certaine tendance à se répéter et ça pouvait devenir lassant. En bonne petite déléguée, elle retranscrit tout de même ses complaintes et se demanda comment les autres allaient réagir.
– Et il y a un groupe de filles en fond de classe à qu'il faudrait apprendre les bonnes manières. J'imagine que Fatima et Zina trouvent le maquillage fascinant mais il faut se concentrer sur le cours. Sinon, elles ne vont pas avoir leur place en générale.
– Je suppose qu'il s'agit de Faharia, Zaïa et Aïssa ? le coupa Madame Chevalier. Je concède que c'est un problème mais j'ai trouvé que c'était assez mineur. J'essaierai de leur en parler au prochain cours. Est-ce qu'on peut se concentrer sur le cas d'Enzo maintenant ? Il a tout de même failli mettre le feu aux vestiaires !
L'adolescente continua à prendre des notes mais avec un regard de suspicion envers Monsieur Ergott. C'était une chose de ne pas connaitre les prénoms de ses élèves mais de ne confondre que celui des trois filles racisées c'était limite...
Elle intervint de temps en temps pour préciser quelques petites choses mais laissa Maël s'occuper des remarques des élèves pendant qu'elle prenait les notes. Iels se connaissaient depuis quatre ans et même si leur relation n'avait toujours été amicale, les deux avaient l'habitude de travailler ensemble. Leur organisation s'inverserait pour le prochain conseil.
– Maël et Estelle, des choses à rajouter ?
– La classe s'entend bien dans l'ensemble et malgré le fait que des gens ont un peu du mal à se concentrer, personne ne semble rencontrer de problème, déclara la blonde.
Il ne restait plus que deux personnes et elle pourrait enfin rentrer chez elle. Vingt minutes de bus et son lit l'accueillerait. Comme son ventre se récria, la jeune fille décida qu'elle mangerait une part de pizza mais ensuite elle tomberait dans les bras de Morphée.
– Verloit Théo ?
– Il semble s'être bien intégré dans la classe malgré... tout ça. Il est assez discret donc peut-être que travailler l'oral pour la suite serait bien.
Allez, plus qu'une dernière. Heureusement que Théo était bon élève, il n'y avait pas besoin de passer dix heures sur lui parce qu'il avait fait un feu avec sa trousse devant le lycée.
– Yamashita Aïko?
– Son français écrit s'est beaucoup amélioré mais elle n'est pas faite pour les matières scientifiques. Il faudrait peut-être arrêter de dessiner dans les cahiers en SVT, même si elle a un vrai talent. Elle aurait dû prendre l'option art !
Ça y était. Estelle se leva, dit au revoir et sortit dehors. Le soleil était déjà tombé et le froid transperçait les couches de son manteau. Elle démêla ses écouteurs et lança sa playlist automnale. Le vent piquait sa peau et les feuilles tourbillonnaient autour d'elle. La jeune fille ferma les yeux quelques instant pour recueillir l'odeur de la pluie.
Après avoir marché pendant quelques minutes, elle arriva à son arrêt de but et s'assit sur le banc. Alors qu'elle savourait les derniers instants de sa journée, elle sentit une présence à côté d'elle.
– Maël ? Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas supposé rentrer en vélo ?
– Il fait froid, noir et je n'ai pas de lumière. Je l'ai laissé au lycée, je le récupérerai demain. Tu vas devoir me supporter encore quelques minutes, expliqua-t-il avec un sourire moqueur.
– Tout ça parce que le petit a peur de la nuit ? Mais quelle injustice !
Mais iels savaient tous les deux que ce n'était pas vrai. Tout ça était un jeu qui avait commencé des années auparavant. Estelle s'était installée en CM2 avec sa famille sur le palier de Maël. Le petit garçon d'alors avait mal vécu l'arrivée d'une fille de son âge dans sa vie et il l'avait embêté. Mais Estelle n'avait pas été en reste et leurs joutes avaient commencé. Au fil des années, elles se faisaient pourtant plus drôles avec toujours un sourire aux lèvres. Et cette année, être de nouveau dans la même classe les avait rapproché.es. Leurs discussions n'étaient plus des disputes et iels avaient même fini par manger ensemble de temps en temps.
La jeune fille aimait ça. Elle se sentait en sécurité avec lui. Ce n'était pas la personne en qui elle avait le plus confiance – mais en qui alors ? – mais c'était un sentiment confus qui faisait qu'elle n'avait pas peur de se sentir ridicule. Il se moquerait d'elle mais il ne la jugerait pas.
– Je sens que dès que je vais rallumer mon tél, je vais me faire agresser de messages pour savoir que les profs pensent d'eux. J'ai vraiment la flemme de faire ça ce soir ! râla la déléguée.
– Je te fais une synthèse rapide : le prof d'Histoire n'a pas retenu les prénoms de seulement trois personnes dans la classe et, à notre plus grand étonnement, c'est celui des trois filles qui viennent d'Algérie et de Tunisie. Coïncidence ? Je ne crois pas ! Notre prof de sport nous adore parce que l'on a les meilleurs temps en course et notre prof de maths aussi sauf que là c'est simplement grâce à notre génie.
La jeune fille éclata de rire. Il continua jusqu'à ce que le bus arrive et recommença quand iels se furent assis.es. Estelle laissa sa tête reposer contre la vitre, regardant le visage de Maël éclairé par les faibles lumières. L'odeur familière du bus se mêlait au parfum de la lavande qui émanait de son pull. La jeune fille resserra les pans de sa veste en jean et se cala dans le coin.
– La prof de français trouve notre niveau très hétérogène – en même temps certain.es font des disserts de trois pages mais d'autres ne connaissent pas le conditionnel. Conclusion : nous sommes incroyables !
– Tu ne peux t'arrêter là alors que tu n'as même parlé du prof de SES qui ne comprend pas pourquoi on bavarde alors qu'il nous parle de pourcentages pendant trois cours. C'est pourtant fondamental ! ironisa-t-elle. Il y a aussi le prof de physique qui semblait assez saoulé de devoir venir à 18h, simplement pour nous et la prof de latin qui lisait sous la table.
Iels éclatèrent de rire faisant se retourner une vieille dame, ce qui n'empêcha pas Maël de continuer à singer leur prof d'anglais entrain de débattre avec la CPE pour savoir si oui ou non, les galettes à la tartiflette étaient acceptables.
Le bus était presque vide. Avec le rire du garçon, la musique qui venait de son écouteur et les reflets de la nuit, ce moment semblait hors du temps. Comment la Terre pouvait-elle tourner alors qu'elle souriait ? Comment les tracas pouvaient penser la rattraper alors que son cœur était chaud et que les pensées ne tournaient plus dans sa tête ?
– Tu penses qu'il a quoi Théo ? demanda soudainement le garçon, la remarque de leur professeuse principale lui trottant dans la tête depuis un petit moment.
– Tu es pote avec lui, non ? C'est toi qui est supposé savoir.
– Je ne suis pas hyper proche de lui non plus... Il ne m'en a pas parlé en tout cas.
– Si ça se trouve c'est un vampire !
L'adolescente regretta tout de suite d'avoir dit ça car elle se retrouva propulser contre la vitre à cause d'un virage trop brusque.
– Mais il peut rester en plein soleil sans être réduit en cendres !
– Dans Buffy, il y a une bague qui le permet, répliqua Estelle.
– Et on entend plus parler du joyau après, comme par hasard ! C'est vrai que ta théorie se tient.
La jeune fille esquissa un sourire ravi. Le garçon la surprenait souvent – comme la fois où il lui avait avoué que son dessert préféré était le gâteau aux carottes – et découvrir qu'il aimait (ou du moins connaissait assez pour avoir vu cet épisode) Buffy contre les vampires le rendait encore plus surprenant.
– Je crois qu'il y en ait question dans la série Angel mais je ne l'ai pas vu. Et tu connais Buffy ?
– Bien sûr que oui ! répondit-il. Je n'ai regardé que jusqu'à la saison 4 mais j'adore. Tu crois vraiment que je ne reconnais pas la supériorité de Willow ?
– Willow ? Tu ressembles plus à Alexander pourtant, se moqua-t-elle.
Il eût une expression indignée et lui donna un petit coup sur l'épaule.
Estelle aurait voulu que Séléné arrête la course de son char et que ce moment ne s'arrête pas. Il n'y avait pas de pensées intrusives, d'anxiété ou de stress. Simplement elle, Maël et les étoiles. Mais le monde tourne sans cesse sans se préoccuper des fourmis humaines. Peut-être pour le mieux ?
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