À nos âmes perdues
Version intégrale, non réécrite.
(la mise en page est nulle, j'essaie de corriger ça dans le wek-end)
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★ Fragment d'âme ★
La nuit tombe sur la ville
Et les enfants rêvent.
Une lumière,
Puis deux.
Un monde mystérieux
S'allume.
Rempli de rires et de chuchotements,
D'amour,
Et d'amusement.
Les amoureuses déambulent
Et se disent des secrets sous la lune.
Certains dansent,
D'autres chantent
Et la rue, en émoi, se met à parler.
Des histoires d'un soir,
Les amitiés oubliées.
La violence et le sang,
Le bonheur et les chants.
Mais le temps s'écoule, insensible
Sur la ville qui brille
Ne laissant que le rêve de cette nuit
Où tout nous a semblé
Possible.
Ce jour où tu m'as manqué
et poussa un long soupir. Elle se tenait devant un grand portail qui donnait accès à un château. Si le cadre boisé était très différent de celui de son ancien collège, les bruits restaient les mêmes. On entendait des exclamations, des cris de joie et de déception. L'excitation de la rentrée n'était pas différente à celle des sixièmes.
Ses parents avaient longtemps hésité avant de l'envoyer dans ce lycée privé. Sa mère ne jurait que par l'école publique et gratuite. Mais Maxine ne voulait pas aller dans le même lycée que ses amies et celui-ci était peu cher, tout en proposant des activités qui rentabilisaient le coût. Ses parents avaient cédé. Maintenant, c'était son devoir d'être heureuse.
Elle réajusta son sac à dos sur son épaule, vérifia que ses chaussures étaient propres et entra dans la cour. Elle esquiva quelques élèves pour enfin arriver aux tableaux d'affichages. Alors qu'elle y était presque, elle faillit trébucher sur le pied d'un garçon. Il était adossé à une colonne, un livre dans les mains.
La jeune fille voulut s'excuser mais le regard noir du garçon la fit reculer. Elle nota dans sa tête le nom du livre – Le Chant d'Achille – et alla chercher la classe dans laquelle elle était. Alors que Maxine avait enfin trouvé son nom, une fille lui tapota l'épaule :
– Cassie !
La jeune fille se dégagea et darda un visage légèrement énervé vers celle qui venait de la déranger. C'était une fille au visage rond qui la regardait avec un air confus et gêné. Malgré cela, un reste de sourire ornaient ses lèvres et ses yeux brillaient.
– Je suis vraiment désolée ! De dos, tu ressembles à une amie et je vous ai confondu.
Maxine fit un petit sourire. D'habitude, seules les personnes dont elle était vraiment proche pénétraient dans son espace vital et cette brusque intrusion l'avait surprise.
– Pas de problème... Aïko ? tenta-t-elle.
– Oui c'est ça. On se connait ?
– Non pas vraiment. Si je ne me trompe pas, tu étais dans la classe d'une amie et elle m'avait dit que tu venais d'arriver en cours d'année. Mais on ne s'est jamais rencontrées.
Sa camarade hocha de la tête puis se tourna vers les listes. Quand elle trouva enfin son nom, elle poussa une exclamation surprise.
– Seconde Bleue ? On m'avait dit que c'était un lycée un peu bizarre mais je préfère ça qu'à être en Seconde F ou pire, avec des chiffres.
Maxine sourit distraitement et ajouta :
– Je suis dans la même classe.
– C'est vrai ? Alors, laisse-moi deviner ton prénom... Estelle ?
La rousse fit non de la tête mais n'ajouta rien de plus. La jeune fille semblait amusée à l'idée de trouver son nom, elle n'allait pas lui gâchait son plaisir. Aïko parcourait la liste, faisait des petits marmonnements puis se tournait vers Maxine comme pour évaluer si tel ou tel prénom lui convenait.
– Hum... Aïssa ?
Voyant la moue de la rousse, Aïko prit son doigt et ferma les yeux. Elle le laissa choisir sa prochaine tentative.
– Maxine ?
– C'est ça.
La japonaise leva son poing en signe de victoire. Alors qu'elle allait rajouter quelque chose, un air de jazz retentit en fond. Elles se regardèrent avec étonnement mais virent qu'il n'y avait plus beaucoup de personnes dans la cour.
– C'était la sonnerie, ça ? Je veux bien croire qu'on est dans un lycée privé, mais ils auraient pu mettre quelque chose de plus reconnaissable ! râla Maxine.
Les deux jeunes filles se mirent à courir vers l'intérieur. Elles prirent le premier escalier venu et se retrouvèrent dans une tour. Des bruits sortaient d'une salle et elles décidèrent de tenter leur chance.
Heureusement pour elles, une feuille de papier était collée sur la porte et elle indiquait :
SECONDE BLEUE – Mme Chevalier
Maxine toqua sur la porte entrouverte et une voix leur parvint :
– Vous pouvez entrer. Vous n'êtes pas les dernières.
La jeune rousse alla s'asseoir au deuxième rang, près de la fenêtre. La vue était magnifique. Un grand parc s'étendait et elle pouvait voir des oiseaux qui chantaient. Malgré la chaleur étouffante de cette rentrée, Maxine se sentait bien. Ce premier quart d'heure aurait pu être pire : elle avait « sympathisé » avec une autre fille et elle n'avait pas été oubliée de la liste de classe, comme cela lui était arrivé en sixième.
Elle se pencha pour sortir sa trousse et vit que la brune de tout à l'heure s'était installée à côté d'elle. Maxine termina ce qu'elle avait commencé à faire et dit :
– Pourquoi t'es là ? Tu n'as pas d'amies ?
Puis, se rendant compte que ce n'était pas la meilleure chose à dire à la personne qui avait couru dans les couloirs avec elle, elle se reprit :
– Tu peux rester là si tu veux. Ça m'a juste étonné.
Elles patientèrent pendant encore quelques minutes et quand toute la classe fut arrivée, leur professeuse prit la parole :
– Bonjour chèr·es élèves. Je suis votre professeuse de mathématiques et votre professeuse principale, Madame Chevalier. Comme vous avez pu le remarquer, ma salle est placée à l'écart mais j'attends de vous que vous soyez à l'heure.
Elle attendit que tout le monde la regarde et soit attentif·ve pour reprendre :
– Cette année, la seconde, est une année décisive. Non pas à cause du baccalauréat qui est encore lointain (même si je suppose que vous allez beaucoup en entendre parler) mais à cause de votre orientation. Cette année, vous allez devoir choisir quelles seront vos futures spécialités et votre future filière, à défaut de votre futur métier. Vous ne savez peut-être pas ce que vous allez faire plus tard et c'est tout à fait normal. Je suis justement là pour répondre à vos questions et pour vous aider à redresser la barre s'il le faut. Car les bonnes notes, ça ne sert pas qu'à faire plaisir à vos parents ou à vous vanter devant les copains. Ça sert à pouvoir faire que l'on veut plus tard.
Devant l'air d'ennui de ses élèves, elle précisa :
– Même pour celles et ceux qui voudrait faire des filières communes. Il y a énormément de demandes sur certaines, donc il vous faut avoir un bon dossier.
Elle fit une pause et regarda chaque élève. Certains étaient en train de chuchoter à voix basse, pensant qu'elles ne les voyaient pas. D'autres avaient déjà sorti toutes leurs affaires et la regardaient attentivement. Un garçon regardait pensivement par la fenêtre tandis qu'une autre coloriait son agenda. Frédérique Chevalier adorait observer ses élèves avant de les connaître réellement. Cette activité lui permettait de cerner l'ambiance de sa classe et qui il fallait éviter de faire travailler ensemble.
Elle remarqua rapidement la japonaise dont lui avait parler sa collègue de français du collège : elle parlait plutôt bien cette langue mais avait quelques lacunes en écrit. Frédérique Chevalier haussa les épaules. Ce n'était que le premier jour, elle découvrirait sa classe en profondeur plus tard. Elle frappa dans ses mains pour attirer leur attention.
– Je vais maintenant vous donner votre emploi du temps, vous recevrez vos cartes de lycéen ou de lycéenne un peu plus tard dans le mois. Normalement dès la semaine prochaine, mais elles ne sont toujours pas arrivées...
Elle les distribua lentement, s'amusant de voir l'air impatient de ses élèves qui semblaient réveillés pour la première fois depuis le début de cette rentrée. Elle vit des mines réjouies et d'autres plutôt tristes de finir à 18h le vendredi – une des conséquences de faire latin.
– Je vais vous marquer la liste de vos profs sur le tableau, il faudra les retenir le plus rapidement possible.
Mme Chevalier, professeuse de mathématiques et professeuse principale
M. Ergott, professeur d'histoire
Mme Murail, professeuse de français
M. Rowden, professeur d'anglais
Mme Negean, professeuse d'allemand
Mme Guilbert, professeuse de SVT
M. Merle, professeur de physique-chimie et de SNT
M. Chérer, professeur de SES
Mme Amantine-Dupin, professeuse d'EPS
Mme Kérier, professeuse de latin
– Professeuse ? s'étonna un garçon. C'est super bizarre... Et pas très beau.
– Merci pour cette remarque constructive, Raphaël. Je ne crois pourtant pas vous avoir posé une question et comme je ne souffre pas de troubles de la mémoire, merci de vous taire. Si c'est un sujet qui vous intéresse, vous pourrez parler de l'écriture inclusive avec Madame Murail. Et j'espère que les vacances ne vous ont pas fait oublier les bonnes manières. Il faut lever la main avant de prendre la parole.
Le garçon rougit mais ne répliqua rien.
– Maintenant, dites-moi ce que vous faites là. Cette question peut vous sembler étrange mais dites-moi réellement pourquoi vous êtes avachi·es sur cette chaise au lieu de dormir dans votre lit.
– Parce que nos parents nous y obligent ?
– C'est une réponse possible, acquiesça Madame Chevalier, sous les regards étonnés de ses élèves. Prenez une feuille et marquez – anonymement ou non – la réponse à ma question.
« Je viens pour échapper à l'ambiance triste de ma famille. »
« Parce que je n'ai pas le choix ! »
« Simplement parce que j'aime apprendre. »
« Pour les potes. »
« Bonne question. »
Le reste de la journée se passa dans un calme relatif. Leur professeuse principale leur montra le manoir, pour qu'iels apprennent à se repérer, et elle prit des photos pour le trombinoscope. Elle leur présenta aussi les activités : le journal, le club théâtre ou le cours de dessin, par exemple.
Quand Maxine rentra chez elle, elle se dit que cette année ne serait peut-être pas si nulle finalement. Elle avait un peu discuté avec Aïko et la jeune fille était vraiment gentille.
Cette première semaine de cours passa à toute vitesse. La jeune fille avait à peine eu le temps de respirer qu'elle se termina. Elle était assise à côté de la japonaise dans presque tous les cours et ça lui suffisait.
***
Madame Negean, professeuse d'allemand depuis de longues années, regarda entrer sa bruyante classe de Seconde Bleu. Elle leur fit passer une feuille pleine de questions – en allemand pour la plupart. Devant leur mine abasourdie, elle en déduisit qu'avoir des LV2 n'était décidément pas la même chose qu'avoir des LV1 et elle maudit discrètement le proviseur. Elle répondit à leurs interrogations : oui, iels devaient répondre en allemand, non, on ne s'aidait pas du téléphone mais on pouvait prendre les manuels au fond de la salle, ça leur apprendrait l'autonomie. Au bout de quelques minutes, elle poussa un grand soupir et se mit à déambuler dans la salle pour voir où en étaient les élèves.
Certains et certaines avaient déjà abandonné mais elle vit avec plaisir d'autres élèves en train de remplir sa fiche. Elle remarqua quatre ados qui s'entraidaient mutuellement et décida de passer outre pour une fois. Mais qu'est-ce qu'elle détestait les futiles bavardages ! Avoir une classe aussi remplie n'aidait en rien.
En voyant la copie déjà terminée d'un garçon, elle sourit et survola les réponses : parfait ! Au moins un élève qui connaissait correctement ses déclinaisons. Il lui sourit mais baissa son regard vers sa feuille. Son voisin bataillait pour s'en sortir et semblait avoir perdu toute trace d'allemand pendant l'été.
La classe, commençant à s'apprivoiser, augmenta d'un cran le niveau sonore. La professeuse frappa dans ses mains et leur demanda de baisser d'un ton. Elle savait que d'ici la fin de l'heure elle aurait attrapé une migraine mais préférait la contenir la plus possible. Catherine Negean s'était toujours demandé comment ses élèves faisaient pour être toujours en forme à 8h du matin. Devant l'ébullition de sa classe, elle comprit que les élèves ne l'étaient simplement que lorsqu'iels en avaient envie. Si jamais elle leur demandait de lui réciter les prépositions avec le datif, une apathie collective retomberait dans la classe. Son regard croisa celui d'une rousse – une teinture, indubitablement – qui essayait tant bien que mal de remplir sa fiche. La professeuse s'approcha :
– Hast du ein Problem?
– J'aimerais savoir comment on dit voyager, j'ai oublié.
– In deutsch, bitte.
– Wie sagt man « voyager » in deutsch ?
– Reisen.
Et elle s'éloigna pour aller cette fois aider le groupe qu'elle avait remarqué juste avant.
À la fin du cours, les élèves s'en allèrent, soulagé.es de pouvoir enfin quitter l'allemand pour... du français, ce qui ne ravissait pas tout le monde. Deux heures dès le lundi matin, même séparées par une récréation, ce n'était pas facile. Leur professeuse leur adressa un petit sourire et leur demanda de ranger leurs manuels car la classe allait d'abord faire une rédaction. Les élèves se regardèrent en se demandant pourquoi le destin leur en voulait tant et sortirent une copie.
– Vous allez devoir inventer un poème sur l'amour. Cela peut être l'amour amoureux, filial, amical... Il peut être en rimes, en alexandrins ou pas, si vous le souhaitez. C'est quelque chose de très libre, il faut simplement que ce soit un poème, mais il peut être en prose ou en vers.
Madame Murail s'approcha d'Aïko :
– Vous faîtes ce que vous pouvez. Ce n'est pas grave s'il y a des fautes d'orthographe, le but est que vous écriviez.
La japonaise hocha de la tête et demanda à Maxine :
– C'est quoi la différence entre prose et vers ?
– En prose, c'est l'écriture qu'on utilise habituellement et les vers c'est... je ne sais pas trop comment expliquer mais comme les paroles d'une chanson. Ce n'est pas très clair, désolée... C'est quand tu vas à la ligne, en gros.
– J'ai compris le principe mais comment on fait pour savoir si c'est un poème ou pas, alors ?
– On peut voir si c'est poétique ou pas... Mais c'est un peu confus pour moi.
– Tu vas faire quoi ?
– Aucune idée... Je vais essayer d'écrire un peu puis je verrais ce que ça donne.
L'heure de la récréation arriva bien trop vite pour certain.es élèves qui avaient à peine écrit quelques lignes mais la professeuse les rassura : iels pourraient continuer l'heure suivante.
Une élève demanda si cela serait noté, récoltant son regard noir. Pour éviter de se récolter un 3 dès la première semaine, tout le monde essaya de faire de son mieux. Le résultat ne fut pas toujours très concluant.
Il y a certains jours où j'aimerai te garder contre ma peau. Où j'aimerai que tu me regardes encore et encore comme si tu m'avais toujours aimé. J'aimerai que tu me murmures des mots qui trouvent leur beauté dans la nuit. J'aimerai que tu m'aimes. J'aimerai que la douceur de tes lèvres ne soit plus un souvenir. J'aimerai connaitre ton âme comme je t'offre la mienne. J'aimerai aimer éternellement la courbe de tes yeux. J'aimerai que mes jours soient les tiens, que ton soleil se lève sur ma nuit, que la pluie sur mes joues soit effacée par tes bises caressantes. J'aimerai tant de choses qui jamais ne se réaliseront car tu n'existes plus. J'aimerai que le temps n'efface pas ton souvenir.
La rousse avait au début tenter d'écrire quelques vers mais elle avait fini par abandonner. C'était dans la dernière demi-heure qu'elle avait réussi à trouver ce poème. Maxine n'en était pas particulièrement fière, mais elle avait déjà fait pire.
***
Aïko rangeait tranquillement ses affaires, quand elle entendit des chuchotements derrière elle. Elle essaya de ne pas se retourner mais chacune des paroles lui transperçait le cœur.
– Elle ne peut pas se dépêcher la grosse ? Ce n'est pas possible de prendre autant son temps !
– Laisse-la, elle n'a tellement pas l'habitude faire du sport que simplement bouger ses grosses fesses lui prend des heures.
– Je me demande bien comment on accepte que des gens vivent comme ça, rajouta une autre fille.
La japonaise retint ses larmes. Elle avait beau avoir l'habitude de paroles aussi désagréables, ces commentaires ne cesseraient jamais de la toucher. Oui, elle n'était pas parfaitement fine, et alors ? Qu'est-ce que cela pouvait leur faire ? Est-ce qu'elle les gênait, de par son corps ? Elle les mettait mal à l'aise ? Et bien tant mieux, se dit-elle. Elle n'était peut-être pas aussi mince qu'elles mais au moins, elle s'acceptait à peu près et n'avait pas besoin de critiquer les autres pour être bien dans sa peau.
- Je vais t'aider, attends.
La brune se tourna vers Maxine qui arrivait vers elle. Son amie marchait tranquillement quand elle fit soudain un pas de côté et écrasa le pied d'une fille qui s'était moquée.
- Mais ça va pas la tête ? Tu m'as fait super mal !
- Oh, je suis désolée, répondit la rousse avec un sourire innocent. Je n'ai vraiment pas fait exprès.
Mais dès qu'elle se tourna vers Aïko, elle lui fit une léger clin d'œil. La japonaise rit doucement. Maxine était décidément une personne formidable.
- Tu n'aurais pas dû, dit-elle tout de même.
- Je ne vois pas ce que tu veux dire, je n'ai absolument pas fait exprès.
- Sincèrement... Pourquoi tu l'as fait ?
- Parce que ces filles sont vraiment arrogantes et ne méritent pas mieux. On y va ?
Un garçon dans la classe sourit en entendant ses mots. Il n'avait pas osé répliquer quoi que ce soit au groupe de filles. Il n'était pas très courageux et de toute façon, il ne connaissait pas de phrases cinglantes. Alors il était content que la jeune fille ait été vengée.
Lettre à une amie (ou qui que tu sois)
Poline Jean Lecomte,
J'estime avoir le droit de t'appeler comme ça après ce que tu as fait. Lorsque l'on abandonne sa meilleure amie sans même un revoir, il faut faire face à ses responsabilités ! En disparaissant du jour au lendemain, sans laisser d'adresse et en arrêtant de répondre aux messages, tu dois avoir bafouer un certain nombre de commandement du Code de l'Amitié (ça doit bien exister quelque part). Mais tu t'es sûrement dit que c'était une simple aventure et la petite Maxine ne t'en voudrait pas trop. Te connaissant, tu ne penses déjà plus à moi. Tu as toujours oublié les choses importantes...
Je suis allé voir tes parents pour savoir où tu étais, en bonne amie qui se respecte (ce qui n'est pas ton cas, je te rappelle). Et bien ta mère m'a reçu extrêmement cordialement, en se contentant de me dire qu'elle ne voulait pas de moi ici. Ça change de la fois où elle m'avait tout simplement claqué la porte au nez. Elle s'améliore, je trouve.
J'espère que tu t'amuses bien, entourée de personnes blanches, riches et normales. Pas de fille féministe qui t'a fait part de ses interrogations, de ses peurs et de ses colères. Tu te trouveras un petit ami fantastique et qui plaira à tes parents. Vous vous aimerez tellement que vous vous marierez et aurez pleins de mioches. Lors du mariage, tu te souviendras de ta meilleure amie du collège que tu as laissé seule pour aller roucouler avec les petits suisses. Alors, pour te faire pardonner, tu lui enverras un faire-part. Sache que je n'irai pas à cette belle cérémonie pleine de stupides personnes ne pensant qu'à leur porte-monnaie.
Tu te dis peut-être que je suis injuste et jalouse mais comment voudrais-tu que je réagisse quand j'ai appris par notre prof de français que tu étais partie dans un internat privé en Suisse. Cette vieille pie était toute fière d'avoir écrit une lettre de motivation pour te faire accepter. Alors, non, je ne suis pas en colère. Si je l'étais, j'aurai réussi à t'envoyer une chemise pleine de sang de centaure. Je suis simplement triste et trahie. J'espère que tu es heureuse. Parce que ce n'est clairement pas mon cas.
Détestablement,
Maxine
Je sais que tu ne recevras jamais cette lettre car je n'ai pas la moindre idée de là où tu es mais va au diable, Poline.
– Extrait du Journal –
Cher Journal,
Ça fait approximativement trois ans que je ne t'ai pas ouvert mais figure-toi que je n'ai plus personne à qui me confier donc je suis obligée de recommencer à écrire mes pensées comme une adolescente dans les séries américaines. Que dire ? Je ne suis plus au collège – et heureusement. L'affreuse Poline de ma sixième est devenue ma meilleure amie puis est redevenue une horrible personne. Tu n'as pas besoin de détails, comme elle ne fait plus partie de ma vie. J'ai parlé à une fille aujourd'hui qui m'a l'air quelque peu dérangée. Mais sympa. On verra bien.
Ma prof de maths est cool et féministe donc ça pourrait être pire. Toutes les personnes de ma classe font allemand mais on se demande pourquoi certains et certaines ont choisi cette langue (c'est soit une erreur dans leur dossier soit des extraterrestres ont interféré dans leur dossier et je penche plutôt pour la deuxième option). Je ne sais pas trop quoi te dire d'autre...
J'ai perdu l'habitude d'écrire à une personne qui n'existe pas. Trop de choses ont changé dans ma vie pour que je retrouve l'aisance que j'avais avant. Est-ce que j'arriverai à retrouver ma petite fille intérieure qui avait besoin de son journal pour vivre ? Qui ne parlait qu'à lui ? Je n'en sais rien. Je ne sais rien ! Et je ne supporte pas d'être aussi perdue alors qu'il y a encore quelques mois tout allait très bien ! Je savais que je voulais devenir avocate, je savais que si j'avais un coup de blues ma satané meilleure amie serait toujours là pour moi mais non ! Même elle a fini par partir ne me laissant pas même son numéro ! Parce qu'elle en a changé. Je n'en peux plus ! Je ne sais pas comment je vais survivre à cette année.
Mais je vais sourire. Et les gens seront très contents car iels se diront que je vais bien et que c'est génial. Je raconterais des anecdotes sans importance à mes parents, qui les convaincront tout à fait. Iels regarderont mon bulletin, fier.es de moi (à part pour l'allemand mais bon...). J'ai envie de pleurer.
Tu fais du bien n'empêche, cher journal. J'ai bien moins envie de frapper quelqu'un pendant des heures (mais n'hésite pas à m'offrir un punching-ball pour noël).
Maxine
Elles vivent la nuit, mieux vaut s'enfuir. Ces choses ailées ne font pas rire.
Maxine appuya sur la sonnette, soudainement intimidée. Lorsqu'Aïko l'avais invité à regarder dormir chez elle cela lui avait paru une bonne idée mais la jeune fille se demandait maintenant si ce n'était pas une grave erreur. Les parents ne l'appréciaient pas la plupart du temps et elle détestait faire mauvaise impression. Alors que son cerveau se remettait à penser à toute allure, la porte tourna, laissant apparaître une femme avec un tablier autour de la taille et un sourire aux lèvres.
– Ma chérie ! Ton amie est arrivée !
Mme Yamashita lui fit la bise et la pressa de rejoindre sa fille dans sa chambre. LA rousse entra dans la pièce et découvrit une nouvelle facette de la japonaise : l'art. Tout le mur était recouvert de peinture. De grandes taches de-ci de-là formaient une grande œuvre abstraite qui lui plut tout de suite. Voyant son regard, Aïko rougit l'amena précipitamment sur le canapé.
– Tu ne m'en avais jamais parlé !
– Ce n'est pas si intéressant...
Maxine allait répliquer mais la jeune fille ne lui en laissa pas le temps et lui proposa trois films : Jumanji 1, Wonder Woman ou Pirates des Caraïbes.
– Je vais choisir Jumanji, je ne l'ai jamais vu.
– Tu ne l'as jamais vu ? Quelle horreur ! Je vais remédier tout de suite à ton manque de culture.
Elles tombèrent tout de suite d'accord sur le fait que rien ne valait la version originale sous-titrée et s'installèrent confortablement avec un bol de bonbons. Le film commença et fut ponctué de rires, de commentaires sarcastiques et de bagarres pour savoir qui prendrait le dernier bonbon. L'après-midi passa rapidement.
– Gâteau à la betterave ou à la courge ?
– Je dirais... Betterave, c'est meilleur. Pas de bras ou pas de jambes ?
– Comme « pas de bras pas de chocolat » or le choco c'est toute ma vie, pas de jambes.
– Ça se tient.
– Dormir avec deux serpents ou dans le nid d'un aigle ?
– Euh... Rien ? Les serpents je pense, peut-être qu'ils ne sont pas venimeux.
Lorsqu'on les appela pour venir manger un goûter, les deux filles se précipitèrent (ça creuse de combattre des créatures féroces, même à travers un écran). La mère d'Aïko leur avait fait un délicieux fondant au chocolat que Maxine accompagna d'une tasse de lait. Elle fit ainsi la rencontre de Shingo et de Hugo, les deux petits frères qui avaient respectivement 11 et 7 ans. À la plus grande consternation de leur grande sœur, ils accaparèrent la rousse pendant tout le goûter. Le père d'Aïko passa en coup de vent, voulant savoir qui était la nouvelle amie de sa fille :
– otōsan,ogenkidesuka?
– hai ! anatawa ? Shingochan to Hugochan imōto notomodachi ounzarisasenaide kudasai !
– otōsan...
Quand les filles revinrent dans la chambre, elles parlèrent du film et inventèrent des histoires sur ce qui aurait pu se passer ensuite. Lorsque Maxine dût partir, elle ne s'était jamais aussi bien sentie depuis longtemps. Pour la première fois depuis la rentrée, elle parla avec ses parents de sa vie, de ses goûts lors du repas.
Le lendemain, les deux adolescentes avaient nouées une nouvelle complicité qui surprit les élèves de la classe. Alors que la jeune fille les avait habitué.es à être solitaire, iels la voyaient désormais bavarder en cours, rire parfois et même parler à d'autres personnes. Lisa, une fille qui était elle aussi au collège Frida Kahlo, vient voir Maxine et Aïko. Elles parlèrent un peu mais notre jeune héroïne chuchota à l'oreille de son amie :
– Je te préfère quand même, hein. Elle est insupportable dès qu'elle parle des autres.
La rousse eût un onze en allemand mais la professeuse lui assura qu'elle pourrait se rattraper lors d'une autre évaluation. Bref, tout allait bien.
Maxine était assise sur le muret, les jambes battant avec la précision d'un métronome. Elle ne pensait pas vraiment. La jeune fille sentait sur son visage tomber quelques gouttes de pluie. Ses cheveux n'allaient pas tarder à dégouliner mais pour l'instant, elle voulait oublier qu'il y avait un passé et un avenir. La rousse voulait oublier la douleur lancinante qui perçait son cœur et s'abandonner au mauvais temps. Les nuages gris menaçant ne lui faisaient pas peur : elle avait les mêmes dans la tête. L'odeur de la terre mouillée monta doucement à ses narines lui rappelant des souvenirs qu'elle aurait préféré oublier.
Des éclats de rires sous la pluie, des bottes jaunes sautant dans les flaques d'eaux et son sourire. Ce petit sourire du coin des lèvres qui illuminait son visage. Qu'importe l'orage, puisqu'il y avait ce sourire, qu'importe la colère, puisqu'elle était là.
Un parapluie rouge qui se déploie au-dessus de sa tête, des gants bleus mités par le temps et ses cheveux blonds. Ses cheveux qui formaient une auréole, lui donnant l'impression d'être amie avec une ange. Ses cheveux qui viennent délicatement effleurer son cou.
Une course-poursuite dans la boue, le nez qui coule et ses yeux qui pétillent. Même avec son rhume hivernal, ses yeux ne perdaient pas de leur vivacité. Pour quelqu'un d'autre, cette couleur verte et marron sans rien de spécial n'aurait rien signifier. Mais pour Maxine, ces deux petites billes rappelaient les parties de cache-cache dans les bois bordant le village, les châteaux de sables sur la plage et les chocolats dégustés sous la couette.
Elles avaient beau se croire grandes, elles étaient des enfants. Des enfants qui ne pensaient pas au lendemain, trop occupées à rire et à jouer. Des enfants qui grandissaient sans s'en rendre compte. Les batailles inventées avec des bouts de bois et des pommes de pin furent remplacées par des déambulations dans la cour. Mais qu'importe ! Elles restaient là, toutes les deux.
Une main sur son épaule vint couper les pensées divagantes de Maxine. Une jeune fille dans un manteau bleu, la capuche rabattue sur la tête, s'installa près d'elle. Elle ne dit rien. Elle avait vu que les gouttes d'eau sur les joues de son amie n'étaient pas de la faute du ciel. Elle se contenta juste d'être là.
- Merci.
Le cœur d'Aïko se brisa quand elle entendit la tristesse dans ces cinq petites lettres. Elle ne savait à travers quoi Maxine était passée pour se sentir obligée de la remercier alors qu'elle n'avait rien fait mais elle ne lui posa les questions qui fusaient dans son esprit. Elle se contenta de prendre sa main et de la serrer. Elle dit tout de même :
- Je ne fais rien.
- Tu es là.
– Extrait du Journal –
Cher Journal,
Il faudrait vraiment que je pense à te trouver un nom si je continue à écrire si souvent. Soit je te trouve un nom... original on va dire comme Gertrude ou alors Harlaud. Soit je te trouve un nom d'écrivain.e célèbre... Il y a Virgina Wolf mais elle s'est suicidé et j'espère que toi tu ne le feras pas, Jane Austen (Orgueil & Préjugés, mon amour) ou Victor Hugo. J'aime bien Victor donc bienvenue dans ma trépidante vie, Vicky. Tu vas supporter mes râleries, mes délires qui partent dans tous les sens et mes lamentations incessantes. Oui, comme un ami mais qui n'a pas le droit d'en placer une.
Aujourd'hui, je suis allé au parc avec ma mère et je me suis ennuyée comme pas possible. J'aime ma mère mais comme elle marche lentement, je suis obligée de me restreindre et ça me saoule. En plus, je connais cet endroit depuis ma naissance donc mon niveau de passion n'est pas au plus haut. Elle m'a demandé si j'avais lu « Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur » qu'elle m'avait recommandé, ce qui a été notre seule discussion. Je pense clairement pouvoir postuler à la tête des Filles Ingrates. Sinon, j'ai fait mes devoirs et je vais sûrement me faire encore plus défoncer en allemand que les années précédentes. Youpi ! La prof me regarde déjà comme si j'étais une catastrophe et je pense que lorsqu'elle verra mon expression écrite, elle tombera dans les pommes. Je vise actuellement le huit.
J'ai aussi fait des cookies et mon père m'en a volé un ! J'ai failli allait chercher un couteau dans la cuisine mais il a réussi à m'amadouer avec un Marvel. Il connait trop bien mes faiblesses... Parce que normalement, je dois les amener au lycée demain pour qu'on se fasse une orgie de gâteaux avec Aïko. Comme il y en avait un nombre impair, j'ai dû en manger un. C'est pas de ma faute ! En vrai, elle est cool. Et elle est forte en anglais (alors qu'elle parle déjà japonais et français) donc elle est devenue mon dictionnaire ambulant. Pour revenir à l'amour de ma vie (la nourriture, évidemment), je sens que je ne vais pas trop manger ce soir car je sens la délicieuse odeur du poisson.
Demain, ma super journée commence avec deux heures – à suivre – de SNT. C'est-à-dire que l'on va faire du python, s'énerver contre les ordis qui buggent (en essayant de ne pas les jeter par la fenêtre) tout en s'endormant à moitié. Oui, ça va être une belle journée. Et toi Victor Hugo, qu'est-ce que tu vas faire ? Si tu pouvais faire une réécriture des Misérables en enlevant les dix-neuf chapitres sur la bataille de Waterloo, ce serait génial. Si tu veux quand même en parler, tu peux juste dire : « Napoléon est allé se battre contre ses ennemis et puis il a perdu ». Je trouve ça clair, concis mais en même temps assez complet, non ? Si tu as le temps, tu pourrais aussi nous faire quelques nouvelles, histoire que l'on arrête d'étudier Guy de Maupassant à tout bout de champ. Je l'aime bien mais j'atteins mon niveau de saturation. Et une nouvelle réaliste par-là, et une autre fantastique par-ci... Faut le dire si je me plains trop. Parce que je sais que mon naturel bavard est un peu envahissant mais je ne mors pas. Enfin, à part si j'ai vraiment faim.
Maxine
Tableau
Déjà les prémices de l'automne arrivaient. Les feuilles prenaient des teintes dorées et le ciel noircissait de plus en plus tôt. Les matins furent plus durs, moins emplis de cette odeur spéciale que l'on ne sent qu'en été. Mais ce fut aussi le temps de gros pulls qui sentaient la lavande, des têtes remplis de devoirs, des thés bus rapidement en rentrant du lycée. C'était le temps des mains sur le radiateur, des récréations passées au chaud et des citrouilles sur le pas de la porte. C'était un temps froid mais qui conservait un peu de la chaleur des vacances passées. C'était un temps où les jours passent vite ou lentement en fonction de l'humeur. C'était le temps des conseils de classes.
Les professeurs et les professeuses regardaient sévèrement leurs élèves, les priant de se tenir bien au moins pour cette dernière journée avant deux semaines de vacances. Mais les adolescents, redevenant enfants, attendaient impatiemment de quitter enfin l'horrible prison de l'apprentissage pour retrouver le bonheur des grasses matinées. Ils parlaient dans tous les sens, organisaient des soirées, écrivaient avec peine.
– N'oubliez pas le devoir maison pour après les vacances !
(j'ai le temps, c'est pour dans longtemps...)
– Recopiez bien le cours, il y aura une évaluation dessus !
(au pire, il sera sur le groupe de classe)
– Et surtout, reposez vous !
(ne t'inquiète surtout pas pour ça)
Fin de la journée : des hurlements, des cris libérateurs, des au revoir lancés à la va-vite, des sacs mal fermés... Des parents qui s'impatientent, attendant leur grand enfant pour partir loin de la ville polluée – vive la campagne ! C'était fini pour deux semaines. Il n'y aurait plus de réveils à six heures, d'heures de colles ou de mauvaise haleine. Simplement le bonheur, le réconfort après ce marathon de sept semaines et l'oreiller pour seule compagnie. La belle vie, quoi.
Dialogues
– Je m'ennuie.
– Mange.
– Ton but c'est que je prenne dix kilos ou c'est comment ?
– C'est toi qui m'a dit que tu ne savais pas quoi faire. Je te propose quelque chose.
– Gulli a dit qu'il ne faut pas grignoter entre les repas. Ou Ludo ? Je perds la mémoire, c'est grave.
– Si tu t'es remises à regarder les chaînes de télé pour enfants, on est mal barrées.
– Tu ne m'aides pas trop.
– Je devais ?
***
– Être ou ne pas être, telle est la question.
– Il est trois heures du matin.
– Justement, je trouve que c'est la meilleure heure pour se poser des questions philosophiques. Et puis tu ne dormais pas.
– Rectification : tu m'as réveillé. Et puis pourquoi tu ne réfléchis pas toute seule ?
– La philosophie ça ne se fait pas seule.
– « Aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années. »
– Où est le rapport ?
– Il est parti en Indonésie pour se reposer.
***
– Piou.
– Canard.
– Pop. Pop. Pop.
– Carpe ?
– Raté. C'était une émission France Inter.
– Donc... ?
– Je partage la tristesse de ma vie avec toi. Je suis en train d'écouter des gens parler dans une grosse boîte communément appelée radio.
– Cool. Je n'en est strictement rien à faire.
– Tu es méchante.
– Non, honnête.
***
– Savais-tu qu'une vache ne peut pas descendre les escaliers ?
– Pourquoi ? Ne me dis pas que tu viens d'essayer...
– Noooon. Pas du tout. Redescend Germaine !
– Tu as une vache qui s'appelle Germaine ?
– Oui, c'est mon doudou.
– Le mien c'est Bourlinouchet, c'est vachement mieux.
– Il a des bourlets ? Alors, c'est vrai qu'il est haut placé dans le classement mais pas assez pour égaler Gertrude.
– Ce n'était pas Germaine ?
– Gertrude c'est mon doudou lapin. Ça ne ressemble pas pourtant...
***
– Des bonbons ou on vous jette un sort !
– Lance un sort pour voir.
– Avada Kedavra !
– Argh... Je meurs ! Dites à ma famille que je l'aime !
– Oups. Revivado !
– Tu as fait du latin où pour ne pas savoir lancer un sort correctement ?
– De tout façon on peut pas faire revivre les gens dans Harry Potter.
– Il est intelligent ce garçon...
Conseil de Classe
La salle était assez petite mais Frédérique Chevalier aimait beaucoup cette pièce. Les murs étaient d'un blanc cassé et il y avait quelques trous percés, originellement là pour faire tenir des tableaux. La vue n'était pas très intéressante et un arbre faisait cogner ses branches contre la vitre depuis des années. Pourtant la vieille table ronde, avec ses chaises en bois, lui donnait une impression d'immortalité. Peu importe que le temps passe, les meubles resteraient en place.
Elle fit entrer les délégués parents et élèves, s'assit à sa place et déclara :
– On peut commencer ! Vos retours sur ce premier trimestre ?
La majorité de l'équipe enseignante trouvait – comme chaque année – la classe un peu trop détendue mais avec une bonne ambiance. Mme Amandine-Dupin, prof de sport, félicita les Seconde Bleu pour leur enthousiasme et leur entraide, ce qui attira l'incompréhension de Monsieur Ergott, le professeur d'histoire :
– Il y a une très bonne tête de classe, il est vrai. Mais certains élèves ne se gênent pas pour faire des remarques à tout bout de champ. Et il y a tellement de bavardages ! Et puis, ce groupe de filles avec Fatima, Zina...
– Je suppose qu'il s'agit de Faharia, Zaïa et Aïssa ? demanda sèchement la professeuse principale.
Il lui jeta un regard étonné et reprit :
– Je suis désolé mais je ne pense pas qu'elles aient leur place en seconde générale, elles seraient mieux en pro. Comment a-t-on pu faire passer de telles personnes dans notre lycée ?
La prof de maths le dévisagea en se demandant pourquoi lui était dans ce lycée si c'était pour sortir des remarques pareilles mais elle se retint fortement de répondre. Elle regarda les délégué.es en train de feuilleter leurs notes, mal à l'aise.
– Nous parlerons de cela plus tard. Maël et Estelle, des choses à rajouter ?
– La classe s'entend bien dans l'ensemble et malgré le fait que des gens ont un peu du mal à se concentrer, personne ne semble rencontrer de problème, déclara la blonde.
Maël acquiesça et le reste du conseil de classe se déroula dans un calme relatif.
– Flamant Maxine ?
– Une bonne participation surtout vers la fin du trimestre. Des difficultés en allemand mais si elle y met du sien, elle va pouvoir rattraper le retard. Attention aux bavardages dans certains cours.
– Felid-Priat Estelle ?
– De très bons résultats avec une excellente participation. Il faudrait moins souvent lever la main pour ne pas que la classe se repose sur toi. Félicitations.
D'autres noms s'écoulèrent dans une ambiance détendue. La classe avait un bon niveau et cela se ressentait autant dans les notes que dans le comportement.
– Verloit Théo ?
– Il semble s'être bien intégré dans la classe malgré... tout ça. Il est assez discret donc peut-être que travailler l'oral pour la suite serait bien.
Estelle sentait qu'elle commençait à fatiguer quand le conseil de classe arriva enfin au dernier nom.
– Yamashita Aïko?
– Son français écrit s'est beaucoup amélioré mais elle n'est pas faite pour les matières scientifiques. Il faudrait peut-être arrêter de dessiner dans les cahiers en SVT, même si elle a un vrai talent. Elle aurait dû faire la filière art !
Lorsque le conseil se termina, Maël et Estelle rentrèrent tranquillement chez eux.
– Tu n'as pas pris ton vélo ? demanda la jeune fille, en remettant son sac sur son épaule.
– Il fait sombre et j'ai perdu mes lumières. Résultat, je prends le bus avec toi !
– Je vais devoir te supporter pendant encore vingt minutes... À l'aide !
– Je ne suis pas si horrible, fit-il d'un ton choqué mais iels savaient tous les deux que ce n'était qu'un jeu.
Elle leva les yeux aux ciel mais avec un sourire accroché aux lèvres. Les deux se connaissaient depuis le CM2, lorsque la jeune fille avait déménagé à côté de chez lui mais leurs longs débats avaient commencé en quatrième quand iels s'étaient retrouvé.es dans la même classe. Au départ leurs conversations n'étaient pas très cordiales mais cette année, les deux adolescent.es s'étaient un peu rapproché.es étant les deux seul.es de leur classe à venir du collège Jean Zay.
– Je sens que dès que je vais rallumer mon tél, je vais me faire agresser de messages pour savoir que les profs pensent d'eux. J'ai vraiment la flemme de faire ça ce soir ! râla la déléguée.
– Je te fais une synthèse rapide : le prof d'Histoire n'a pas retenu les prénoms de seulement trois personnes dans la classe et, à notre plus grand étonnement, c'est celui des trois filles qui viennent d'Algérie et de Tunisie. Coïncidence ? Je ne crois pas ! Notre prof de sport nous adore parce que l'on a les meilleurs temps et notre prof de maths aussi sauf que là c'est simplement grâce à notre génie.
Maël faillait tomber, ayant oublié qu'il y avait une marche pour accéder au bus. Il continua après s'être rattraper au bras de son amie.
- La prof de français trouve notre niveau très hétérogène – en même temps certain.es font des disserts de trois pages mais d'autres ne connaissent pas le conditionnel. Conclusion : nous sommes incroyables !
– Tu ne peux t'arrêter là alors que tu n'as même parlé du prof de SES qui ne comprend pas pourquoi on bavarde alors qu'il nous parle de pourcentages. C'est pourtant fondamental ! Il y a aussi le prof de physique qui semblait assez saoulé de devoir venir à 18h, simplement pour nous et la prof de latin qui lisait sous la table.
Iels éclatèrent de rire, faisant se retourner plusieurs personnes dans le bus. Ce qui n'empêcha pas Maël de continuer à singer leur prof d'anglais entrain de débattre avec la CPE pour savoir si oui ou non, les galettes à la tartiflette étaient acceptables.
– Tu penses qu'il a quoi Théo ? demanda soudainement le garçon, la remarque de leur professeuse principale lui trottant dans la tête depuis un petit moment.
– Tu es pote avec lui, non ? C'est toi qui est supposé savoir.
– Je ne suis pas hyper proche de lui non plus... Il ne nous en a pas parlé mais si ça se trouve c'est un vampire.
Le garçon regretta tout de suite d'avoir dit ça car il se retrouva propulser contre la vitre à cause d'un virage trop brusque.
– Mais il peut rester en plein soleil sans être réduit en cendres !
– Dans Buffy, il y a une bague qui le permet, répliqua Estelle.
– Et on en entend plus parler après, comme par hasard ! C'est vrai que ta théorie se tient.
La blonde le dévisagea, étonnée mais aussi secrètement ravie.
– Tu connais Buffy contre les vampires ?
– Évidemment ! Tu me prends pour qui ? Un pauvre mortel incapable de reconnaître la supériorité d'Angel sur Edward ?
Estelle aurait voulu continué à parler et à rire comme ça pendant longtemps mais le bus était arrivé à leur arrêt et leur immeuble se tenait juste à côté. Elle eût à peine le temps de lui faire un signe de la main qu'iels étaient rentré.es dans leur appartement respectif.
Lettre à une étrangère
Ça y est Polie. Cela fait trois mois que tu es partie. Trois mois que je ne te connais plus. Trois mois que je ne signifie plus rien pour toi. Et trois mois que j'aimerai que tu ne signifies plus rien pour moi.
Comment ça va depuis tout ce temps ? Comment s'appellent tes ami.es ? Ton copain ? Non, tu n'es pas encore en couple mais tu aimes un garçon populaire et vous allez bientôt sortir ensemble. Tu es en train de réfléchir à comment l'aborder sans passer pour une cruche, n'est-ce pas ? Ta nouvelle meilleure amie est la fille d'un riche banquier et adore te faire des cadeaux. Elle est blonde avec des yeux bleus : tout le monde l'adore. Tu as des bonnes notes mais tes parents te manquent. Heureusement, iels ont décidé de venir s'installer près de ton lycée ! Quelle chance tu as, n'est-ce pas ? Je trouve que la vie que je t'ai inventé est plutôt crédible.
J'ai beau essayé de te détester et de faire ma sarcastique, tu me manques toujours autant. Tu te souviens de nos balades en forêt ? De nos longues soirées pyjamas à regarder des séries en mangeant des guimauves ? De nos secrets murmurés à trois heures du matin ? De ton chat qui m'adorait ? Est-ce que tu t'en souviens ? Est-ce que tu te rappelles de la fois où j'avais pleuré dans les toilettes parce que des filles m'avaient insulté ? Tu te souviens que tu avais pris ma défense ? Que pour la première fois, on s'était montré nos failles ? J'aimerai que tu t'en souviennes. J'aimerai que toi aussi tu aies pleuré le jour où tu es partie. J'aimerai te manquer autant que tu me manques. J'avais besoin de toi ! J'avais besoin de tes sourires, des blagues nulles, de tes câlins quand ça n'allait pas ! Comment je suis supposée avancer sans toi Poline ? Comment je suis supposée ne pas m'effondrer ? Comment je suis supposée sourire alors que mon monde s'est écroulé ?
Alors, j'espère que tu es heureuse. J'espère que tu vis tes plus beaux moments parce que moi ce n'est pas le cas.
Maxine
Théo
Estelle remit ses chaussures en sautillant sur place. Avec beaucoup de difficultés, elle réussit enfin à faire passer le talon et ne prit pas la peine de faire ses lacets. Attrapant son sac, la jeune fille se mit à courir comme une dizaine d'autres élèves. Alors que s'éteignaient les dernières notes de la sonnerie, leurs pas résonnaient dans le couloir vide. Même si elle était déjà en retard, la blonde ne put résister à la tentation que présentait le sac à dos de Maël. Estelle le bouscula légèrement et le sac fit une chute dramatique le long de son bras. Le garçon la foudroya et la poursuivit dans le couloir pour se venger.
– Tu vas me le payer !
La jeune fille éclata de rire et se stoppa soudainement. La porte de son cours d'anglais était entrouverte et elle essaya de se composer une tête sérieuse.
Quelques élèves étaient déjà arrivé.es et les dévisagèrent bizarrement. C'est sûr qu'iels avaient une drôle d'allure avec les cheveux décoiffés, les lacets défaits et les sacs sales d'avoir trainé par terre.
Monsieur Rowden les fit s'asseoir avec un grand sourire. C'était un professeur assez spécial. Il avait toujours des bonnes idées mais il était rare que la classe aille jusqu'au bout de ceux-ci. Cette fois-ci, il avait réorganisé les bureaux. Au lieu de les mettre deux par deux comme à l'habitude, il en avait fait un grand rectangle. Il leur intima de prendre place et sortit une boîte en carton, où Maxine aperçut des petits bouts de papiers.
La rousse s'installa à côté d'un garçon qui, ses souvenirs étaient bons, s'appelait Théo. Ou était-ce Arthur ? Les deux se ressemblaient. La jeune fille avait toujours eu une mémoire atroce pour retenir les prénoms et même si elle le connaissait depuis trois mois, elle ne lui avait jamais parlé à part pour lui demander des copies.
– Dans ce carton, vous trouverez des noms de personnages célèbres, fictifs mais aussi réels. Votre mission de la semaine est de les présenter. Mais attention, pas à travers leur biographie ! Vous devez imaginer que ce sont des élèves de votre âge. C'est un exercice subtil. Bon courage !
Et il les laissa là pour aller boire dans son thermos de thé.
Maxine haussa les sourcils. Elle savait que leur professeur avait tendance à leur laisser tout le boulot sans rien leur expliquer. Mais là, c'était quand même un peu gros. Comment présenter un personnage ? Une affiche ? Un diaporama ? Les élèves se dévisagèrent. Au bout d'un moment, Estelle se leva et distribua les petits papiers. Une fille aux cheveux bouclés contempla le sien puis jeta un coup d'œil à leur professeur. Voyant qu'il ne se préoccupait pas un seul instant de ce qu'elle pouvait faire, elle sortit son téléphone.
D'autres élèves ne tardèrent pas à l'imiter. La plupart des noms de leurs personnages leur étaient complétement inconnus. Heureusement pour elle, Maxine tomba sur Rosa Parks. Théo tomba sur Jane Austen.
– La chance ! C'est une de mes autrices préférées.
Le garçon sembla étonné qu'elle lui adresse la parole mais esquissa un léger sourire.
– Tu veux bien m'aider alors ? Parce que je n'ai lu que Orgueil & Préjugés. Je préfère les sœurs Brontë.
– Je ne suis pas sûre qu'on va réussir à s'entendre alors, dit-elle d'un ton très sérieux.
Puis elle éclata de rire en sortant ses affaires.
– Je rigole ! J'ai bien aimé Jane Eyre. Tu l'imagines comment ?
Théo semblait un peu désarçonné par l'humeur changeante de sa voisine mais répondit tout de même.
– Une fille qui n'a pas trop d'amies, je pense. Mais qui en réalité sympa. Elle est assez rêveuse mais si on la cherche, elle a de la répartie. Et puis romantique évidemment !
– Ouais, c'est une bonne idée. Et à quoi elle ressemblerait ?
– Alors là... Aucune idée. J'ai pas envie d'en faire l'intello clichée mais ça ne m'avance pas. Tu sais à quoi elle ressemblait ? Physiquement, je veux dire ?
Il avait sorti une feuille et avait commencé à marquer tout ce qui lui passer par la tête. Autour de lui, les élèves s'étaient peu à peu mis au travail. Le professeur ne leur prêtait pas la moindre attention, trop occupé à lire un livre.
– On n'a très peu de portraits d'elle. Donc, au pire invente ce que tu veux. Je la voie bien avec un tote-bag pour sac de cours. Pour le reste de sa personnalité, tu peux faire quelques recherches. Pour moi, elle est un mélange de Elizabeth et Mr Bennet.
Il la remercia et lui demanda qui elle avait eu. Iels continuèrent à chuchoter pendant tout le cours. Leurs voisin.es les entendirent rire mais aussi se disputer sur des sujets qui n'avaient pas vraiment de sens (Athéna avait-elle transformé Méduse pour la protéger ou la punir ? Qui était le meilleur love interest pour Roxane ?)
Maxine avait un caractère fort. Personne ne pouvait dire le contraire et elle n'essayait pas de le faire. Elle était têtue. Même si cela faisait parfois sa force, elle lui causait souvent du tort.
Elle avait passé son collège à se disputer avec ses parents. Ça s'était un peu calmé cette année, elle savait qu'iels n'auraient jamais une relation calme. Quand elle pensait avoir raison, elle persistait encore en encore. Elle regrettait la plupart du temps. Mais elle n'arrivait pas à s'arrêter. Quand la machine était lancée, la jeune fille pouvait sortir les pires horreurs simplement pour avoir le dernier mot. Pour que les autres aient aussi mal qu'elle.
Le plus dur, c'était que tout ça n'arrivait qu'avec les personnes qu'elle aimait. Avec quelqu'un qu'elle ne connaissait pas très bien, Maxine se contentait de sortir ses arguments. Parce qu'elle n'avait pas aussi mal. Quand quelqu'un qu'elle admirait lui disait ses quatre vérités, elle était détruite. La rousse avait beaucoup de mal avec la demi-mesure. Si on lui reprochait des choses, c'est qu'on ne l'appréciait pas. Qu'elle ne méritait pas le moindre gramme d'amour.
Mais avec les personnes qu'elle ne connaissait pas, il n'y avait pas de problème. Alors avec Théo, elle put débattre avec sa répartie habituelle. Elle finit même par l'apprécier au cours de l'heure.
Le midi, Maxine l'invita à manger avec elle et Aïko. Si la rousse et le brun avaient tendance à se disputer, lui et Aïko s'entendirent parfaitement bien. Leurs caractères étaient plutôt paisibles et leurs sujets de frictions se finissaient d'une pirouette de l'une ou de l'autre.
Le garçon capta toute leur attention quand elles se rendirent compte de son intérêt pour les potins.
- C'est normal, expliqua-t-il en se servant de l'eau. Je suis assez solitaire et donc j'ai tout le temps qu'il faut pour observer tout le monde. En plus, d'après ma grand-mère j'ai un bon instinct alors...
Aïko et Maxine échangèrent un regard devant cette modestie et la japonaise demanda :
- Tu paries sur quel couple ? Selon toi, qui dans la classe a le plus de se mettre en couple avant la fin de l'année ?
Le brun réfléchit un instant avant de montrer deux points dans la cantine.
- Estelle et Maël. Déjà parce que leurs prénoms vont bien ensemble. Et la tension amoureuse qu'il y a !
La rousse fit une moue peu convaincue. Elle prit un brocoli d'un air perplexe et articula :
- Iels arrêtent de se disputer.
- L'un n'empêche pas l'autre ! Et franchement, ça se voit que ce n'est que pour s'amuser.
Maxine eût une tête horrifiée :
- Comme nous, tu veux dire ? Beurk !
Théo faillit s'étouffer avec un petit pois en entendant sa question. Aïko lui tapa dans le dos. Elle tenta tant bien que mal de retenir un rire mais les voir si choqué.es était hilarant.
- Non. Non, non, non. Déjà parce qu'on se connait depuis deux heures, que j'ai strictement aucun intérêt envers toi et que je suis persuadé que nos deux tourtereaux sont en réalité d'accord sur la plupart des sujets.
La rousse prit une grande inspiration.
- Tu me rassures. J'ai cru un instant que... bref, c'est terminé.
La japonaise secoua sa tête en soupirant. C'était vraiment des cas... Elle connaissait Théo depuis un mois environ pour un exposé en français. Pourtant, Maxine avait réussi l'exploit de devenir amie avec lui en quelques minutes tout en se disputant sur à peu près tous les sujets possibles.
Tableau
Une fille dort. Ses cheveux, éparpillés en une crinière, sont teintés de feu. Elle s'enroule un peu plus dans sa couette tandis que le soleil commence à se lever à travers les rideaux de sa chambre. Dans toute la chambre, on peut voir des photos partout mais on la voit peu dessus. On aperçoit sur la plupart d'entre elle le même sourire. Celui d'une jeune fille blonde avec les yeux qui pétillent. Elle est partout : on la devine même quand elle est absente. Sur d'autres, on peut voir fugacement une autre jeune fille. De celle-ci, on ne voit que les cheveux : il y a une volonté de se cacher. Et plus rarement, on voit un couple. Même s'il est peu présent, on ressent un véritable amour dans les cadrages, la lumière...
Le reste de la chambre est plutôt en bazar. Sur le sol, s'étale quelques cahiers, des chaussettes et des livres empilés de-ci de-là. Un beau carnet avec une couverture en cuir est ouvert à côté du lit et le stylo semble s'être arrêté en pleine phrase. Rien ne semble pouvoir troubler l'immobilité de cette scène si ce n'est une musique qui commence à enfler. Mais ça y est, elle s'arrête. Sans même ouvrir les yeux, la jeune fille l'a arrêté. Elle est maintenant tournée de l'autre côté. Sur le mur, à la droite d'un grand planisphère, il y a un grand miroir. Des mots y sont écrits et si on se rapproche bien, on peut voir écrit :
On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux.
Comme un rappel éternel de la beauté de l'âme.
Dans un coin, on peut voir aussi une grande règle tracée directement sur le mur. Des mesures y sont inscrites mais l'on voit qu'il y a déjà quelques temps que l'enfant ne grandit plus. Il y a pourtant une volonté de l'inscrire chaque année. Cette enfant justement, commence à bouger. Son sommeil s'enfuit discrètement, chassé par l'arrivée d'une odeur matinale. Le grille-pain se met en route et les tartines chaudes viennent chatouiller les narines de la jeune fille. Elle se lève, n'osant pas encore allumé la lumière, enfile un énorme pull bleu pastel et baille. Il faut commencer la journée mais il reste encore des traces de la nuit passée aux creux de ses yeux.
L'art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté.
Aïko n'avait jamais peint de manière conventionnelle. Elle n'aimait pas représenter des personnes ou des objets lorsqu'elle peignait parce qu'elle savait être totalement incapable de le faire. Mais parfois, lorsque les couleurs se mélangeaient sur son support, elle arrivait à discerner une idée. Quelque chose de très abstrait ! Mais l'idée était là, elle bondissait dans son esprit et rapidement, elle découpait sa feuille, rajoutait de la matière, pour que cette idée se concrétise.
La seule chose « réelle » qu'elle voulait bien représenter, c'était les fleurs. Elle mettait un fond de différentes couleurs et se mettait, à l'aide d'un pinceau fin, à dessiner les étoiles du printemps.
Mais depuis quelques temps, elle n'arrivait plus à dessiner. Par manque de temps d'abord, parce que le lycée lui prenait un temps fou. Elle devait réviser longuement chaque contrôle pour espérer avoir un résultat correct, prendre des notes alors même que le français n'était pas sa langue habituelle. Les commentaires composés étaient une horreur. Elle n'avait pas tous les codes de la grammaire pour bien analyser le texte, ses tournures de phrases n'étaient pas parfaites et elle ne comprenait pas toujours les mots utilisés. Elle faisait de son mieux mais souvent cela ne suffisait pas. Ensuite, il y avait aussi le fait que sa famille n'acceptait pas le temps qu'elle passait à dessiner. Il lui fallait faire des choses « plus importantes » selon ses parents. Il fallait qu'elle fasse le ménage, aide à faire la cuisine, lance des machines... En plus des tâches quotidiennes qu'elle faisait depuis l'enfance : mettre et débarrasser la table. Cela la gênait mais elle aimait aussi aider sa mère et faire que tout le monde se sente bien dans la maison. Mais ce qu'elle ne supportait pas, c'était l'insouciance de ses frères. Depuis ses six ans, Aïko aidait aux tâches ménagères. Mais Hugo et Shingo, nada. Elle essayait parfois de les faire participer mais c'était rare qu'elle réussisse. Elle leur proposait de regarder un film en récompense (et parfois, le plus petit acceptait) mais la plupart du temps, sa mère gâchait complétement ses efforts et lui disant qu'ils avaient le droit, même sans aider. C'était infernal.
Heureusement, le lycée était là. Malgré ses difficultés, les profs l'aimaient bien. Et surtout, il y avait Maxine et Théo. Aïko adorait Maxine. Avec son sarcasme à toute épreuve, son air frondeur et ses livres qu'elle trimbaler partout, la rousse formait une personnalité hétéroclite. La japonaise sentait bien qu'elle ne lui disait pas tout, elle sentait que ses silences cachaient parfois plus qu'un « coup de tristesse automnale ». Et Théo. Le brun aux yeux noisette avait rejoint peu à peu le duo, comme s'il y avait toujours été. De l'extérieur il paraissait un peu renfrogné mais dès qu'on s'intéressait vraiment à lui, il dévoilait une facette qui le transformait. Il était drôle, intelligent et extrêmement gentil. La jeune fille avait aussi senti qu'il leur cachait un secret mais elle ne voulait pas le savoir. Son monde, bien qu'un peu bancal, lui convenait tout à fait.
– On rêve ?
Aïko sourit à Théo et soupira :
– Ce cours est on ne peut plus ennuyant et Maxine n'est même pas là pour essayer de me distraire avec son niveau pourri en allemand.
– Insinuerais-tu que je suis chiant ?
– Pas du tout ! C'est juste qu'étudier le vocabulaire de la musique me paraît pas très utile...
Le garçon acquiesça et iels retournèrent dans leurs pensées. Leur amie était malade et l'atmosphère n'était plus aussi joyeuse. Même si elle et le jeune homme n'arrêtaient pas de se disputer pour rien, cela cassait la routine inhérente à l'école.
La brune n'était pas très proche de Théo. Bien sûr, elle l'était beaucoup plus que ne l'étaient les autres élèves. Mais le garçon s'était plus lié avec Maxine. Malgré leurs disputes incessantes (ou peut-être grâce ?), les deux se dévoilaient peu à peu.
La japonaise n'était pas jalouse. Mais parfois, elle aurait aimé que Théo sache qu'elle était aussi son amie.
Le midi, alors qu'elle traînait sur Instagram sans trop savoir quoi faire, son ami vint s'asseoir à côté d'elle.
- Tu fais quoi ?
Il semblait s'ennuyer et avait décidé qu'embêtait Aïko était plus amusant que de lire Madame Bovary.
- Rien de bien intéressant.
Elle se décala un peu sur le banc pour lui faire de la place. Théo n'était pas un grand bavard – et elle non plus – mais il semblait avoir compris que quelque chose la tracassait.
- Qu'est-ce qui se passe ? Je t'ennuie ?
Elle eût un léger rire et rangea pour de bon son téléphone dans sa poche.
- Ce n'est pas pour ça que tu es venue me voir ? Mais non ce n'est pas à cause de toi. C'est que ma famille m'énerve et je n'ai pas envie de rentrer chez moi ce soir. Je me suis disputé avec mon père ce matin, alors...
L'adolescent ne fit pas de sourire de compassion et elle n'aperçut pas de trace de pitié dans son regard. Il joua quelques secondes avec ses doigts puis soupira.
- Je comprends. Je ne m'entends pas très bien avec mon grand frère et ça fait plusieurs mois qu'on ne s'est pas parlé.
- Je suis désolée.
Elle savait que ce n'était pas la bonne chose à dire mais la japonaise savait qu'elle ne pouvait rien faire. Il esquissa un sourire triste.
- Pourquoi ? Tu y es pour quelque chose ?
- Je suis désolée de t'avoir rappelé ça, précisa dans un souffle.
Il se leva, prit sa main et l'emmena vers la sortie.
- C'est fini les choses déprimantes ! On va se balader ?
Son entrain la convainquit et elle le suivit.
Lorsque la journée se termina enfin – après une évaluation de grammaire – Aïko rentra rapidement chez elle. Sa seule envie était d'aller s'avachir sur son lit et de profiter du week-end. Peut-être même regarder un épisode de sa série, La Casa de Papel. Mais tout son programme tomba à l'eau quand elle vit que sa mère n'était pas dans la cuisine. Légèrement inquiète, elle alla dans la chambre parentale et vit qu'elle était endormie, avec un petit mot à côté d'elle.
Je suis malade (un mauvais rhume), peux-tu t'occuper de tes frères au moins pour ce soir ? Merci.
La japonaise soupira et rangea ses rêves de tranquillité au placard. Elle alla préparer le repas tout en se demandant pourquoi son père ne pourrait pas gérer les Diables (le surnom admis par toute la famille depuis que Hugo avait renversé un plat de pâtes sur la tête de son frère, déclenchant ainsi la troisième guerre mondiale). Elle ouvrit le frigo et les placards, puis soupira. Demain était jour de marché ce qui voulait dire qu'il ne restait plus grand-chose. La jeune fille prit le paquet de riz, un reste de poulet, du fromage et se mit à cuisiner.
Quand son père rentra, elle eût droit à un rapide baiser sur le front mais aucun remerciement et aucune reconnaissance. Vers sept heures, elle convainquit Shingo de mettre la table, tandis qu'Hugo prenait une douche. Aïko pensait donc que le week-end allait plutôt bien se passait finalement, mais la suite lui donna rapidement tort.
– Encore du riz ?
C'était son frère qui s'assit sur une chaise tout en soupirant très fortement. Elle n'avait que ce n'était qu'un gosse mais parfois il était insupportable.
– Il ne restait plus de pâtes.
Elle avait été plutôt calme et se félicita intérieurement puisque personne ne semblait vouloir le faire. C'était trop demandé un peu de reconnaissance ?
– Mais tu ne pouvais pas faire autre chose ?
– Non, tu n'avais qu'à le faire Shingo. Je ne suis pas à ton service, grimaça-t-elle.
– Tu parles autrement à ton frère !
La japonaise se renfrogna. Son père n'arrangeait rien. La brune n'attendait des applaudissements pour ce souper tout à fait basique. Mais des reproches ? Elle n'en pouvait plus de cette famille.
Après le repas, où son père l'aida gentiment à débarrasser, elle s'assit sur le canapé et regarda un film insipide qui passait à la télévision, n'ayant pas la force de faire autre chose. Quand elle alla se coucher, elle regarda tristement son carnet abandonné sur son bureau. Elle aurait tellement aimé faire des choses qui lui plaisait mais elle ne pouvait plus. Elle ne voulait plus se laisser enchaîner dans une vie qu'elle détestait. Son pire cauchemar était de devenir comme sa mère : une femme qui obéissait à son mari, sans aucune ambition. D'ailleurs, elle ne voulait même pas se marier.
Elle eût un sourire désabusé – elle en avait fait un nombre incalculable aujourd'hui. Sa mère s'étranglerait si elle savait ça. On l'avait bercé aux récits des princes charmants et elle ne parvenait pas à comprendre que sa fille n'y accrochait pas. Alors Aïko n'insistait. Sa mère avait déjà trop de soucis, la brune ne voulait pas en rajouter.
Laisse-moi vivre
J'ai envie de hurler ma haine.
Haine d'un monde qui ne me comprend pas,
Qui ne prolifère que dans la colère.
Colère des autres, de soi-même.
Colère qui envahit l'espace.
Espace pourri qui me consume,
Me détruit et me relève.
Il ne me reste plus que ça :
Me lever.
Encore et encore.
Pour me battre.
Contre toi, contre moi, contre nous.
Alors laisse-moi hurler.
Laisse-moi détruire notre monde.
J'en ferai un plus beau.
Un monde où les étoiles se toucheront sans se consumer,
Où la peur ne nous attrapera pas,
Où la pluie fera chanter.
Ma petite-fille
Ma petite-fille,
Il est temps d'arrêter de te morfondre. Tu vas prendre ta tristesse à deux mains et tu vas me la sortir de ton corps. Je ne te demande pas de l'oublier, je te demande de ne pas la laisser prendre toute la place
Je te connais, ma chère. Je sais que tu ne m'écouteras pas mais j'aurais au moins essayer. Je ne vais pas te laisser comme ça ! Je viens la semaine prochaine, tu vas m'avoir sur le dos. Si tu penses « pas de chance », je suis quand même ta grand-mère, sans moi tu ne serais pas là. Je vais te faire tes plats préférés, on ira marcher ensemble tous les soirs et tu me diras tout ce qui se passe au lycée.
Tu me parleras de tes nouveaux ami.es, de ta prof de maths mais pas d'elle. Je l'adore mais on en parlera une prochaine fois. On va aérer ton esprit et faire entrer le soleil ! Pas de râleries ou de je-ne-sais-pas-quoi, c'est le moment de sortir !
Ton grand-père va bien même si je crois qu'il m'en veut un peu pour avoir lui avoir teints les cheveux. Ça lui va très bien, il est même séduisant – mais ne lui dit pas, il pourrait prendre la grosse tête. Je vais essayer de faire un gâteau au chocolat ce soir mais ce sera un miracle si je ne brûle pas tout. Je ne sais même pas pourquoi je me fatigue, comme de toute façon il ne sera pas aussi bon que le sien. C'est le problème d'être mariée à un cuisiner.
Moi, j'ai repris le vélo. Je préfère la marche mais c'est génial pour clouer le bec à tous ces jeunes blanc-bec qui pensent que les vieux ne sont que des vieux gâteux. La plupart le sont mais pas tous ! Je suis le parfait contre-exemple.
Aucun rapport, mais rappelle-moi de dire à ton père que j'ai trouvé son article très bien. Ce n'est pas son meilleur mais il est très bien écrit. Il faut aussi que je dise bravo à ta mère qui supporte ses blagues nulles depuis presque vingt ans. Elle en a bien du courage ! (Si tu te poses la question, oui, il vient d'en faire une au téléphone).
Bisous,
Ta grand-mère
Fièvre, souvenirs et vieux journaux
Cher Journal,
Marie est une vraie peste. Elle a encore dit que mon pull était moche alors que c'est celui de ma grande cousine ! Je ne vais plus jamais lui parler.
Il était quand même très moche ce sweat. Avec toutes ces paillettes... *part vomir*
Mais il y a quand même eu une chose super dans cette journée : Louis m'a tenu la main quand on s'est rangé. Ne le dis à personne mais c'est mon amoureux secret. Il est trop beau et il est trop classe parce qu'il a un vélo qui est trop magnifique. Mais je crois que Marie l'aime aussi. Je veux pas qu'il soit amoureux de cette pouffiasse !
C'est vrai qu'aimer la même personne que moi mérite toute la haine du monde.
La maîtresse a fait un compliment sur ma rédaction aujourd'hui. Elle a dit que j'écrivais trop bien donc plus tard je serai écrivaine. J'écrirai des livres tellement bien que le président m'invitera chez lui et me dira qu'il adore mes livres. Mais je ne prendrai pas le café avec lui parce que c'est pas bon. Clara a dit que je serai aussi connue que la personne qui a écrit Harry Potter.
On va dire que je préférerais être connue pour mon écriture que pour ma transphobie... Mais en tout cas, j'avais d'excellents goûts sur le café.
Clara est ma meilleure amie pour la vie (mais vous ne vous parlerez plus en sixième parce que vous n'êtes pas dans la même classe) et je la connais depuis le CP. Ses cheveux sont tout roux et lisses alors que les miens ils sont moches. Maman dit que je devrais être fière de mes cheveux crépus mais je préférerai avoir les cheveux comme Clara.
Alerte ! Je viens de comprendre pourquoi je me suis fait une teinture rousse ! C'est pour une stupide gosse de neuf ans !
Je suis fatiguée d'écrire alors je vais m'arrêter.
Bisous cher journal,
Maxine
J'étais un peu stupide à l'époque tout de même. Mais je vais arrêter d'écrire entre les lignes de mes vieux journaux intimes et je vais aller écrire dans le nouveau.
Maxine décida de se lever mais se rassit immédiatement. Sa tête lui faisait atrocement mal et elle avait l'impression que des lutins dansaient dans son crâne. Elle dit d'une voix pâteuse :
– Quelqu'un a un médicament ?
Mais personne ne lui répondit car sa mère était aussi alitée et son père travaillait avec de la musique pour se concentrer. Cela faisait trois jours que la grippe durait et la rousse n'en pouvait plus. Elle passait son temps dans son lit, à dormir (ou en tout cas à essayer). À côté de son lit, il y avait une pile de bandes dessinés pour les rares moments où elle allait bien. Son père s'était enfermé dans son bureau pour essayer de travailler un peu mais elle savait que si elle avait besoin, elle pourrait lui demander de l'aide. Sa seule envie était de ne rien faire jusqu'à ce que la maladie décide enfin de la laisser tranquille.
Sa plus grande occupation de la journée avait été de relire son ancien journal intime et cela l'avait déjà fatigué à un tel point qu'elle avait dû mal à réfléchir. Donc, elle prit son doudou qui était un peu abandonné depuis le début de l'année et le serra contre elle, cherchant le sommeil.
Son panda, qui avait été son confident du soir, se trouvait maintenant écrasé contre son ventre. Il essayait tant bien que mal de sortir sa tête quand, dans un mouvement brusque, Maxine le balança par terre. Elle avait un sommeil très agité et n'arrêtait pas de bouger, de sortir de sa couette puis d'y retourner... Bourlinouchet compatissait pour le pauvre oreiller qui souffrait encore plus que lui.
Au bout de deux jours, la fièvre partit enfin et la jeune fille put envisager de rattraper tout son travail en retard. Elle plongea donc dans la Rome Antique, les atomes isotopes et les vecteurs. À la fin du week-end, elle aurait préféré rester coucher mais ses parents l'obligèrent à retourner au lycée.
– Maxine !
– Salut Théo. Je t'ai manqué ?
Les deux échangèrent un mouvement des mains et Aïko n'arrivait jamais à savoir comment iels l'avaient inventé.
– Faut pas exagérer non plus mais on va dire que tu rends la vie moins chiante.
Aïko les regarda avec un air désespéré.
– Ça fait à peine deux minutes que vous vous êtes vu.es et vous vous battez déjà ?
Les deux sourirent malicieusement :
– Pardon Maman !
– On le fera plus, promis !
La journée se passa tranquillement mais pour Maxine, c'était ça le bonheur. Être avec ses ami.es, rire, boire un chocolat chaud à la récré et parler pendant les cours. Cette routine agréable lui procurait une impression de sécurité même si elle savait que la situation ne durerait pas éternellement.
En cours d'anglais, elle se retrouva à côté de Théo, ce qui dessina un sourire maléfique sur son visage. Elle adorait son ami. Il était drôle, patient et gentil. Mais elle adorait encore plus l'embêter. C'était réciproque : il soupirait quand elle commençait un débat mais il renchérissait tout autant.
Il la salua d'un signe de la tête. Les cours d'anglais étaient parfaits pour discuter. Leur professeur leur donnait une liste de choses pour l'heure. Ensuite, les élèves faisaient – ou pas – le travail et pouvaient parler jusqu'à ce que leur langue soit trop fatiguée.
- On a quoi à faire aujourd'hui ?
- Il faut écrire une lettre à notre frère ou notre sœur qui ait parti aux États-Unis pour trouver du travail. Ça va pas être trop compliqué.
La jeune fille acquiesça et sortit une feuille de brouillon avec un sourire moqueur.
- Prêt à te faire défoncer Verloit ?
Sans que la rousse ne sache vraiment pourquoi, iels avaient commencer à s'appeler par leurs noms de famille lorsqu'iels jouaient. Sans vraiment se l'avouer, c'était un pour copier les jeux de leur enfance. Tous deux avaient joué à faire des duels de cow-boys et les noms de famille rendaient tout ça beaucoup plus amusant.
Aujourd'hui c'était des parties de Puissance 4. C'était une vague grille tracée sur une feuille et deux crayons de couleurs différentes. Sur le coin, étaient marquées les victoires. Pour l'instant, c'était le garçon qui menait la danse mais Maxine comptait bien le rattraper.
- Ne rêve pas trop Flamand. J'ai quelques coups d'avance...
Le lendemain, leur premier cours était un TP de physique-chimie et Maxine qui était déjà fatiguée par sa petite nuit eût l'impression que ça n'allait pas être une bonne journée. Heureusement, elle était avec Théo et Aïko était assise juste devant.
Iels passèrent l'heure à se disputer gentiment et à réussir à peu près leurs expériences.
La dernière manipulation arrivait à sa fin et Maxine s'écarta un peu pour laisser son ami faire les mesures. Il reporta les nombres mais soupira.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- On a raté. Ça n'aurait pas dû donner ça.
La rousse s'avança pour vérifier mais elle dût se rendre à l'évidence : iels avaient foiré. Ce n'était pas la première fois mais Maxine était fatiguée à cause du manque de sommeil et elle était persuadée d'avoir bien réussi. Elle chuchota, en colère :
- Qu'est-ce que tu as fait ?
Le brun soupira.
- Qu'est-ce que MOI j'ai fait ? répéta le garçon, incrédule. C'est toi qui a installé le TP !
La jeune fille continua, ne voulant pas admettre qu'elle avait peut-être mal fait la manipulation.
- Je suis forte en physique, je ne me suis pas trompée.
Théo, qui essayait de bien remettre le matériel, arrêta ses mouvements et dit avec de l'agacement dans la voix.
- Merci de dire que je suis nul, j'apprécie.
- Ce n'est pas ce que je dis. J'énonce simplement un fait.
Elle se tourna vers la fenêtre malgré son ventre broyé. Elle était injuste, elle le savait. Mais avouer qu'elle avait faux... Elle en était incapable. C'était comme ça à chaque fois et elle savait qu'elle était injuste mais elle était incapable d'avouer ses erreurs.
- Tu es d'une mauvaise fois incroyable. On a tous les deux fait des erreurs. Ne rejette pas l'entière faute sur moi !
Alors qu'elle s'apprêtait à rétorquer, une voix les coupa :
- Taisez-vous. Tous les deux. Vous pourrez utiliser nos mesures pour le compte-rendu.
C'était Aïko qui les dévisageait comme une mère l'aurait fait à ses enfants. Maxine prit un air penaud et murmura une excuse et Théo fit pareil.
La rousse ne dit rien mais tendit un caramel à son ami, comme pour se faire pardonner. Il esquissa un sourire et ne dit rien non plus. À quoi cela aurait-il servit ?
Le midi, alors que trois ados étaient sur un banc, Maxine s'exclama :
- Mince !
- Qu'est-ce qu'il y a encore ? soupira le brun.
- J'ai oublié le cadeau pour ma grand-mère et elle arrive ce soir !
Aïko regarda sa montre et déclara :
- Nous avons exactement trente minutes pour en trouver pour ta mamie avant d'aller en physique.
C'est ainsi que plusieurs habitant.es pour voir trois adolescents courir dans les rues à la recherche d'un présent de dernière minute. Il y en avait une avec un énorme Mickey sur son sweat, un qui essayait d'aller vite malgré ses petites jambes et celle devant en panique, qui riait de l'absurdité de la situation.
Cette petite course acheva de réconcilier Théo et Maxine.
Lorsque Aline Flamand arriva devant la maison de son fils et de sa bru, elle vit sa petite-fille en train de discuter avec un garçon un peu gringalet et une fille avec un pull aussi grand qu'elle. Maxine souriait et cela lui faisait très plaisir. Lorsqu'elles avaient échangé au téléphone, la vieille dame avait compris que la rousse n'allait pas très bien, alors la voir rire aux éclats laissait penser qu'elle allait mieux. Quand la jeune fille l'aperçut, elle sortit un grand paquet de son sac, dit rapidement au revoir à ses ami.es et la rejoint.s
- Salut Mamie !
- Qu'est-ce que j'ai l'impression d'être vieille quand tu dis ça...
Sa petite-fille leva un sourcil et sortit ses clés. La vieille porte en bois plongea la vieille femme dans ses souvenirs. Cette maison bleue était celle de son enfance. Malheureusement elle avait dû quitter le petit village pour son travail et la vendre. Quand son fils lui avait annoncé un midi d'été qu'il allait avoir un enfant et que par la même occasion il avait racheté cette maison, elle en avait presque pleuré.
- Tu es vieille, Mamie. Papi va bien ?
- Il passe un week-end à faire de la cuisine avec ses copains alors je suppose qu'il va plutôt bien, dit-elle en empoignant sa valise. Je ne l'ai pas vu pendant quatre jours parce qu'il donnait des cours. Quelle idée !
Maxine fit un grand sourire.
- Venant de quelqu'un qui fait plus de vélo que de tricot, c'est assez étonnant. Dépêche-toi, je sens l'odeur des cookies !
La rousse avait toujours eu une relation privilégiée avec ses grands-parents du côté de son père. Ses parents ne voulaient qu'une seule enfant mais avait décidé de lui faire passer le plus de temps possible avec ses cousins et ses cousines pour qu'elle ne se sente pas seule. Les grands-parents avaient alors décider de les accueillir le plus possible, ayant une grande maison.
Maxine avait donc grandi dans son village et dans une grande maison à la campagne que ses grands-parents avaient achetée pour leur retraite. Quand elle était en forme, elle faisait de longues balades avec sa grand-mère dans les alentours. Ensuite, elle allait voir son grand-père qui cuisinait et essayait de l'aider tant bien que mal.
Quand la demeure se remplissait des petits-enfants, elle était celle qui racontait le mieux les histoires. Juchée sur une botte de foin, elle imaginait les mille et une péripéties de pirates, sirènes et autres créatures. Leurs grandes aventures pouvaient ensuite commencer. Le seul but : égaler les exploits des héros et des héroïnes ! Maintenant qu'iels avaient grandi, les chasses aux trésors s'étaient transformées en récits qui font peur. Leurs escapades se déroulaient le soir, à l'heure où les sorcières commencent à sortir.
– Extrait du Journal –
Cher Victor,
Ma grand-mère vient d'arriver et elle déborde d'énergie. Sincèrement, je ne sais pas comment elle fait. Elle a soixante-dix ans mais elle fait du vélo, de la danse et même de l'auto-défense depuis l'année dernière. Elle fait aussi de la couture et du tricot. À côté de ça, tu as moi qui passe mon temps dans mon lit à lire, écrire ou procrastiner sur mon téléphone. J'aime le sport mais pas trop quand même, il ne faut pas exagérer.
Résultat, elle veut que je fasse une longue balade avec elle demain. Souhaite-moi bonne chance ! Si je ne suis pas morte le soir, j'essaierai d'écrire un peu. J'ai eu une idée de projet, mais je ne sais pas du tout s'il est bien ou pas et surtout si j'arriverai à me forcer à écrire. J'ai commencé tellement d'histoires que je n'ai jamais terminées ! Enfin, elle me traîne dans la tête depuis un bon bout de temps. Toi qui est un célèbre écrivain, forcé d'écouter mes jérémiades, qu'est-ce que tu en penses ?
Ce serait l'histoire d'Eisen, une petite fille qui vit dans un orphelinat. Le prologue serait sa fuite puis il y aurait un retour en arrière sur toute son enfance. Eisen serait une enfant très solitaire, mais qui va devenir amie avec une créature (peut-être un dragon ?) qui vit dans le jardin. Ça serait donc un récit mi-réaliste mi-fantastique. Je n'ai jamais écrit un long texte sur une personnage beaucoup plus jeune que moi mais je vais essayer. Je n'ai absolument aucune idée de ce que ça va donner ! Enfin, on verra.
Je vais te laisser là, Vicky car je dois aller manger. Normalement, c'est du gratin dauphinois sauf si mon père a eu une lubie subite et à décider d'acheter du radis noir ou – pire ! – des topinambours. S'il a fait ça, je demande à quitter cette famille. On ne fait pas ça à sa propre fille !
Bisous,
Max
Les Astronomes de l'âme
- Ostrogoth.
- Cuistre sans élégance.
- Amateur qui ne connait pas le sens des mots dont il use.
- Vague péronnelle qui fanfaronne.
- Votre niveau s'améliore mais vous ne saurez jamais atteindre ma facilité à former des phrases qui vous assassinent.
- Vous vous jugez supérieure mais n'avez-vous pas compris que cette réponse est celle d'une badineuse qui ne sait riposter ?
- Vos réponses sont longues, elles ne vont pas au but. La flèche n'ose donc ne touche pas.
- Vous vous essoufflez et ne savez garder votre rythme ; bientôt vous plierez sous la force de mes mots.
- Ne vous inquiétez pas, monsieur. Vos paroles puériles ne me fatiguent pas, c'est à grand peine que j'entends vos fanfaronnades sans incident.
- Je baille, madame. Laissez-moi m'en aller loin de votre bêtise et de vos fariboles sans sens.
- Vous rompez déjà ? Sans courage, point d'honneur. Adieu monsieur, retournez à vos sérénades pathétiques.
Estelle était sarcastique, excentrique et avait une grande passion pour les joutes verbales. Alors débattre sans fin sur scène avec Maël était comme boire un verre d'ambroisie. Il y a trois ans, elle n'aurait jamais pensé vivre une telle scène. Elle n'avait jamais été au centre de sa vie. Toujours en périphérie. Ce n'était même pas un personnage secondaire ; seulement une figurante. Et puis, un jour, elle ne savait pas très bien pourquoi, elle avait trouvé les mots pour répondre à celui qui la taquinait tout le temps. L'année suivante, ça c'était arrêté. Mais Estelle avait compris et avait tout fait pour prendre les rênes. Elle n'avait pas perdu son asociabilité maladive. Mais malgré (ou peut-être grâce ?) à cela, elle avait réussi à s'inscrire au club théâtre du lycée. C'était la meilleure décision de toute sa vie.
Un vieux parquet qui grince, des malles un peu partout et surtout des tirades lancées à travers la salle, qui donnaient une saveur particulière à cette salle. Une dizaine d'élèves, un vieux prof et un chat composaient l'assemblée hétéroclite.
Pendant que les deux meilleur.es ennemi.es combattaient, on entendait le bruit du tissu qui glisse, les rires étouffés et la pluie sur les fenêtres. Dans cette salle, il n'y avait plus d'ados un peu paumé.es, seulement les Astronome de l'âme, une bande d'élèves qui admiraient Cyrano, Juliette et Iphigénie. Leur mélancolie bruyante remplissait la pièce. On ressentait cette envie féroce d'être soi-même, sans perdre les autres. Cette envie de dire au monde que oui, les étoiles étaient leur univers.
Lefkós, leur prof à la barbe blanche était le centre de ce petit groupe. Il était partout sans être là. Il avait toujours une tristesse dans ses yeux, car il savait que les années passent et que les Astronomes finissent par disparaître. Mais des fois, par surprise, la flamme restait. Elle était forte alors. Elle emplissait leur vie et la transformait. Il aurait voulu les prendre par la main, ces enfants. Leur montrer le chemin. Mais cela devait se faire de leur propre chef.
Il y avait Clémence. Aux cheveux d'or et aux yeux d'émeraude. Timide, maladroite, intelligente mais dispersée, sa personnalité contradictoire avait fini par trouver sa place. C'était leur petite étoile. Elle les éclairait quand il leur fallait. Elle parlait peu. Elle était tragique. Elle s'épanouissait dans l'absurdité déroutante des pièces qui finissent mal. Elle faisait pleurer.
Il y avait Zoé. Une boule d'énergie qui compensait son bavardage par une écoute attentive. On voyait que son âme avait été écorchée et que son sourire était parfois bancal. Mais il était là et c'était l'essentiel. Des habits faits main, des cheveux pas toujours coiffés et un regard qui les défiait : elle était celle qui les protégeait.
Il y en avait d'autres aussi. Il y avait Andrée, Maël, Tancrède, Marguerite, Artus, Natéo et Oswald. La bande de bras cassés. De rêveurs. De gamins. Mais il fallait les prendre comme ça. Le moindre jugement était condamné. On n'était pas parfaits mais on le savait. Les autres pouvaient bien rire ; on avait la force de se taire. Bien sûr, tout le monde ne venait pas pour la passion du théâtre et iels n'avaient pas la même motivation. Mais ça n'empêchait une bonne ambiance.
Quinze ans ou presque, on leur en donnait souvent moins mais c'était le commun de leur groupe. Tous les jours, on pouvait être sûr.es d'en trouver un.e ou deux à lire, peindre, déclamer dans la salle. Avec en fond, la vieille radio allumée ou le lecteur de vinyles qui les rendaient nostalgique d'une époque dont personne ne connaissait vraiment. Des paroles hantaient éternellement les murs.
Hors du temps, de la monotone réalité, c'était les Astronomes de l'âme. Du haut de leurs vers, de leurs pages déchirées et de leurs jeunes cœurs, la bande regardait le monde avec l'air de se demander ce qui lui était arrivé.
La terre peut tourner,
m'effacer,
je lui échapperai.
Toujours,
avec mes armes d'enfant,
je me battrai.
Car en moi brûle une rage.
Une rage que personne ne comprend,
mais que tout le monde ressent.
Je voudrais lui prouver à ce monde,
Que je vis moi aussi.
Qu'à travers la beauté de la virgule,
L'attente de l'apostrophe
et le silence du point,
j'existe.
Des carnets à peine remplis de notes, de poèmes gribouillés, de chansons oubliées, remplissaient son sac. Des stylos quatre couleurs, quelques crayons à papier et un feutre complétaient un ensemble désordonné. Bien cachés sous les cahiers, on pouvait voir des équations, des théorèmes et des calculs se disputer une feuille de classeur.
Un sweat jaune beaucoup trop grand, un pantalon noir et des baskets blanches souvent portées lui donnait un aspect un peu négligé contredit par son chignon élaboré. Cette coiffure n'empêchant pas qu'elle touche ses cheveux – et s'en plaigne – une dizaine de fois par seconde. Son corps entier clamait : Foutez-moi la paix, par pitié. Un sourire venait parfois éclairait son visage et ses yeux s'allumaient.
C'était Estelle, personnalité entière et complexe. Difficile à cerner, souvent étiqueté d'intello, elle n'était pas la meilleure de sa classe. Elle révisait peu, souvent approximativement, et y allait la plupart du temps au talent. Étonnamment, sa moyenne suivait. Elle se dévoilait peu, même aux personnes qui se considéraient comme ses proches amies. Elle était secrète mais faisait en sorte que ça ne se voit pas. Si les gens pensent savoir, pourquoi iels chercheraient plus loin ? Même si sa philosophie la faisait pleurer parfois le soir, elle continuait à l'appliquer et ne comptait changer de sitôt.
- Encore dans tes pensées Maël ?
- Je réfléchissais au travail de français. C'est un peu déprimant quand je sais que tu vas faire un texte magnifique qui va émouvoir tout le monde tandis que je vais faire trois pages sans grand intérêt...
Estelle rougit à moitié ne sachant jamais comment prendre les compliments. Remercier ? Le complimenter à son tour ? Elle fit comme d'habitude, esquiva et ne dit rien. Elle avait déjà engagé la discussion, alors lui demander de faire plus, c'était un peu trop compliqué.
Maël ne savait pas très bien comment il s'était retrouvé à faire option théâtre – enfin, il avait une petite idée mais il ne voulait pas se l'avouer – mais il adorait ça. Cela lui avait aussi permis de découvrir une nouvelle facette de la jeune fille : elle faisait preuve de tellement de confiance en elle quand elle était sur scène !
Lui n'était pas très bon. C'était un comique de nature, alors il avait du mal à réciter de longues tirades. Mais dès que Lefkós lui avait demandé de faire son numéro, seul sur l'estrade, il avait été plutôt pas mal, de son humble avis. Il ne comprenait toujours pas comment les autres l'acceptaient parce qu'il n'était pas vraiment un comédien. C'était un sportif, assez populaire, avec ses failles, qui ne méritait pas de faire partie des Astronomes de l'âme. Il avait tout de suite adoré ce nom.
Le prof leur avait expliqué qu'au début de chaque année, il choisissait un nom pour son groupe d'élèves et que pendant trois semaines, il les observait pour en trouver un qui leur correspondait. Maël en était fan. De toute façon, il aimait de tout son cœur ce « cours » où rien n'était normal. Des stylos volaient, on riait, on chantait, il s'y sentait parfaitement à sa place.
Il n'aimait pas spécialement le lycée. Il venait pour ses amis et pour le cours d'Histoire. C'était la seule matière qu'il aimait vraiment. Il adorait entendre les histoires de gens qui avaient vécus des années ou même des siècles auparavant. Les faits se répétaient et on pouvait voir ainsi une véritable boucle se former. Avant, il aimait bien les mathématiques, jusqu'à ce qu'un imbécile décide de rajouter des lettres. Il avait des résultats corrects mais sans plus. Mais lorsqu'il se laissait entraîner dans cette tornade théâtrale, il arrêtait simplement de réfléchir. Il se contentait de se laisser porter et de ne pas se mettre de limites. Il tentait des choses, pas spécialement biens mais il essayait toujours avec la force opiniâtre de celui qui n'a rien à perdre.
Pensées absurdes d'une fille prête à exploser
Je n'en peux plus. Quand je dis ça, je n'exagère pas. Ce n'est pas juste une phrase que l'on pense comme ça, de temps en temps. Non. Je n'en peux vraiment plus. De mon père qui rentre toujours en mettant les pieds sous la tables, de mes frères qui font essentiellement la même chose, et de ma mère qui ne fait rien pour ce que ça change. Je SAIS qu'elle aussi est une victime du patriarcat mais ça m'énerve quand même. Mon père passe son temps à se plaindre que le repas est prêt trop tard alors que premièrement, il ne sait même pas faire des pâtes, et que de toute façon on ne sait jamais quand il rentre !
Je sais que ça pourrait être pire. Qu'il pourrait être violent ou insultant ou tout ce que tu veux mais c'est juste ce qui se passe en général. Lorsque je mets la table, que ma mère prépare à manger et que sa seule utilité est de téléphoner, je pense que l'on comprend tout de suite ce qu'est le sexisme ordinaire.
Si je pouvais choisir ce que je ferai à cet instant précis au lieu de faire la vaisselle, je serai dans ma chambre, à écouter Arctic Monkeys et à peindre. Je peindrai une belle colère. Je peux quasiment me la représenter dans la tête. Beaucoup de couleurs « fortes », des traits de rage, quelque chose de violent et en même temps de désespéré. Ça serait beau. Mais une beauté qui fait mal, une beauté qui blesse au plus profond de l'intime.
Mais comme cela fait approximativement un mois que je n'ai pas touché de pinceau, ça serait sûrement un peu maladroit. Il faudrait que je reprenne mes marques.
C'est un désir égoïste de ne vouloir rien faire mais tellement satisfaisant. Pouvoir paresser au lit pendant des heures, manger à l'heure que l'on souhaite en regardant des vidéos débiles sur Internet, s'habiller seulement si on en a envie. Bref, passer une journée de rêve. Mais ça n'arrivera pas car mes parents ne me le permettront jamais. Peut-être quand je serai adulte mais mes rêves auront sûrement changé. Peut-être que je rêverai de me marier et d'avoir une flopée de gosses alors que les enfants me gavent. Je sais que j'en étais une mais ça ne change rien à l'affaire.
J'aimerai pouvoir chanter comme si demain m'appartenait vraiment, comme si je n'avais en vérité pas des choix à faire qui ne dépendaient pas de moi. Je n'aime pas les sciences, ni les maths. J'aime l'art, un peu l'Histoire, le japonais mais sinon je n'aime pas grand-chose de l'école. C'est sûrement intéressant pour plein de personnes seulement moi ça m'ennuie. Et ça me donne des mauvaises notes aussi.
Mais heureusement y a le TAM. Ce sont les initiales de nos prénoms – Théo, Aïko (moi imbécile) et Maxine. Mais ce sont aussi celles du Temps Aux Merveilles, notre époque. Bon, ce n'est pas un véritable moment malheureusement, mais si ça l'était, ce serait un mélange du XXème siècle pour la musique (anglaise of course), du nôtre pour les droits (même si bon...) mais aussi de différents moments de l'histoire pour la mode. Et c'est aussi le prénom d'un personnage génial de Gardiens des Cités Perdues.
Je viens de casser une assiette. Une de perdues, dix de retrouvées non ? Enfin, déjà que ça ne marche pas pour les chaussettes...
Ce n'est pas tout mais je vais devoir nettoyer tout le bazar et c'est pas conseillé de réfléchir en ramassant du verre coupé.
Mais notre nom est quand même vachement classe...
Le vent sur la lande
Théo sortit ses écouteurs, prit une bande dessinée et s'installa correctement pour lire. Il adorait la bibliothèque de son lycée. Contrairement au CDI du collège, la bibliothécaire prenait un soin particulier pour ses livres mais aussi pour ses élèves. Elle avait installé de grandes échelles, des grands fauteuils où on pouvait tenir à deux ou trois et des coussins parsemés les pièces. Au fond, dans une petite salle, il y avait le club journal. Au début de l'année, il avait osé demander à la rédactrice-en-chef s'il pouvait venir à une des réunions. Résultat, il faisait maintenant partie de Liberté (s), le journal lycéen. Il avait découvert un groupe engagé, drôle et très au courant sur les droits des jeunes journalistes.
- C'est à cause de Feuvret, lui expliqua un élève de terminale. Il était une fois, un vieux proviseur, bête et méchant, qui s'était retrouvé on ne sait comment à la tête du lycée. Il était sadique et prenait un malin plaisir à détruire les principes de cet établissement. Alors, des élèves se sont révolté.es et ont créé ce journal. Il a tenté de le censurer, de l'interdire ! Mais les élèves veillaient et ne laisser rien passer. Lorsque Feuvret est parti à la retraite, d'autres journalistes ont rejoint la rédaction. Même si le danger semble écarté, nous seront toujours là pour défendre nos libertés. Veux-tu te joindre à nous et faire partie de notre belle famille ?
Théo avait ainsi fait la découverte de Pablo. Le conteur de la rédaction, qui écrivait des articles de trois pages (s'attirant ainsi les foudres du maquettiste), possédait un don particulier pour les histoires fantaisistes qui faisaient le tour des Prés Verts.
À cet instant, il avait l'esprit bien loin de tout cela. Son livre lui rappelait ce par quoi il était passé et il avait peur que certain.es fassent le lien. Malgré tout, il continua à lire, tout en jetant des petits coups d'œil autour de lui.
- Te voilà, petit chenapan !
- Bonjour à toi aussi Max.
- Pourquoi tu fais la tête ? T'es triste ? Tu lis quoi ?
Le jeune homme la regarda, elle et ses fossettes, qui continuait à lui parler.
- Il est huit heures et je me suis levé pour rien alors je ne comprends pas comment tu peux être aussi pleine d'énergie.
- On vient de rater une heure et demi de physique, moi je considère ça comme une raison suffisante pour être heureuse. Tu viens avec moi ?
- Pour aller où ? Et pourquoi Aïko n'est pas avec toi ?
- Comme tu ne m'écoutes jamais, je vais tout te réexpliquer. Notre chère amie est avec Cassandre qui elle aussi n'a pas eu cours avec la grève. Ensuite, je te propose de sortir dehors parce qu'il fait beau. On peut même aller manger une glace.
- Il fait dix degrés et tu veux manger une glace ?
Mais Maxine ne lui laissa pas le temps de râler et l'embarqua vers la sortie. Iels allèrent d'abord se promener aux abords du château, un peu dans la campagne. La glace ne fut pas d'actualité – non pas parce qu'il faisait trop froid mais parce que le village était vide le matin et que l'épicerie n'ouvrait qu'une heure plus tard.
Maxine avait les joues rosies par le froid et un bonnet qui protégeait tant bien que mal ses oreilles. Elle souriait et sautait dans l'herbe encore mouillée par la rosée du matin. Elle avait la grâce que confère les matins féériques et qui s'éteint le reste de la journée. Mais Théo avait l'impression que rien ne pouvait enlever la beauté de ce moment. Le soleil était encore caché derrière les nuages mais commençait à sortir ses doux rayons. La lande bretonne était belle.
Il ne regrettait pas sa décision d'avoir quitté Nantes pour les Prés Verts. Lorsque sa grand-mère lui avait parler d'une école publique qui avait une méthode d'organisation originale, il avait sauté sur l'occasion. Son année de troisième au collège Aristide Briand avait été horrible. Ce n'était pas vraiment la faute du collège en lui-même mais plutôt de ce qu'il se passait chez lui. Alors, il avait accepté d'aller vivre chez sa grand-mère dans le petit village.
Le lycée s'était révélé incroyable. Il y avait peu de classes du fait de son emplacement et cela permettait une véritable cohésion. Environ la moitié de l'établissement venait du collège public situé à quelques kilomètres. Les parents qui envoyaient leurs enfants ici habités souvent juste à côté et l'avaient fait par facilité mais l'autre moitié était comme lui. Des personnes un peu à la marge qui avaient choisi ce lycée soit à cause de leur scolarité chaotique soit grâce aux options proposées : théâtre, cuisine, danse, arts... Lui avait choisi le journal et la musique. Il jouait du violoncelle depuis tout petit et pouvoir jouer en orchestre lui avait permis de s'ouvrir aux autres.
Sous le ciel nuageux, à faire la course avec Maxine, il avait l'impression d'entendre le rondeau des Indes Galantes grondait dans son cœur. Il entendait la mélodie comme un marin entend le bruit des vagues. Les chœurs chantaient au rythme de leurs pas. Leurs rires transformaient le paysage. À cet instant, Théo était heureux. Les archets glissaient doucement sur les cordes puis vennaient s'échouer sur les plantes endormies pour l'hiver. Le vent soufflait dans leur dos. Le monde était beau.
Maxine lisait, assise sur un fauteuil du café La Bise Marine. Un nom tout à fait usurpé car il n'y avait pas l'ombre du moindre goéland. Mais c'était l'endroit préféré de leur trio. Iels s'y retrouvaient souvent le soir après les cours pour boire un chocolat chaud et manger une crêpe. Ce jour-là, elle les attendait depuis une heure car le groupe deux finissait plus tard que le sien. Elle avait déjà eu le temps d'avaler une bonne centaine de pages de La Dame de Wildfell Hall quand ses deux ami.es entrèrent. Théo, en voyant le livre qu'elle tenait entre les mains, ne prit même pas le temps d'enlever son manteau pour parler :
- Je l'adore ! Anne Brontë a vraiment eu un destin tragique mais si elle avait pu écrire plus, je suis sûr que ses autres livres auraient aussi été des pépites.
En voyant l'air passionné de la rousse qui allait se mettre à débattre, Aïko commanda un thé à la vanille et se mit à dessiner sur une feuille de papier brouillon.
- J'aime bien ce livre mais je préfère Orgueil & Préjugés par exemple. Je ne m'attache pas assez aux personnages pour en tomber réellement amoureuse. Il est bien mais il lui manque la fraîcheur des héroïnes de Jane Austen. C'est la critique sociale et leur esprit qui apportent une profondeur à ses romans. J'ai dû mal à entrevoir réellement la personnalité d'Helen. On ne la connait en réalité que par le regard de Gilbert et de sa relation avec son mari et son fils. Mais quand est-il de ses goûts ? Même la peinture est ramenée à Arthur.
- Mais cela montre justement que son mari est une personne toxique qui fait pourrir tout ce qu'il touche. Et le roman est poétique. Il est sentimental et romantique. Il montre à quel point le monde est étrange et compliqué. Parce qu'il manque cela dans les romans de Jane Austen, la poésie. Alors même que Anne Brontë l'amour n'est pas parfait, qu'il peut parfois faire très mal mais qu'une reconstruction est possible. Elle sera longue et compliqué mais une autre histoire sera possible. C'est une ode aux amours multiples ! C'est un roman plein de réalité, féministe, avec des opinions tout à fait innovantes pour l'époque.
- Il est pourtant empreint d'un défaitisme : Gilbert n'est pas un homme bon. Il est jaloux, pleins de préjugés et fait preuve d'une ouverture d'esprit ridiculement étroite. Il ne reconnaît pas vraiment ses torts et il ne mérite pas l'héroïne.
- Personne n'est parfait ! Oui, il a ses défauts. Malgré tout, il l'aime et d'un amour passionné. Il a peur parce que personne ne lui a jamais dit non. Mais justement, le couple se complète et se soutient pour être plus fort.
Les deux se sourirent. Iels étaient allé.es au bout de leurs arguments et chacun.e d'entre elleux avaient réussi à convaincre un petit peu l'autre. Mais Aïko savait que les deux ami.es reprendraient ce débat autant de fois qu'iels le pouvaient. Alors, elle ne leur en laissa pas le temps et leur demanda leur liste de cadeau de Noël.
- J'ai une pile de livres à lire dont je vais demander la moitié je pense. Ensuite, je ne sais pas trop. Ma grand-mère va me tricoter un pull – comme chaque année – donc il faut que je choisisse la couleur. Si vous avez des idées de cadeaux, n'hésitez surtout pas !
- Je n'en ai aucune idée car telle est ma vie chères amies ! Comme chaque année, je vais avoir une surprise totale et je me plaindrai que personne ne m'achète ce que je veux. Et toi Aïko ?
La jeune fille sortit une feuille de son sac :
- Ta dam ! Voici ma lettre pour le père Noël, s'exclama-t-elle en riant. On ne fête pas vraiment Noël à la maison mais mes grands-parents maternels ont tout de même voulu des idées de cadeau. D'ailleurs – ça n'a aucun rapport mais bon – pour le TAM, j'ai pensé que l'on pouvait rajouter la peinture de la Renaissance.
Maxine sortit une feuille de son sac où elle avait patiemment écrit tout ce qui composait leur époque imaginaire.
Musique : seconde moitié de XXème siècle, époque baroque
Droits : notre époque (ou le futur)
Cinéma : on enlève tous les films racistes, sexistes et lgbtphobes
Arts : peinture de la Renaissance
Inventions & Technologies : Léonard de Vinci
Littérature : des romances, de l'aventure, des poésies et de l'Histoire !
Un instant de paradis
Les feuilles rouges des arbres tombent doucement. De l'eau coule du ciel, glissant sur des parapluies insensibles. Le froid prend ses aises en cette fin de mois de novembre, forçant à sortir les manteaux de toutes les couleurs. Les personnes pressées, les enfants sautant dans les flaques d'eau et les paresseux escargots forment un ballet plein de vie. Le monde n'est pas arrêté, il prend simplement son temps. Il s'arrête dans les mailles des écharpes, dans le souffle glacial du vent, dans les habits froissés.
Les feuilles mortes tourbillonnent une dernière fois, dénudant les branches frigorifiées. Certaines résistent encore, poussant dans une ultime secousse de l'été. Le vent les arrache, les décime pour finalement les déposer en une pyramide. Le manège est à l'arrêt et regarde tristement les passants qui continuent leur chemin sans le voir.
Dans une salle du château, un vieux vinyle chantonne Les Feuilles Mortes de Gainsbourg.
Oh, je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne
C'était ta préférée, je crois
Qu'elle est de Prévert et Kosma
Et chaque fois les feuilles mortes
Te rappellent à mon souvenir
Jour après jour les amours mortes
N'en finissent pas de mourir
Avec d'autres bien sûr, je m'abandonne
Mais leur chanson est monotone
Et peu à peu je m'indiffère
À cela il n'est rien à faire...
Une ado la reprend doucement. Quand la chanson s'arrête, elle continue. Sa voix, un peu cassée, donne des frissons et remplit l'espace de sa puissance tranquille. Même le vent semble vouloir l'écouter chanter. Elle prend soudain de la confiance et se met à tourner dans la pièce. Rien ne pourrait casser l'harmonie de ce moment. Un piano commence alors à jouer quelques notes et tout à coup, c'est le groupe entier qui fredonne. Les yeux dans les yeux, l'âme dans l'âme. Une fille prend la main d'une autre et une valse commence. Des pas tracent un chemin de bonheur. C'est un instant hors du temps. Ces ados l'auront peut-être oublié dans une semaine. Ou alors, il restera gravé à jamais gravé dans leur esprit et il leur restera cette nostalgie des jours heureux.
Iels ont la vie devant eux. Elle ne sera pas parfaite et les ados le savent. Mais pourquoi y penser ? Pourquoi vouloir toujours se dire que si on se couche tard, on sera fatigué ? Pourquoi ne pas plutôt se dire que l'on va pouvoir parler sans filtre ? Les enfants ne sont pas stupides. Les enfants comprennent. Le monde ne va pas changer si on prend une décision plutôt qu'une autre. La Terre tournait déjà avant nous et elle continuera après.
Un homme, un vrai
Théo n'avait pas passé la meilleure journée de sa vie. Il s'était levé dix minutes avant de partir ce matin-là et il n'avait pu avaler qu'un verre de jus d'orange avec une tranche de brioche. Rien qui ne remplisse l'estomac, donc. C'était vendredi soir, il rentrait donc chez ses parents pour le week-end. C'était le premier de décembre donc il fallait faire toute la décoration de Noël. Lorsqu'il arriva après une heure de train, il fut enseveli sous les embrassades de sa famille. Mais toute sa joie disparut lorsque sa mère annonça :
- Mon chéri ? N'oublie pas de ranger tes affaires dans le salon, ton frère arrive ce soir. Il vient nous présenter sa petite-amie.
Son frère. Il l'avait presque oublié. Cela faisait depuis l'année dernière que l'on n'avait plus une nouvelle de lui et il décidait soudain de revenir. S'il l'avait pu, Théo l'aurait effacé de sa vie. Il avait déjà assez de problèmes pour rajouter Jean Verloit à la liste.
Le soir, il se fit beau sous les menaces de sa mère et termina de décorer le sapin. C'était normalement un moment joyeux mais l'annonce de l'arrivée de son frère l'avait un peu gâché. Heureusement, sa petite sœur avait réussi à insuffler l'esprit de Noël dans toute la maisonnée et c'est presque joyeux qu'il alla ouvrir la porte au couple.
- Mon petit frère ! Comment ça va depuis tout ce temps ?
Théo fit un sourire forcé :
- Très bien et toi ? Bonjour Marguerite, lança-t-il à la compagne de son frère.
Elle avait l'air plutôt gentille mais il ne fallait pas oublier qu'elle était amoureuse d'un imbécile notoire.
- Bonjour Théo.
Lorsqu'elle fut capturée par ses beaux-parents, impatient.es de rencontrer celle qui avait ravi le cœur de leur fils, Jean se tourna vers l'adolescent, lui frotta les cheveux et lui dit :
- Ne t'inquiète p'tit, elle est au courant.
- De quoi ? demanda-t-il, inquiet de la réponse.
- De ta transexualité ! Je lui ai expliqué comme ça elle comprendra que c'est normal que tu ne sois pas un vrai garçon.
- Tu n'avais pas le droit de faire ça ! Tu aurais au moins me demander la permission pour le faire.
- Tu en as honte ? Allez, ne t'en fais pas gamine, elle voit rien de mal à ce que tu préfères la boxe au maquillage.
Leur mère entra dans la pièce et fronça les sourcils en voyant l'air de son plus jeune fils. Ça faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas vu sur le point d'exploser soit en sanglots soit en cris. Elle aimait son aîné mais la manière dont il traitait son frère l'énervait au plus haut point.
Lors de la transition de Théo, elle et son mari l'avait bien accueilli. Son enfant, quel que soit son genre, était son enfant. Jean avait eu plus de mal. Il ne comprenait pas que sa petite sœur qu'il protégeait depuis sa naissance était en réalité un garçon. Et Théodore avait voulu porté un binder mais n'avait pas voulu entamé de grandes opérations. Son frère n'avait pas compris et leur relation s'était encore plus dégradé. Ils se disputaient souvent et Jean était détestable. Dès qu'il l'avait pu, il avait quitté la maison.
Leur petit sœur, Jade, avait toujours admiré Théo et avait continué. C'était le départ de son grand grand frère qu'elle n'avait pas compris.
Alors revoir surgir devant elle les disputes passées la mettait extrêmement mal à l'aise et, pour pallier à cela, Annick leur proposa de venir prendre l'apéritif.
Le repas se passa plutôt bien jusqu'à ce qu'iels passent au dessert, moment où la plus petite alla se coucher. Le père, qui regarda rapidement son téléphone, soupira :
- Encore un nouveau féminicide...
- Tu regardes le décombre macabre des féministes Papa ? Il est complétement erroné.
Théo, devant la remarque de son frère, préféra en rire :
- C'est vrai qu'elles ne comptent pas les meurtres des femmes trans et des travailleuses du sexe.
- Et c'est bien dommage ! Mais le nombre est déjà énorme même sans eux...
Le jeune homme jeta un coup d'œil surpris à Marguerite, qui souriait. Jamais il n'aurait pensé que son frère se serait mis en couple avec une féministe. Il ne les détestait pas spécialement mais ne prêtait pas attention à leurs combats.
- Je ne te comprends pas Jean. Tu ne peux pas nier que des femmes sont agressées et violentées chaque jour, non ? Alors pourquoi ne pas compter les morts ?
- Oui, ces meurtres sont catastrophiques mais il n'y a rien qui est mis en comparaison ! Combien y a-t-il de femmes qui tuent leur mari ? On ne parle jamais des hommes battus, alors que c'est aussi une réalité.
- La plupart des femmes qui tuent leur mari le font en cas de légitime défense parce que leur vie ou celle de leurs enfants est en danger. Ce n'est pas du tout la même chose !
Le ton commençait à monter. Marguerite prenait part parfois à la conversation mais plutôt pour essayer de calmer les deux parties que pour faire des vendications. Théo, lui, mangeait son gâteau petit bout pas petit bout pour ne pas se concentrer sur ses parents et son frère en train de s'écharper. S'il avait pu choisir, il serait à des kilomètres d'ici. De préférence, sur une île paradisiaque où il bronzerait à l'ombre des palmiers.
- C'est toi qui lis « Moi les hommes, je les déteste » ?
Il sursauta. Ce n'était que la jeune femme, qui semblait sincèrement intéressée. Il bredouilla, ne sachant pas très bien comment lui parler :
- Oui. C'est très bien écrit. Tu connais ce livre ?
- J'en ai entendu parler mais je ne l'ai jamais lu, dit-elle un peu gênée. Je suis encore en pleine déconstruction ! Il y a quelques mois, j'ai commencé à suivre des comptes féministes et plus récemment des comptes LGBT+ sur Instagram. Ça m'aide à me rendre compte tout ce que j'ai comme sexisme intériorisé. J'ai grandi dans une famille assez conservatrice qui m'a interdit beaucoup de choses parce que je suis une femme et je ne me rends compte que maintenant. Je sais que j'ai encore un long chemin à parcourir.
- Tu as eu un déclencheur ou c'est venu peu à peu ?
Dans sa famille, cela c'était fait assez progressivement. Sa famille était plutôt à gauche mais avec sa transition, toutes leurs idées liées au sexe et au genre avaient été chamboulées. Maintenant, iels débattaient très souvent à table sur le féminisme, le racisme... Ce n'était pas vraiment des débats, mais simplement des discussions très animées.
- C'est venu assez lentement. Et un jour, une amie m'a offert une bande-dessinée sur le féminisme et c'est comme ça que j'ai entamé ma déconstruction. J'ai énormément de chance d'avoir des amies géniales qui me partagent chaque jour des contenus féministes ! Sincèrement, je me demande comment j'ai pu vivre sans cette force incroyable et cette colère militante.
Mais leurs chuchotements furent coupés par l'exclamation de Jean :
- Tu portes toujours ton coupe-poitrine ?
Le temps s'arrêta. Chaque personne autour de la table regardait le concerné avec un peu de crainte. Théo allait-il s'énerver ou au contraire s'effaçait comme il le faisait habituellement ? Le garçon se contenta de prendre une autre part de son dessert en déclarant calmement :
- On appelle ça un binder.
Son frère eût l'intelligence de ne pas renchérir et leur père enchaîna directement sur la qualité du vin. La fin de repas fut calme et posé personne n'osant dire quoi que ce soit. Quand le couple fut parti, l'adolescent alla se coucher directement. Il n'arriva pas à s'endormir tout de suite. Il croyait en avoir fini avec la transphobie de son ancien camarade de jeu. Mais jamais ça ne s'arrêterai ! pensa-t-il rageusement. L'ombre de son frère planerait derrière chaque instant heureux de sa vie. Il pensait annoncer à Maxine et à Aïko qu'il était transgenre. Il savait qu'elles se posaient des question sur sa pudeur maladive et il s'était dit qu'il pourrait peut-être leur expliquer pourquoi.
Mais comment le pourrait-il désormais ? Elles réagiraient peut-être avec dégoût et l'enfer recommencerait. Tout le monde serait au courant et il serait regardé comme une bête de foire. Il n'osait déjà pas se changer dans les vestiaires du lycée. On le scruterait à la recherche de « ça » qui manquait. Sa poitrine l'avait toujours gêné mais « ça » ne lui avait jamais manqué. Il n'était pas comme les autres mecs. Il le savait. En soit, cela ne lui dérangeait pas vraiment. Mais la société imposait une certaine image de l'homme et tout le monde s'attendait à ce qu'il soit viril alors que les rapports de force n'étaient pas du tout sa tasse de thé. C'était le regard des autres qui lui faisaient le plus mal. Leurs yeux vicieux étaient toujours à la recherche de l'imperfection qui le détruirait.
Dans la pièce d'à côté, Annick et Alexandre Verdoit chuchotaient.
- Tu es sûre que c'est une bonne idée de l'inviter pour Noël ?
- C'est tout de même notre fils !
- Mais Théo l'est aussi et tu as vu combien il était mal pendant tout le repas ? Je ne dis pas Marguerite est tout à fait charmante mais Jean a été exécrable.
- Je sais Annick. Malgré tout... On le voit peu souvent alors qu'il ne vienne même pas pour les fêtes... Il y aura ses grands-parents et il ne les a pas vu depuis un an et demi !
Sa femme soupira. Elle avait cru que la distance permettrait à son fils de prendre du recul et de revenir sur certaines de ses paroles mais il s'était encore plus enfoncé. Elle ne voyait pas comment elle allait supporter leurs disputes pendant trois jours.
- Sinon, on ne l'invite que pour le grand repas du 24. S'il en a vraiment envie, il restera pour les cadeaux le 25 au matin mais sinon, il partira à la fin de la journée.
- Oui, c'est une bonne idée.
La nuit ne fut pas très bonne.
Dans la ville voisine, Jean tournait et se retournait dans son lit. Sa petite-amie était rentrée chez elle pour la nuit et il n'arrivait pas à dormir. S'il avait su que ce dîner se finirait aussi mal, il ne serait pas venu. Il ne comprenait pas son frère. Il avait eu du mal à prononcer ce mot « frère ». Il avait toujours eu des sœurs. Il l'avait regretté quand Justine – Théo maintenant – était né. Il pensait que ce bébé allait être énervant et qu'il ne serait jamais tranquille avec une petite sœur dans les pattes. Mais quand il l'avait tenu dans ses bras pour la première fois, il s'était juré de la protéger. Et là, il avait tout faux. Ce n'était pas une fille mais un garçon. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il blessait son frère en ne le traitant pas comme tel !
Lorsque Théo leur avait annoncé qu'il souhaitait être genré au masculin, il n'avait pas saisi tout de suite. Alors, sur la défensive, il avait fait une blague stupide. Ses parents lui étaient tombés dessus. Quand un de ses amis avait appris la transidentité de son frère, il s'était moqué. Maintenant, il se sentait tellement stupide. Il avait gâché complétement le lien avec son frère pour une simple question de genre. Mais était-ce de sa faute si tout ça le mettait mal à l'aise ? Il ne comprenait pas comment on pouvait changer de genre comme cela en claquant des doigts. Théo n'était même pas fan de voitures ou de sport. Il ne comprenait plus rien.
It's christmas time !
- Estelle ! Est-ce que tu peux aller acheter de la farine s'il te plaît ? Il n'y en a pratiquement plus et ta tante arrive dans trois heures.
La jeune fille arrêta de se maquiller pour crier à sa mère :
- On est dimanche, les magasins sont fermés.
- Alors, va demander aux voisins. Et rapidement !
Elle enfila donc à toute vitesse ses chaussures pour sortir sur le palier de l'immeuble. Elle toqua à la porte voisine et c'est un Maël mal réveillé qui lui ouvrit. Il la regarda étonné et alla chercher la précieuse denrée. Le garçon devait partir dans l'après-midi pour aller chez ses grands-parents maternels et ne comprenait pas vraiment l'agacement impatient de sa camarade de classe.
- Tiens, voilà environ trois cents grammes de farine.
La jeune fille le remercia et lui tourna le dos mais il demanda :
- Vous faites les cadeaux ce soir ?
- Ça va pas la tête ?! Le grand déballage, c'est le matin !
Maël sourit. Estelle regarda l'heure et balbutia quelques mots servant d'excuses pour s'enfuir faire de la pâtisserie.
Quelques heures plus tard, toute la famille Priat arriva pour remplir la maisonnée de chants et de rires. Il y avait des pulls de Noël moches, des costumes élégants et des déguisements. La crèche avec ses santons de Provence avait attiré toutes les petites mains. Heureusement, le grand-père veillait au grain et bien des catastrophes furent évitées. Le repas du midi fut assez léger pour laisser de la place au goûter et au grand repas du soir. L'après-midi, pendant que les adultes s'activaient en cuisine, les cousins et les cousines allèrent voir les illuminations au centre du village. Estelle et son grand cousin se firent les bergers pour essayer de ne perdre aucun petit. On aurait dit une colonie de vacances. La jeune adolescente vit quelques personnes de son lycée qu'elle salua de loin. Elle n'avait pas envie de penser aux devoirs aujourd'hui et préférait profiter de la magie de Noël.
Le soir, malgré les bâillements et les ronchonnements, la famille se retrouva devant Gremlins, leur film rituel. Tout le monde le connaissait par cœur mais cela n'empêcha chaque enfant de s'émerveiller devant les petites créatures et de rire aux inventions complétement ratées du père. Pendant les scènes entraînantes, les parents furent bâillonnés pour les empêcher de parler. À la fin du DVD, iels allèrent se coucher. Bien que fatigué.es, les cousinzines étaient surexcité.es. Le père Noël passait demain et il ne fallait pas oublier de mettre les chaussons sous le sapin ! Iels avaient aussi installé une assiette avec un gâteau, une tasse de lait et un navet pour les rennes (il n'y avait plus de carottes).
***
- Le père Noël est passé ! Il faut se réveiller !
Les enfants couraient dans toute la maison pour réveiller les adultes, encore endormi.es. On les avait prévenues la veille : si elles n'attendaient pas leurs parents, les emballages ne révéleraient pas des jouets mais du vide. Pas terrifiées pour deux sous, elles entraient dans les chambres pour faire sortir les fatigué.es.
- Les cadeaux !
Maxine aurait bien voulu dormir encore peu mais elle voyait peu ses cousines. Son père avait une seule sœur qui avait eu deux filles de 10 et 7 ans tandis qu'elle était fille unique. Les petites ne croyaient plus au père Noël depuis quelques années déjà mais cela ne les empêchait pas de faire régner une ambiance noëlesque. Le soir, quand Maxine était allée mettre les précieux paquets sur les chaussons, elle avait vu une belle lettre décorée pour la personne qui distribuait leurs cadeaux.
Les adultes décidèrent enfin de se lever. Le père des deux fillettes essaya d'imposer un semblant d'ordre mais renonça devant leur enthousiasme. Le grand déballage se fit dans la joie et le plus grand désordre. Des papiers volaient partout dans la pièce et des murmures un peu déçus passaient inaperçus avec la cacophonie ambiante.
Comme le grand-père savait que tout le monde testerait ses cadeaux dès qu'ils seraient reçus, il avait décidé de faire un brunch et se vit une joie de leur préparer de bons petits plats avec l'aide de Garance qui avait reçu un livre de recettes. Pendant tout le repas, iels évitèrent au maximum les sujets fâcheux. L'après-midi, une grande balade fut instituée et les enfants comme les grand.es dévalèrent avec plaisir des pentes à la luge. L'heure du goûter arriva, faisant rentrer la petite famille pour une grande tasse de chocolat chaud et une part de gâteau aux carottes.
***
Aïko peignait dans sa chambre. Des gestes lents, qui témoignaient d'un bonheur retrouvé. Une immense feuille était étalée sur le sol et la jeune fille la recouvrait petit à petit de couleurs. Elle prenait son temps, on voyait qu'elle n'avait pas retrouvé son ancienne assurance. Elle finit par soudainement lâcher ses pinceaux et trempa ses mains dans la peinture. Elle oublia la précaution et traça de grands traits. Elle saisit un petit pot d'encre noire et déposa des tâches noires sur la feuille. Elle tournait autour de son support en avançant à petits pas tout en maîtrisant tout à fait ce qu'elle faisait. Pour que son travail soit empreint du hasard et de la nature, elle ouvrit en grand sa fenêtre. Le vent pénétra en tourbillons dans la pièce.
La jeune fille portait une longue chemise bleue beaucoup trop grande pour elle. Attrapant son téléphone avec agilité, elle fut ensevelie sous les messages de ses ami.es qui voulaient comment se passaient ses fêtes de fin d'année. Pour dire rapidement, il ne se passait rien. Au Japon, Noël n'était pas une fête avec une très grande ampleur et sa famille maternelle ne pouvait pas les voir pour le 25. Elle avait donc reçu par la poste deux ou trois cadeaux. Notamment, une nouvelle palette de peinture qui faisait sa joie. Dès qu'elle l'avait déballée, Aïko avait installé une grande protection sur son parquet pour commencer à peindre. Quand tout cela serait sec, elle inscrirait des caractères japonais. Elle enverrait son œuvre à sa grand-mère. C'était la seule qui s'intéressait à son art. C'était d'ailleurs elle qui l'avait poussée à s'inscrire aux Prés Verts dans la section Art. Le reste de sa famille n'avait jamais essayé de comprendre ce qu'elle faisait. Ses petits frères lui avaient au départ demandé des portraits mais ils avaient vite renoncé devant son niveau très bas.
Après avoir traîné pendant quelques instants sur son portable, elle alla fermer sa fenêtre pour se remettre à son travail. Elle prit un fin stylo noir qu'elle n'avait pas encore utilisé et commença à tracer quelques caractères.
Aïko ne croyait pas en une entité supérieure. Le concept de « dieu » lui semblait assez abstrait et ne comprenait pas comment il pouvait survolter les foules. Mais, un peu comme chaque élève du lycée, elle croyait au pouvoir particulier des mots. Elle savait qu'une simple phrase pouvait bouleverser une vie. Et, selon elle, des messages de joie pouvaient l'apporter. Elle n'en avait pas vraiment parlé autour d'elle. Malgré tout, les Prés Verts enseignaient la beauté des langues. Chaque élève apprenait à bien choisir ses mots pour faire passer ce qui leur tenait à cœur. Alors, elle inscrivit des mots heureux en prenant tout son temps. Avec délicatesse et amour, la jeune fille cacha à travers les couleurs, le tendre secret du bonheur.
Alors qu'elle s'apprêtait à mettre la touche finale, elle entendit la sonnette retentir. Comme toute sa famille était allée se promener, la jeune fille décida de se lever pour aller ouvrir. Sur le pas de sa porte, se trouvait Monique, leur voisine de palier. Elle tenait dans ses bras un énorme paquet emballé de papier kraft et décoré par des petits cœurs de toutes les couleurs.
- Bonjour ma petite Aïko. Ce gros cadeau est pour toi ! Tes ami.es m'ont dit te l'offrir le 25.
La vieille dame le lui donna puis tendit une enveloppe blanche. La japonaise ne comprenait pas vraiment ce qui se passait mais elle décida d'ouvrir la lettre et de se préoccuper du reste plus tard.
Joyeux Noël Aïko !
Théo et moi avons pensé que ce n'était pas juste que tu ne passes pas un vrai Noël avec pleins de cadeaux. Alors dans la grosse boîte, il y a des paquets avec des décos mais aussi des vrais cadeaux. On espère que tout va te faire plaisir parce qu'on les amasse depuis le début du mois de novembre ! On a même passé une après-midi à faire des DIY (et on a réussi à ne pas trop se disputer).
Bisous enneigés !
Les meilleur.es
PS : Le sachet de chocolats est à partager avec ta voisine pour pas que tu en manges trop.
La jeune fille déballa alors délicatement le plus gros emballage. À l'intérieur, il y avait des sachets, des boîtes et des papillotes qui formaient un mélange hétéroclite. Elle sortit tous les paquets et les compta. En voyant qu'il y en avait vingt, elle secoua la tête et se demanda comment elle pourrait remercier ses ami.es. Iels venaient de multiplier par l'infini son niveau de bonheur de la journée. En les ouvrant, elle vit qu'iels lui avaient offert des guirlandes, des livres, des poèmes écrits par Maxine et même un énorme doudou – fait main. Elle s'était gardé le plus bel emballage pour la fin et quelle ne fut pas sa surprise en découvrant que c'était une magnifique veste en jean. Elle était grande mais les manches étaient retroussées. Sur le dos, iels avaient utilisé un pochoir pour faire apparaître un grand oiseau jaune en vol. Juste en-dessous, il y avait marqué : « Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes ».
***
- Je vais jeter quelqu'un par la fenêtre.
- Pas moi s'il te plaît, je tiens à ma vie. Mais si tu veux balancer mon petit frère, je viens avec toi.
Théo et Alice étaient assis.es sur un canapé et chuchotaient en essayant de faire le moins de bruit possible. Il était tard et leurs parents parlaient de politique depuis bientôt deux heures. Iels s'étaient retrouvé.es là pour fuir l'ambiance étouffante.
- C'est bien la seconde sinon ?
- Ça va. J'ai des potes dans ma classe et deux amies proches.
- Tout ça semble si lointain...
Le garçon éclata de rire et tapota la tête de sa cousine. Elle se caressait le menton comme si elle avait une longue barbe.
- Arrête de faire ta vieille alors que tu es seulement en première.
- Comparé à ton jeune âge, je suis centenaire. Plus sérieusement, c'est qui tes ami.es ?
- Tu es bien intrusive... Il y a Maxine et Aïko. Elles sont drôles, gentilles et sympas. Mais je suis aussi un peu proche de Maël et de son groupe d'amis.
Alice tourna complétement sa chaise pour observer son cousin – et ne pas manquer ses rougissements. Elle savait que sa curiosité maladive finissait toujours par agacer ses amies mais Théo était son cousin. Elle était plus proche de Julien mais son comportement avait fait que la jeune fille s'était rapprochée du brun.
- Un peu d'amour dans l'air ? demanda sa cousine avec un sourire intéressé.
- Non, je n'y touche plus.
- Arrête de faire le vieux de la vieille alors que tu as eu un ou deux chagrins d'amour.
Elle fit un geste de la main comme si ce n'était rien mais elle, plus que tout le monde, savait que Théo avait beaucoup de mal à se remettre des ruptures.
- Ne parlons pas de cela, veux-tu ? Toi, tu es toujours avec le Girls Gang ?
Quand elle était en primaire, un groupe de cinq filles avaient créé les Girls Gang pour contrer les garçons de leur classe. Au fil des années, la composition du groupe avait changé et elles n'étaient plus que deux originelles. Malgré cela, sa famille avait gardé le même nom pour désigner ses amies.
- Ça va bien. Et je suis en couple.
Elle avait dit cela comme si c'était totalement anodin mais la dernière (et première) fois qu'elle avait été avec quelqu'un était en classe de cinquième. Et elle ne l'avait même pas embrassé.
- C'est quoi son petit prénom ?
- Lyra. Une déesse des maths. Mignonne. Drôle. Et je me demande toujours comment elle arrive à m'accorder de l'attention.
Théo haussa un sourcil. Sa cousine avait tendance à être assez sarcastique et la voir débitée des compliments était étonnant. Il ne dit rien par apport à son manque de confiance en elle. La jeune fille se dépréciait très souvent alors qu'elle était quelqu'un de très gentil.
- Tu vas le dire à Papi et Mamie ?
- Je ne suis pas sûre qu'iels y survivraient. Non, mais tu imagines ? Un petit-fils trans et une petite-fille bi. Bon, iels ne comprendraient sûrement pas le dernier terme donc faudrait leur expliquer. Résultat : non, je ne vais pas leur dire. Ni même à mes parents. Je vais les laisser comprendre par elleux-mêmes quand iels entendront des rumeurs.
Théo soupira. Sa famille n'était pas la plus accueillante du monde et il se demandait comment sa mère pouvait être aussi ouverte d'esprit. Son frère était coincé dans ses préjugés binaires, ses grands-parents étaient des cathos intolérants et son cousin était un imbécile arrogant pourri gâté.
- Quelle famille de merde...
- Ça tu l'as dit.
Il savait qu'à partir de cette phrase-là tout allait partir en vrille. Pourtant il ne fit rien pour enrayer la mécanique. Il aurait pu se lever et aller manger un bout de baguette. Mais il ne le fit pas parce qu'il en avait marre de ne jamais faire de vague. Alors il se leva et proposa à Alice d'aller dans le jardin. Elle lui demanda d'attendre deux minutes et revint avec une bouteille.
- C'est de l'alcool ? demanda-t-il abasourdi.
- Je ne vais pas faire boire de l'alcool à un mec aussi innocent que toi patate. C'est de la limonade.
Iels s'allongèrent sur l'herbe et regardèrent la lune.
- Viens, on dit tout ce qui nous passe par la tête, déclara soudainement la plus âgée.
- Il fait froid.
- Pourtant on est dans le Sud, p'tit breton. Il ne fait pas froid.
Il fit une mine épuisée et se tourna vers elle pour lui montrer comment il était habiller.
- Je suis en T-shirt alors c'est normal que je me caille.
- Si tu es bête aussi...
Le silence prit place pendant quelques minutes. Les étoiles apparaissaient peu à peu dans le ciel et la lune illuminait le jardin. Alice prit une grande inspiration. Elle adorait l'odeur de la nuit qui aidait à libérer son esprit de toutes les pensées désagréables. Elle chuchota :
- Je n'en peux plus de leurs débats stériles.
Théo fit un petit sourire triste. Il savait. À tous les repas depuis leur plus tendre âge, leurs parents se disputaient. La famille s'écharpait. Mais tout le monde faisait comme si tout allait bien parce que personne ne voulait que la famille éclate. Mais elle l'était déjà. À quoi servait de sauver les apparences à tout prix.
- Tu crois qu'iels sont passé.es au mariage pour tous ?
- Je pense que oui.
Il n'y avait même pas de plus gros sujet de discorde. Les arguments avaient été revus cent fois. Alors dès qu'un nouveau sujet apparaissait dans l'actualité, iels s'en emparaient.
- Ça veut dire que l'on part bientôt. Mes parents finissent toujours par s'énerver et décident de se casser.
Alice s'assit en tailleur et déboucha la bouteille. Elle en prit une gorgée et dit :
- À notre famille de merde.
Théo fit pareil et chuchota :
- Qui ne fermera jamais son clapet.
Les deux se mirent à rigoler et se levèrent pour crier :
- On les emmerde !
Et c'est ce moment-là que leur grand-mère choisit pour sortir prendre l'air.
– Extrait du Journal –
Comment vas-tu cher ami ?
Pardonne mes manières cavalières mais je pense que l'on peut se considérer comme ami.es, non ? Tu sais plein de choses sur moi mais je ne sais pas beaucoup sur toi, il est vrai. Tu me supportes depuis le début de l'année – donc plus de trois mois – alors bravo ! Je ne sais pas comment tu as fait pour tenir parce que moi je n'aurai pas pu me supporter.
Je vais mieux aujourd'hui mais je n'ai pas l'intention de te refourguer dans un placard avec pour seule compagnie mes vieux cahiers de primaire. Crois-moi, je te manquerai. Par apport à Poline... En fait, je me rends compte que je n'en presque pas parlé ici. En réalité, je n'en parle pas. Je n'y arrive pas. Je n'arrive qu'à parler à elle. Elle a été ma seule confidente pendant longtemps et elle me manque tellement. J'aimerai la serrer dans mes bras pendant quelques années. Ensuite, viendra le temps des questions. Mais d'abord, je voudrais simplement la revoir. J'ai eu d'autres amies bien sûr. Mais Polie était mon pilier.
J'avais l'impression d'aller bien jusqu'à ce que je fonde en larmes en écrivant ces phrases, mais bon... Je pense qu'il ne reste que le temps pour panser mes blessures.
Je ne suis même pas sûre de préférer ne l'avoir jamais connue. J'ai passé tant de bons moments avec elle que la douleur que me procure le fait qu'elle soit partie sans me dire au revoir est minime à côté.
Je ne sais pas si je suis pathétique ou si je suis juste une amie loyale. On va plutôt dire la deuxième option, c'est bon pour mon ego.
Au revoir Victor,
Max
Errements d'un cœur en peine
Je panique. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas supposé se passer comme ça. Je ne suis pas supposé avoir envie de hurler et en même temps de me perdre dans sa contemplation. Je ne suis même pas amoureuse de lui ! Je ressens quelque chose pour lui mais il n'est clairement pas mon idéal. Il peut être tellement stupide avec ses amis, il peut être drôle mais pas tout le temps et il est mignon mais pas beau. Je dois le trouver parfait, non ? Je sais que les magazines féminins racontent le plus souvent n'importe quoi et que les romances aussi mais je ne peux décemment pas être amoureuse de lui. Il me casse les pieds la plupart du temps (enfin moins qu'avant mais bon...) et il ne ressent rien pour moi. Je sais que c'est possible de tomber amoureux.se de quelqu'un qui n'en a rien à faire de nous mais j'essaie de me convaincre du contraire alors laisse-moi croire en mes rêves.
Je ne sais même pas à qui je parle et je pense que c'est le pire. D'habitude je sais si je parle à la petite voix dans ma tête ou à la personne que je déteste. Là je parle à Lui et à moi. C'est peut-être bête mais j'ai l'impression que le nommer – même dans ma tête – rendront mes « sentiments » plus tangibles. Mais c'est stupide alors je vais répéter (intérieurement, je ne vais le crier). Ou pas. Allez, Estelle. On prend son courage à deux mains et on s'avoue à soi-même que l'on éprouve des sentiments pour un imbécile.
Maël. J'éprouve des stupides sentiments pour Maël ! Je me demande comment je fais pur pas me frapper pour ma propre bêtise. Mais qui tombe amoureux.se pour quelqu'un que l'on a supporté avec peine pendant deux ans puis apprécié un peu ? Pas moi, normalement. Premièrement, je ne vais pas lui dire. Je suis sensée. Même si j'ai fait une grosse erreur, je ne creuse pas le trou plus profond. Je n'en parlerai pas autour de moi, aussi. Déjà parce que je n'ai aucune envie que tout le lycée soit au courant. Et ensuite, parce que Instagram a dit que plus on parle d'une personne que l'on aime, plus on en tombe amoureux.se. Pas que je crois systématiquement Insta mais cette théorie semble assez logique sur ce coup-là. Alors pourquoi tu y penses ? Tais-toi Jean-Claude.
Et puis on en parle de cette expression « tomber amoureux.se » ? Je peux comprendre que le coup de foudre existe. Mais là, on a l'impression que c'est pour tout le monde pareil. Je ne suis pas « tombée » pour Maël. Mon stupide cœur a commencé à l'apprécier de plus en plus. Pourtant, je me souviens très bien de la cinquième ! Il était extrêmement chiant et il ruiné une de ses amitiés. Il a peut-être changé mais ça n'efface pas ce qu'il a fait !
Je me déteste de penser à lui. Je me déteste d'apprécier sa voix lorsqu'il lit à voix haute. Je me déteste d'aimer les joutes verbales qui nous opposent sur scène. J'aimerai tellement pouvoir l'effacer de ma vie avec une simple formule magique. Abracadabra et hop ! Plus de Maël dans ma vie, de sentiments amoureux sans aucun sens et de questionnements incessants.
Je ne peux même pas l'éviter. Il a les mêmes options que moi, il habite dans l'appartement d'à-côté et il fait même théâtre. Oui, je ne peux pas nier qu'il a du talent mais personnellement je préférais qu'il ait choisi cuisine ou qu'il ne prenne que sport. Le pire, c'est que tout le monde l'apprécie. Les Astronomes de l'âme ne seraient pas complets sans lui et les cours d'allemand seraient terriblement ennuyants. Heureusement qu'il fait du vélo et qu'il ne choisit pas de prendre le bus pour venir aux Prés Verts. Même ma mère l'aime bien. Elle le trouve charmant surtout depuis qu'il nous a donné de la farine. Ce n'est pas lui qui l'a payé à ce que je sache !
C'est assez étrange mais depuis que je me suis rendue compte que j'éprouve des sentiments pour lui, je ne peux pas m'empêcher d'être dure envers lui. Je ne supporte pas ses blagues stupides qu'il fait avec ses amis. Je ne veux pas qu'il soit parfait. Je sais qu'il ne l'est pas et je pense le connaître assez bien pour ne pas l'idéaliser. Ce qui me désespère aussi, c'est de ne pas réussir à expliquer ce que je ressens !
Cher petit cœur, pourrais-tu arrêter de faire n'importe quoi ? Ça serait très aimable de ta part. N'hésite surtout pas à prendre quelques vacances.
Et les âmes se réuniront
Maxine avait envie de dormir. Elle avait passé une plutôt bonne nuit mais les deux heures de cours de français étaient en train de l'achever. Il faisait froid, elle détestait la grammaire et son mal de tête s'aggravait. D'ordinaire, Mme Murail était plutôt intéressante et la jeune fille appréciait ses cours. Mais les subordonnées complétives ne la passionnaient absolument pas. Heureusement, la professeuse aimait bien Aïko et l'avait laissé à côté d'elle quand elle avait refait le plan de classe.
- Tu fais quoi ce soir ? demanda justement la brune, qui semblait s'ennuyer autant qu'elle.
La rousse jeta un coup d'œil à la professeuse et chuchota :
- Je vais sûrement aller à la bibliothèque. Ou alors je rentrerai chez moi pour me faire un chocolat chaud. Et toi ?
Aïko eût un air entendu. L'adoration de Maxine pour le chocolat chaud était connue par toute la classe qui la voyait se promener avec un thermos qu'il pleuve ou qu'il y est la canicule.
- Je ne sais pas trop encore. Théo vient de me proposer d'aller se balader dans le centre donc je vais faire ça je pense. À part s'il se remet à pleuvoir.
Mais elles ne purent continuer à parler puisqu'une voix sévère les coupa :
- Bon, on arrête les bavardes du premier rang. Sinon je vous sépare.
Elles se jetèrent un regard complice et se mirent à recopier le cours tout en riant sous cape. Leur ami les regarda avec un air désespéré mais se contenta de secouer la tête quand elles lui demandèrent en articulant silencieusement ce qui n'allait pas.
- Mais pourquoi suis-je ami avec de tels cas ?
- C'est toi qui les a choisies.
Il se tourna vers son voisin qui faisait une pyramide avec leurs fluos. Son expression laissait entendre qu'il s'agissait d'une activité tout à fait saine mais Théo se demandait pourquoi la personnalité du blond avec était échangée avec celle d'une gamine de primaire.
- Merci beaucoup pour ton soutien émotionnel, Maël.
L'adolescent haussa les épaules.
- Et puis ça pourrait être pire. Je suis ami avec Gwendal et crois-moi, c'est plus catastrophique que Maxine ou Aïko. Elles ne dont que rigoler. Lui, il essaie d'utiliser un organe qu'il n'a même pas : son cerveau. Il fait des blagues nulles 24h sur 24 et il pense être drôle.
Le jeune homme avait dit cela avec un air très sérieux mais le brun savait qu'il aimait bien Gwendal. Maël avait juste une manière particulière de le montrer.
- Ce n'est pas pour te contredire mais ton humour n'est pas non plus très développé.
- Je rêve ou tu es vexé parce que je ne ris pas à tes blagues d'intello ?
Théo fit une mine boudeuse.
- Bon, les bavards du fond vous vous taisez aussi ! Qu'est-ce qu'il vous arrive ce soir ? J'ai l'impression que vous êtes complétement endormi.es pour la grammaire mais que parler est devenu un sport olympique !
Les élèves baissèrent la tête et plus un seul mot ne sortit de leur bouche pour le reste du cours. La professeuse était à moitié satisfaite puisque les deux adolescents qui participaient s'étaient aussi tus.
***
La bibliothèque était vide pour ce vendredi après-midi. Le parquet craquait sous le passage des quelques lecteurs et lectrices. La bibliothécaire était installée dans un fauteuil avec une tasse de thé qui refroidissait. Des livres de toutes les couleurs tapissaient les murs et le sol du rayon des enfants. À côté, mais séparé par une vieille étagère pour atténuer le bruit, il y avait celui des romans pour les adolescent.es et jeunes adultes. Une main se promenait sur les rayonnages à la recherche d'un bon livre pour passer une soirée tranquille. Elle tirait parfois un roman, soulignait du doigt quelques phrases du résumé puis le finissait par le reposer. La main s'arrêta brusquement sur une tranche verte et la saisit. Elle a enfin trouvé.
La propriétaire de cette main s'assit sur un fauteuil et ne bougea plus pendant une demi-heure. On la voyait tourner les pages à intervalles réguliers mais le reste de son corps était immobile.
Maxine savait que ce n'était pas une bonne idée de lire une histoire triste alors qu'elle n'était pas déjà très stable émotionnellement mais pour sa défense, elle n'était pas au courant. Sa mère lui avait conseillé ce roman alors elle s'était dit qu'il ferait une bonne lecture. Résultat : elle pleurait. C'était assez discret, la jeune fille n'avait jamais réussi à exprimer réellement ses émotions en public. Mais des larmes coulaient sur ses joues. Malgré cela, elle n'arrivait à arrêter de lire et espérait – un peu en vain, sans doute – que l'histoire ne se finirait pas mal.
- Tout va bien ?
En entendant la voix de son ami, la rousse sursauta. Elle s'essuya les yeux avec son pull trop grand et demanda, étonnée :
- Qu'est-ce que vous faites là ?
- On a marché puis Aïko a commencé à avoir froid. Ce qui est assez normal comme elle n'avait que son manteau et un léger T-shirt. Comme on voulait se réchauffer, on est venu te voir. Donc, je réitère ma question : tout va bien ?
- Oui, oui. C'est juste que ce livre est magnifiquement triste.
Aïko se rapprocha et la prit dans ses bras. Elle savait que son amie n'aurait jamais pleurer que pour un livre et qu'elle avait un trop-plein en elle. Mais la brune savait aussi que son amie n'en parlerai pas d'elle-même, alors elle murmura :
- Je ne sais pas du tout si ça a un rapport ou non mais depuis quelques jours, j'ai remarqué que tu étais assez morose. Je comprends que tu ne veuilles pas en parler mais on est là pour toi, tu sais. On peut t'écouter.
Maxine fit un pauvre sourire. Elle détestait l'idée qu'Aïko se fasse du souci pour elle.
- C'est juste que... Je n'ai aucune idée comment en parler. Personne ne m'a jamais compris sur certains sujets. Et la seule personne avec qui j'en ai vraiment discuté m'a oubliée.
La rousse de défit du câlin de la japonaise et se renfonça dans son fauteuil. Elle crût que c'était terminé mais Aïko déclara :
- Si tu veux, je peux raconter ce qui ne va pas très bien chez moi. C'est pas incroyable et vous allez peut-être trouver cela bête.
La brune prit une grande inspiration. Elle devait instaurer un climat de confiance pour Maxine. Et elle avait besoin d'en parler.
- Mais au moins, tu verras que tu peux te confier à nous, si tu le veux. Vous vous rappelez quand je vous avais dit que j'étais trop malade pour aller au ciné avec vous ? demanda-t-elle gênée. En réalité, je devais préparer le repas pour ma famille comme ma mère était malade.
Théo eût un regard d'incompréhension qu'il partageât avec Maxine. Pourquoi leur amie ne leur avait-elle rien dit ? Ce n'était pas honteux.
- Ton père ne peut pas le faire ?
Aïko secoua la tête :
- Il ne sait même pas faire à manger. Et je pense qu'il ne m'aurait pas laissé sortir de toute façon. Ma famille est assez... conservatrice. C'est le bon terme ? Bref, mes parents me voient en même temps comme une chose fragile à protéger et celle qui doit s'occuper de la maison avec ma mère.
Devant l'air abasourdi des deux autres, elle se rencogna dans sa chaise et fit un signe de la tête à la rousse pour lui dire que c'était à elle de parler. Aïko ressentait une gêne à critiquer sa famille. On lui avait toujours enseigner à quel point la famille est le seul vrai lien dans ce monde où les amitiés disparaissent aussi vite que la rosée. La japonaise voulait qu'iels soient au courant mais elle se sentait en même temps très peu légitime à confier ses peines.
Maxine fit craquer ses doigts, remua ses mains et se tortilla sur sa chaise mais finit par chuchoter :
- Depuis la cinquième, je suis meilleure amie avec une fille qui s'appelle Poline. Enfin, j'étais est un meilleur terme... Mais elle a décidé de partir dans un internat suisse. Elle a disparu quelques semaines avant le brevet, sans même me laisser un mot. Elle a même changé de numéro de portable.
Ça, c'était la version officielle. Il y avait aussi cette autre réalité qui la bouffait. Elle ne l'avait dit à personne mais la douloureuse peine submergeait ses pensées.
- Elle n'était pas que cela. C'était aussi mon première amour.
Loin d'avoir l'air choqué, ses deux camarades écoutaient attentivement.
- Je ne suis pas lesbienne. Je suis pan.
Voyant qu'Aïko ne comprenait pas le terme, elle expliqua :
- Je tombe amoureuse sans tenir compte du genre de la personne. J'ai toujours su que je l'étais. Quand j'étais petite, je trouvais ça un peu bête d'aimer quelqu'un juste parce que c'était un homme ou une femme. Puis, ma pensée a évolué avec l'âge et j'ai compris qu'on ne le choisissait pas. Jusqu'au début de la quatrième, je pensais être hétéro parce que je ne connaissais pas le terme « pan » et que je me reconnaissais pas dans le mot « bi ». Quand je me suis rendue compte que j'étais amoureuse de ma meilleure amie, je n'ai pas été choquée. Mais j'ai fait des recherches et maintenant, je connais mon orientation sexuelle.
Elle prit une grande inspiration. C'était dur. Très dur. Sa meilleure amie lui manquait terriblement et les souvenirs de cette après-midi revenaient avec force.
- Un soir, nous nous sommes embrassées. Et trois jours plus tard, elle avait disparu.
Des larmes coulaient maintenant à flot sur ses joues. Elle avait tellement mal... Son cœur était comme compressé par une ceinture mais elle avait aussi l'impression qu'il avait éclaté. Elle ne s'était pas remise de cette rupture qui n'en était pas une. Et elle avait l'impression que la noirceur de la tristesse l'engloutissait.
Théo murmura doucement en lui caressant le dos :
- Et tu n'as jamais pensé que ses parents l'avaient peut-être forcée ?
- Oui, mais je n'y crois pas. Elle a toujours respecté ses valeurs et elle s'est plusieurs fois opposée à ses parents pour... pas mal de raisons. Je suppose qu'elle en avait envie, c'est tout.
Elle s'accrocha au bras du brun et fondit en sanglots. C'était la première fois qu'elle s'autorisait réellement à pleurer depuis ce maudit jeudi 25 juin.
Au bout de quelques secondes, elle sentit une présence chaude l'entourer. C'était Théo qui la tenait contre son torse pour qu'elle puisse pleurer autant qu'elle le pouvait.
- Ça va aller Max... Tu es forte, d'accord ? Tout va bien aller...
Il entendit la rousse respirer de plus en plus vite et se détacha d'elle pour mieux la regarder. Son visage était dévasté et son regard était lointain.
- Maxine ? Maxine, regarde-moi. Je suis là. Regarde-moi.
La jeune fille se sentait oppressée et la tête lui tournait. Le vide était si attirant... Et si reposant. Pouvoir juste s'abandonner à la tristesse. Et ne plus penser... Juste le noir. Et ses démons.
- Maxine !
Elle revint sur terre et vit les visages angoissés de Théo et d'Aïko. Elle se couvrit la figure avec son écharpe et chuchota, sans être certaine d'être entendue.
- Ça va... J'ai juste mal.
La japonaise caressa doucement les cheveux de son amie. Comment n'avait-elle pas vu sa détresse ? Elle fouilla dans son sac à dos et en sortit une bouteille d'eau. La rousse but quelques gorgées et sembla se ressaisir.
- Je suis désolée. C'est la première fois que je m'autorise à voir ma peine.
Théo, quand il avait vu la crise de Maxine avait été terrifié. Il avait l'impression qu'elle avait disparu de son corps pendant quelques instants et il se jura qu'il ferait tout pour que ça n'arrive plus.
- La prochaine fois, fais-moi plaisir et laisse tes émotions s'exprimer, murmura-t-il à son oreille. Tu m'as fait peur.
- Je suis désolée.
Les deux autres l'engloutir dans un câlin et ne la laissèrent pas finir pas finir ses bredouillements.
- On préfère être là quand tu as ce genre de réactions que tu sois seule dans ton coin.
- Merci.
Maxine reprit une tête à peu près normal mais à l'intérieur, c'était la débandade. Elle détestait pleurer en public. C'était un signe de faiblesse. La rousse préférait la colère. Quand elle s'énervait, elle pouvait faire avancer les choses ; c'était un moteur. Alors que la tristesse ne servait à rien. Elle faisait douter et rendait inactif. Mais elle devait bien avouer que lâcher le contrôle sur ses larmes lui avait fait du bien.
La jeune fille sourit et se tourna vers Théo :
- Et toi ? Pas de petits secrets ?
En voyant son air paniqué, elle bafouilla :
- Non, mais tu es pas obligée de le dire... Tu fais comme tu veux !
Elle commença un peu à paniquer alors il fait un sourire.
- Ne t'inquiète pas, j'avais déjà l'intention de vous le dire. Je veux juste être sûr que tu vas bien.
- Mais oui, mais oui.
Il lui jeta un regard entendu mais renonça devant son air innocent.
- Vous avez dû remarquer ma pudeur excessive. Vous n'avez rien dit mais j'ai vu que ça vous étonnait. Je suis garçon transgenre. J'ai fait ma transition il y a deux ans à peu près. Mais comme j'ai connu des moqueries, j'ai préféré faire comme si j'étais cisgenre. Mais les profs ont été prévenus par prudence.
Théo était vraiment gêné. Pourtant, ses deux amies affichaient des airs tranquilles.
- Cool. T'étais pas obligée de nous le dire mais c'est cool de le faire, dit Maxine.
Aïko les regarda avec fierté. Maxine, après sa crise de larmes, semblait plus paisible et son sourire n'était pas paisible. Et Théo semblait heureux qu'elles prennent bien la nouvelle.
Le garçon sourit mais reprit :
- Plus sérieusement, vous n'avez vraiment pas de questions à me poser ? Je me serai attendu à des réactions plus violentes...
- Théodore Verloit. Nous sommes tes amies. Nous sommes gentilles. Et personnellement, j'ai reçu des remarques exaspérantes comme : « et tu aimes les moutons ? » que je ne pourrais pas les faire à une autre personne. Et encore moins à toi.
La japonaise fut soudain prise d'un doute :
- Tu ne nous dit pas ça parce que des gens t'embêtent ? Parce que sinon je lâche la Maxine enragée !
La concernée fit un faux visage boudeur mais l'inquiétude avait aussi conquis les yeux de la rousse. Il les rassura d'un sourire.
- Il n'y a rien. Promis.
Les trois ados se regardèrent. Personne ne comprenait vraiment ce qu'il venait de se passer mais iels savaient que c'était important. Leurs mondes, autrefois clos, venaient de s'ouvrir. Un porte s'était entrouverte pour laisser entrer quelques secrets. Leurs cœurs n'étaient plus vides. Leurs âmes n'étaient plus seules.
Lettre à une amante
Je t'aimais. J'étais amoureuse de toi. Et tu l'étais aussi normalement. Mais tu es quand même partie. Tu m'as laissé seule. Comme si tout était normal.
Tu ne t'es jamais dit que peut-être, par le plus grand des hasards, cela me blesserait ? Que je pleurerai ?
Je t'aimais. Toi aussi. On s'est embrassé. Et tu avais l'air d'aimer ça, non ? Même si tu ne le disais pas à tes parents. Je le comprenais. Je comprenais que tu ne veuilles pas leur dire que tu aimais les filles. On sait toutes les deux qu'iels auraient mal réagi. Mais j'aurai, au moins, que tu penses à m'envoyer un message avant de partir. Je ne demande même pas un « je t'aime » ! Je demande simplement que tu penses un peu à moi ! Tu n'en avais même pas honte. Alors pourquoi es-tu quand même partie ? J'aimerai que tu n'es pas eu le choix. C'est mon vœu le plus cher. Mais je sais que tu as très probablement choisi de le faire. Droite dans tes bottes, tu aurais réagi si tu n'avais pas eu le choix ! Tu m'aurais au moins prévenue...
Tu crois qu'un jour je ne penserais plus à toi ? Que j'oublierai la magnifique personne que tu es ? Mon premier amour ? J'ai toujours su que j'étais pan. Alors ça n'a pas été une vraie surprise quand je me suis rendue compte que j'étais amoureuse de toi. De tes yeux, de ta force, de ton rire et de ton chat. J'aimais – et j'aime toujours – tout chez toi. Même tes défauts. Parce que tu en as, je le sais. Mais ils ne m'ont jamais vraiment dérangé. Ils étaient une partie de ta personnalité. Parfois, j'aimerai retourner en arrière et ne t'avoir jamais dit que je t'aimais. On serait resté les meilleures amies. Pas d'amour que tu aurais fui. C'est une de mes théories, que tu aies fui. Je me rappelle que le lendemain de la Pride, tu étais venue au collège plus triste. Moins vive. Trois jours plus tard, tu n'étais pas là à notre rendez-vous devant la boulangerie. Peut-être que c'était trop pour toi. Que mes engagements féministe, LGBT+ et anti-raciste devenaient trop grands pour toi. Que tu as décidée de me laisser.
Je ne reparle plus aux filles. Après ton départ, elles ont essayé de me soutenir mais elle n'était pas toi. Alors ma détresse orageuse les a fait fuir. Je les comprends, elles aussi. Mais j'en ai un peu marre de comprendre tout le monde ! Je préférai frapper des heures dans un sac que pleurer.
Mais je vais mieux. Malgré toi, je souris ! J'ai des ami.es formidables ! Et tu ne pourras rien contre ça. Je me relèverai.
J'aimerai que le temps s'arrête
- Astronomes de l'âme !
En entendant l'appel de leur professeur, les élèves se regroupèrent au milieu de la scène.
- Comme vous le savez, nous allons faire une pièce de théâtre pour la fin de l'année. Mais cela amène deux questions : souhaitez-vous faire de l'improvisation ou un texte déjà écrit ?
La question déclencha tout de suite des débats et des murmures. Lefkòs ne leur laissa pas le temps de continuer à bavarder et les interrompit :
- Taisez-vous. Fermez les yeux et respirez. Vous sentez-vous plus à l'aise avec un texte que vous connaissez par cœur ou alors improviser sur scène ? Ne dites rien. Pensez simplement. Quand vous êtes certains et certaines de votre choix, mettez-vous debout, toujours avec les yeux fermés. Je viendrai vers vous et vous me chuchoterez ce que vous avez choisi. Maintenant, plus un bruit.
Estelle ne savait pas vraiment quoi choisir. Elle adorait réciter des longues tirades mais elle se demandait si c'était vraiment équitable... Finalement, elle se leva et se dit que de toute façon, ce n'était pas un choix qui allait chambouler toute sa vie. Elle murmura sa réponse à l'oreille de son professeur.
Au bout de quelques minutes, il déclara :
- C'est donc la pièce de théâtre qui a été retenue. Nous allons faire une pièce – sauf si vous êtes absolument contre – où il y aura trois personnages principaux. Normalement, il y en a seulement deux mais j'ai décidé de séparer le ou la narrateur.ice en deux pour créer plus de dialogues et de spontanéité. C'est l'histoire de Pinocchio revisitée par Joël Pommerat. Cela va être un travail énorme. Mais je suis sûr que vous en êtes capables. Il va falloir entrer dans le personnage, s'en immerger complétement. Vous allez devoir apprendre beaucoup de texte surtout pour le pantin et les deux présentateurs ou présentatrices.
Les élèves hochèrent de la tête avec lenteur, comprenant la masse qui venait de leur tomber dessus.
- Quand vous vous retrouverez à accrocher des extraits du texte au-dessus de votre lit pour l'apprendre, vous allez m'en vouloir. Quand nous ferons des répétitions tôt le samedi matin, aussi. Mais sachez que je suis totalement ouvert à la discussion. Si votre rôle ne vous correspond pas du tout, même après un mois, nous l'ajusterons. Vous êtes ici par plaisir et pas pour que je vous dicte quoi faire. Pour l'instant, je sais déjà à peu près quels rôles je vais confier à qui. Mais le problème, c'est qu'il y a légèrement trop de rôles. Mais comme il y en qui n'ont pas ou pratiquement pas de choses à dire, vous pourrez en faire deux.
Il leur jeta un regard sérieux :
- Mais je veux un engagement de votre part. Je veux être sûr que vous allez continuer cette aventure. Sinon vous pouvez partir, je ne vous retiens pas.
Les Astronomes de l'âme s'observèrent du coin de l'œil. Iels avaient passé de tellement bons moments ici, qu'abandonner le groupe serait pire qu'une trahison. Même s'iels n'avaient pas un rôle très important, iels étaient prêts et prêtes à monter sur scène.
- Nous restons.
Il leur jeta un regard fier. Ça allait être dur, il le savait. Mais cette petite bande de dix allaient réussir.
- Mais ce sera quand la représentation ?
- Il y en aura deux. Ce sera le vendredi 18 et le samedi 19 au soir. Les costumes et les décorations seront fait.es par les élèves des options art et couture. Mais ce n'est pas important pour l'instant. J'ai photocopié le texte pour tout le monde. Je vous demanderai d'y faire très attention car vous n'en aurez pas d'autre. Allez à la page vingt et commencez à lire. Andrée, tu feras le premier escroc, Maël sera le pantin et Clémence, la fée.
Andrée commença à lire, avec sa voix un peu cassée :
- Mon copain qui est là-bas, il est allé à l'école. Il était comme toi, il savait pas : il est tombé malade ! On a dû l'opérer ! Ils lui ont coupé la jambe, finalement.
La scène se déroula, Lefkòs les observant attentivement. Il voulait voir leurs faiblesses mais aussi comment, instinctivement, iels appréhendaient leur texte. Il les connaissait depuis le début de l'année mais une lecture lui permettait de mieux les appréhender.
- Pour le prochain cours, lisez tout le feuillet ou le maximum possible. Vous me direz ce que vous en pensez et quel personnage vous souhaiterez être. À la fin, je vous dirai qui vous incarnerez. Essayez vraiment de vous imprégner de la pièce.
***
Estelle sortit de la salle comme elle était entrée : en lisant. Cette fois, elle avait entre les mains la liasse de photocopies que leur professeur leur avait donné. Elle se demandait bien ce que la pièce allait rendre.
- Tu as fait les devoirs en maths ?
C'était Maël qui venait de parler. Elle détesta tout de suite le stupide rougissement qui lui venait aux joues et répliqua :
- Si tu veux que je te les passe, c'est mal me connaître.
- Mais je les ai faits !
- Pour une fois.
- C'est vrai mais je pense avoir plutôt bien compris les vecteurs. Y a plus qu'à espérer qu'elle ne va pas nous rajouter encore une nouvelle notion pour l'évaluation de la semaine prochaine.
- Je pense que si. Tu te rappelles ce qu'elle nous avait fait avec les intervalles ? Deux jours avant et toutes mes révisions foutues en l'air.
- Tu ne peux pas dire ça alors que je suis sûr que tu as eu une excellente note. Sinon, tu en as pensé quoi de Pinocchio ?
- L'idée à l'air intéressante mais j'ai un peu peur de la quantité de boulot que la pièce va nous fournir. Et j'espère aussi qu'elle ne va pas complétement gâcher notre vison sympathique de Pinocchio. Mais on verra bien, ajouta-t-elle en haussant les épaules.
Depuis qu'elle s'était rendue compte de ses sentiments pour son meilleur ennemi, la jeune fille avait du mal à se comporter normalement avec lui, alors elle préférait s'en tenir éloigner. Le garçon ne semblait l'entendre de cette oreille parce qu'il continua à lui parler jusqu'à l'entrée de leur salle de maths.
Pour son plus grand bonheur mais aussi à son désespoir, il alla s'asseoir à côté de Gwendal. Estelle s'assit à côté de Maxine qui lui fit un grand sourire. Les deux adolescentes adoraient les mathématiques et les cours se passaient dans une ambiance studieuse et émulatrice. Elles sortirent leurs cahiers, leur trousse et leur calculatrice quand Madame Chevalier leur demanda soudain de tout ranger pour aller dehors. Toute la classe la dévisagea, étonnée. Mais la professeuse leur fit signe de prendre une calculatrice, une règle et de la suivre.
- Nous allons revoir la trigonométrie en calculant la hauteur du château !
Les élèves la regardèrent en se demandant si elle n'avait rien consommé d'illicite avant le cours mais elle les rassura d'un sourire.
- Et n'oubliez pas votre manteau !
Le reste de l'heure, Maxine et Estelle le passèrent à souffler sur leurs doigts pour qu'ils ne deviennent pas des glaçons, à rire et à – parfois – utiliser leur calculatrice. De la buée sortait de leur bouche dès qu'elles disaient un mot et le ciel gris recouvrait leur tête. Le soleil, bien au chaud derrière les nuages, n'osait pas se montrer. On entendait des rires, qui parcouraient le parc de l'école. Des mains engourdies par le froid écrivaient quelques calculs sur des feuilles rigides. Quand elles eurent fini, Maxine se mit devant sa camarade et déclara :
- Ô froid de l'hiver ! Si tu pouvais, par ta froide bonté, nous pousser vers l'intérieur, je te serai à jamais reconnaissante. Tu déposes ta glace sur l'herbe foulée par des pieds torturés. Sans pitié aucune, tu engourdis les pauvres cœurs desséchés qui cherchent par tous les moyens une porte de sortie hors de ce monde triste. Alors va ! Va là où l'on te réclame, loin de ces corps gelés ! Va vers des milieux qui te réclament ! Amène ta neige avec toi ! Laisse-nous en paix.
- Mais reste aussi. Pour nous montrer la beauté des arbres dénudés, de forêts sans feuilles. Pour nous faire apprécier la blancheur du monde au petit matin. Montre-nous que sans toi la flamme qui monte dans la nuit n'aurait pas lieu d'être. De par ta présence, fais-nous voir les fleurs qui poussent dans ton sein. Qui, malgré ton puissant hiver, jaillissent après de puissants efforts pour nous rappeler l'espoir. Qui parfois, ont abandonné, il est vrai. Mais qui toujours, malgré les tempêtes et le souffle du vent, ont continué. Fais-nous aimer les moments de lenteur, les maux de cœurs et les instants de douceur. Reste.
Quand Estelle eût fini sa tirade, quelques élèves qui l'avait entendu applaudirent, ce qui l'a fit rougir. Elle détestait être au centre de l'attention mais elle devait bien avouer que voir Maël lui faire un sourire fier la comblait.
Ô brother
Théo se tenait devant son frère. Le petit café où il se réfugiait souvent devenait soudain hostile. Devant lui, un thé à la vanille formait quelques volutes de vapeur mais il risquait de ne jamais le boire. Jean buvait son deuxième café mais personne n'avait pris la parole. L'adolescent ne comprenait pas très bien pourquoi il lui avait proposé qu'il se retrouve ici alors que son frère l'ignorait depuis Noël et que cela lui convenait parfaitement.
- Depuis quand sais-tu que tu es un homme ?
Ça commençait dans le vif du sujet. Enfin, au moins son frère avait compris qu'il n'était pas une fille androgyne. Il prit une grande inspiration et se dit qu'il pouvait bien lui expliquer.
- Je me suis rendu compte que je détestais être appelé par mon morinom et que le pronom « elle » ou les commentaires « ma petite princesse » me faisaient vomir. Je n'étais pas une femme. Je détestais mon corps. Pas parce qu'il me manquait le pénis mais parce que j'avais trop de choses. Je déteste ma poitrine. Je déteste les règles qui dure une semaine et qui me rappelle constamment que je n'ai pas le « bon » corps. Je me suis longtemps détesté. Tout le collège, je ne comprenais pas ce qui arrivait. Et un jour, Alice m'a envoyé une vidéo sur une fille transgenre. Et j'ai compris. J'ai eu beaucoup de mal à l'accepter et encore plus à l'annoncer.
Jean le regardait comme s'il voyait un extraterrestre. Il n'avait pas vu son mal-être. Il avait été incapable de voir la détresse de celui dont il s'était juré de toujours protéger.
- Au départ, il n'y avait que Alice qui me genrait au masculin et qui m'appelait Théo. Et à chaque fois qu'elle le faisait, je me sentais enfin moi-même. Puis je l'ai annoncé à papa et maman. Ça leur a fait un choc. Mais je crois que quelque part, mon annonce leur a aussi fait du bien. Mais iels ont eu un peu de mal à accepter mon nouveau nom. Et toi...
Il ne pût continuer, coupé par son frère :
- C'est ce qui m'a le plus perturbé. En fait, j'avais l'impression que tu reniais complétement notre famille en choisissant un nom qui ne ressemblait à rien à ton précédent. Je ne savais pas comment réagir. Est-ce que je devais annoncer à tous mes amis que ma petite sœur était en fait un garçon alors même que je ne comprenais pas vraiment ? J'ai eu l'impression d'être effacé. Les parents faisaient des tonnes de démarche avec le collège pour que les profs t'appellent Théo et personne ne m'aidait vraiment.
- Mais tu étais grand ! Tu étais en terminale et ça faisait longtemps que tu ne me voyais plus ! La première chose que tu es fait quand je te l'ai dit c'est de me regarder avec dégoût. Alors, oui, j'avais besoin d'aide. J'avais besoin que l'on m'explique que je n'étais pas anormal. Que j'avais le droit d'exister !
Théo le regardait maintenant avec les yeux pleins de colère. Son frère était injuste. Il avait tout fait pour ne pas être un poids !
Les deux frères avaient les larmes aux yeux. Il y avait un adolescent un peu chétif, enfoncé dans son sweat avec les yeux près à déborder. Et il y avait aussi un jeune adulte, avec encore son regard d'enfant. On voit bien qu'il essaie de faire grand avec sa belle montre et sa chemise. Mais on voit que les deux sont aussi perdus l'un que l'autre.
- Est-ce que tu m'aimes ?
Jean regardait son frère en se demandant si c'était bien sa bouche qui venait de prononcer ces mots.
- Est-ce que tu m'aimes ? Malgré ma transphobie, mes commentaires déplacés et ma stupidité ? Malgré le fait que je n'arrive pas à te comprendre ?
Le jeune adulte sentait les mots lui transpercer la bouche. Mais il devait à son frère de reconnaître ses erreurs. Pourtant, il ne parvenait pas à les changeré
- Je ne sais pas. Je ne sais pas si je peux je t'aimer alors que tu m'as fait tellement de fois pleurer. Mais en même temps... Tu es mon frère. On a vécu tant de choses ensemble qui feront que je ne pourrais jamais te détester. Et je ne te demande pas de me comprendre ! Tu ne peux pas ressentir ce que je suis. Je te demande juste de m'écouter et de m'accepter. Parce que est-ce que toi tu m'aimes ?
- Oui, souffla-t-il. Tu es mon petit frère !
- Mais est-ce que tu m'aimes moi ou tu aimes celui que tu croyais que j'étais ?
Théo regardait fixement son frère. Il se brûlait les doigts en serrant avec trop de force sa tasse mais il voulait savoir. Jean était-il capable de l'accepter ? Jean n'avait pas le droit de lui faire de faux espoirs alors qu'il pouvait – enfin – avoir une chance de retrouver son grand frère. Il savait que rien ne serait comme avant mais il espérait pouvoir retrouver une relation saine.
- Je t'aime, mon petit frère. Même si je ne te comprends pas vraiment, tu me manques terriblement. Je t'ai protégé toute ma vie. Et bien que j'ai fait un peu n'importe quoi, je ne vais pas m'arrêter.
Ils se sourirent. Rien n'était oublié ou pardonné mais il y avait bon espoir que ça le soit dans un jour prochain. Les tasses étaient désormais froides. Mais la chaleur du petit café augmenta encore quand les deux frères se serrèrent dans leurs bras. Les larmes coulaient sur leurs joues mais qu'importe ! Ils s'étaient parlés. Et un jour, peut-être, tout redeviendrait comme avant.
- Tu m'as manqué.
La serveuse les regarda avec un grand sourire au lèvres. Elle voyait souvent le plus jeune venir prendre une boisson À la bise marine mais c'était la première fois qu'il avait vraiment l'air heureux. Il resplendissait. Ses cheveux en bataille encadrait un visage beau. Le visage d'une personne qui se savait en sécurité dans les bras de son grand frère, protégé contre le monde. Que pourrait-il lui arriver contre ce corps au parfum d'enfance ?
Son premier souvenir était lorsqu'il avait trois ans. Ce n'était pas quelque chose de très précis, plus une impression diffuse et une vieille photo. Il se tenait devant la porte de la cuisine et il entendait le rire de Jean résonner dans l'appartement. Son frère lui faisait face et il savait que lui aussi avait du chocolat tout autour de la bouche. Ils venaient de faire un gâteau au chocolat avec leur mère et celle-ci les avaient laissé lécher le plat. Alors, ils s'en étaient mis partout.
Son deuxième souvenir avec son frère était le jour de la rentrée en petite section. Il avait très peur des autres mais Jean avait tout fait pour le rassurer. Car lui rentrer dans l'école des grands. Le matin, il lui avait fait un dessin que Théo conservait toujours. On voyait les deux frères en train de se donner la main avec un grand soleil derrière. Quand la journée s'était finie, le petit garçon en avait un pour son grand frère.
Il y avait leurs sourires, leurs bêtises, les traces de feutres sur les doigts, les courses sous la pluie. Il y avait tous ces petits moments partagés en toute innocence, sans savoir qu'ils seraient un jour si éloignés.
Quand Théo était rentré au collège, il n'avait pas eu peur : son frère serait là. Même si depuis les années, leur relation n'était plus la même, Jean lui avait tout raconté. Quel.les profs étaient sympas, ce qu'il ne fallait pas faire... Il savait que même s'il ne se faisait pas des ami.es tout de suite, tout se passerait bien parce que son frère était là.
Et il y avait eu le moment fatidique. Ce jour où il avait dû expliquer à son compagnon de toujours que désormais il fallait l'appeler Théo. Son frère n'avait rien dit. Il l'avait seulement regardé et était retourné dans sa chambre. Ce moment-là signait la fin de leur amitié. Jamais plus rien ne serait pareil. Leurs discussions se réduisirent à des tâches de la vie quotidienne. Pendant toute l'année, leurs parents virent leurs enfants se détachaient et la famille s'étiolait. Heureusement, il y avait Julia. C'était la seule qui réunissait encore ses deux grands frères. Ils n'osaient jamais se disputer en sa présence.
Et un jour il eût les cris.
- Je pars de cette maison !
- Mais mon bébé...
- Comment peux-tu dire ça alors que cela fait des mois que vous ne vous préoccupez plus de moi ? Que vous n'en avez que pour Justine ? Je sais qu'elle veut qu'on l'appelle Théo mais ce n'est pas elle ! Ma petite sœur n'est pas un mec !
Le soir, Jean était allé vivre en colocation avec un de ses amis.
Pourtant, dans ces bras qui lui avaient tellement manqué, Théo ne pensait plus à ça. Il se rappelait simplement de leur serment. Je jure de protéger ma famille et de l'aimer à jamais. Malgré les disputes et les batailles. C'était leur période médiévale où ils avaient découvert l'honneur des chevaliers. Ils vivaient de sièges, d'épées et de conquêtes. Ils étaient les Frères Armés. Même si ce temps était révolu, ils essayaient de continuer.
Il faut savoir regarder derrière les liens du sang.
Répétitions
Les rôles s'étaient imposés assez naturellement et Estelle, avec Clémence, était la présentatrice. Elles avaient dû discuter assez souvent pour bien partager leur texte pour réussir à créer une sorte de dialogue entre elles. Les narratrices et les personnages ne devaient pas rentrer en contact même par le regard, alors elles avaient inventé une sorte de danse pour parcourir la scène mais pour qu'elles ne deviennent une seule et même entité. Lefkòs leur faisait beaucoup travailler sur la confiance et elles arrivaient maintenant à se répondre du tac au tac pour leurs répliques.
Maël, qui était à son plus grand étonnement Pinocchio, devait énormément travailler pour devenir ce gamin naïf et vicieux sur les bords. Cela ne correspondait pas du tout à sa personnalité habituelle alors il essayait tant bien que mal de s'adapter. Pour la scène où le pantin était fabriqué, il avait instauré une séance de mimes avec Tancrède, qui jouait son fabricant. Ils s'entendaient plutôt bien entre eux, ce qui avait permis qu'ils se voient assez souvent.
Le groupe entier passait ses midis dans la petite salle. Zoé s'était instaurée comme cuisinière du groupe. Elle avait décidé de ne pas jouer dans la pièce et d'être le soutien émotionnel du groupe. La jeune fille coordonnait toutes les préparations avec les élèves en arts et n'arrêtait pas de naviguer à travers les Prés Verts. Elle était même montée au créneau auprès de la direction pour installer un micro-ondes dans la pièce. Dans la loge, elle avait installé des couvertures et des guirlandes lumineuses pour créer un espace plus chaleureux.
Les élèves s'étaient organisé.es en petits groupes pour apprendre leur texte, refaire des scènes ou discuter de leurs performances. Le noyau central était composé de Maxine, Clémence, Maël et Tancrède mais les autres devaient aussi rester attentif.ves. Leur prof les guidait doucement, leur donnant des conseils sans avoir l'air de le faire. Ses Astronomes n'étaient pas des enfants à qui il fallait montrer chaque pas avec patience. C'était des adultes en devenir qui devaient grandir de leurs propres forces. La vie n'allait pas être tendre avec elleux et il était de son devoir d'essayer d'en sortir. Il espérait plus que tout que ce spectacle soit une réussite. Il voulait voir leurs yeux trembler de trac puis briller de joie en entrant sur scène. Il les voulait magnifiques. Il voulait voir transparaître leur fierté quand ce serait le grand soir. Il voulait que le salut final soit inoubliable.
- Comment est-ce qu'on va faire pour que Pinocchio soit dévoré par une baleine ?
- Je ne sais pas trop... Peut-être faire le noir et mettre des bruitages. Ensuite, on verra Pinocchio et son père qui discute.
- C'est une bonne idée, acquiesça la rousse. Elle se tourna vers les garçons : vous n'avez pas des éclats de génie, vous deux ? Comment on va faire pour le moment où Pinocchio transformé en âne redevient humain grâce aux poissons ?
Maël la regarda d'un air vide et elle abandonna. Que pouvait-elle tirer de bon de deux idiots avachis sur leurs chaises ? Heureusement pour elle, le professeur s'approcha du groupe.
- Vous pourriez le faire sans acteur.
- C'est-à-dire ?
- Vous pouvez prendre un bol que vous remplissez d'eau – ça symbolise la mer – puis une présentatrice prend une marionnette d'âne qu'elle met dedans. Vous faîtes une manipulation et quand le public regarde de nouveau le bol, elle a changé l'âne contre un pantin.
Les élèves le regardèrent avec admiration et il les laissa. Il les savait tout à fait capables de s'occuper de la logistique. Lui alla s'asseoir sur son grand fauteuil avec une tasse de café.
Cette joyeuse ébullition le ramenait cinquante ans en arrière quand il se tenait lui-même sur cette scène. Le parquet était moins vieux, les murs avaient leur couleur d'origine mais il y avait la même chaleur. Cette année-là, le groupe faisait de l'improvisation. Leur décor était une gare et il y avait fallu construire énormément d'histoires par apport à ça. Il avait fait l'amoureux dépité, le joueur d'accordéon, le papi un peu dur de la feuille et surtout le petit garçon. Il était apparu dans chaque scénette, la plupart du temps en arrière-plan. Il faisait des pirouettes, des mimes...
C'était dans cette salle aussi qu'il avait connu son premier amour. Des baisers volés derrière les rideaux, des sourires en coin et leurs retrouvailles après les spectacles. C'était son premier baiser. Il était heureux alors. Ça s'était gâté par la suite. Il avait découvert que le monde n'est pas aussi tolérant que l'on aurait pu l'imaginer et Mathieu avait disparu de sa vie. Son premier chagrin d'amour.
Mais il y en avait vécu d'autres. Tous différents, tous aussi beaux. Il avait roulé sa bosse. Il avait eu peur aussi avec cette maladie pourrie. Il avait manifesté. Sa première Pride. Il était fier. Fier de lui. De son identité, de son orientation sexuelle, de ce qu'il était devenu. Il s'était parfois demandé si ça valait la peine de marcher main dans la main si les autres les haïssaient pour cela. Son premier tabassage. Il avait eu du mal à comprendre que les autres ne le définiraient jamais. Il était devenu encore plus fort. Et un jour, il avait échoué sur les rivages de son enfance. Il était entré dans cette salle et il s'était rappelé de ces anciens baisers. Il avait alors pris la place dont il avait toujours rêvé. Il ne le regrettait pas.
En regardant les élèves répéter la pièce, il ne pensait pas ressentir autant d'émotions. Pourtant, en les voyant rapper leur texte pour l'apprendre plus facilement, ses yeux s'embuèrent. Il les aimait ses Astronomes de l'âme. Iels étaient son enfance disparue. Quand il prenait tout au sérieux et qu'il était en guerre contre le monde entier. Maintenant, c'était lui « les vieux ».
- Qui est la meilleure chanteuse ici ?
Tout le monde se retourna vers Zoé qui rougit instantanément.
- Quoi ? Mais pas du tout ! bafouilla-t-elle. En plus, je ne participe pas à la pièce normalement...
- Comme ça tu auras au moins un petit rôle ! Il nous faut une diva pour deux minutes. Ça ne va pas être trop compliqué.
Les élèves la regardaient avec de grands sourires aux lèvres. La voix de la jeune fille les berçait de temps en temps quand elle réaménageait la loge et iels en étaient complétement ébloui.es. Elle avait une voix un peu rauque mais très douce. Clémence, pour convaincre son amie, alla chercher parmi tous les vinyles entassés celui qu'iels avaient écouté le plus de fois et que tout le monde connaissait à peu près par cœur. En entendant les premières notes résonner, Zoé regarda la petite blonde qui lui rendit un grand sourire. Estelle prit la main de la jeune fille et se mit à danser. Tancrède lui lança deux brosses à cheveux qu'elle attrapa. Elle en tendit une à la brune et elle se mit à chanter. C'était un peu faux mais elle s'en fichait. Elle s'avait que Zoé se sentirait de la suivre. Alors elle chanta encore plus fort entraînant le reste du groupe.
Quand leur professeur rentra dans la pièce, il les vit en train de danser sur les Beatles et de chanter à tue-tête. Il vit les regards complices, les effleurements et leur magnifique complicité. Soudain le silence se fit. Une nouvelle chanson commençait et il n'y avait plus que leur chanteuse attitrée qui fredonnait. Les autres s'étaient assis.es à même le sol pour l'écouter. Dehors, la pluie commençait doucement à tomber du ciel. L'intérieur était chaleureux et la voix de Zoé les enchantait. Estelle adorait cette chanson depuis qu'elle était toute petite et la connaissait par cœur. Mais cette fois-là, elle ne put pas vraiment l'apprécier comme elle le voulait. Maël était en face d'elle et elle haïssait la sensation qu'elle ressentait. Elle avait envie d'aller s'asseoir à côté de lui et de lui parler pendant des heures.
À la place de cela, elle se contentait de l'observer en se demandant ce qu'il avait de plus que les autres. Il était intelligent pourtant il pouvait aussi avoir le QI d'une huître. Et ses blagues n'étaient pas toujours de très bons goûts... Elle n'était pas souvent attirée par le physique mais elle devait bien s'avouer que de croiser ses yeux noisette la faisait fondre.
Mais elle se sentait tellement stupide ! Elle n'avait rien qui pouvait l'attirer. Elle n'était pas sportive et son niveau de popularité était assez bas. Elle ne lui ressemblait pas. Elle était une intello un peu bizarre qui n'avait rien pour lui plaire. Mais elle ne voulait pas changer pour lui. Elle tenait trop à sa personnalité pour qu'un stupide garçon puisse la transformer. Elle ne vivait pas non plus « par lui ». Tout ceci était agaçant. La dernière fois qu'elle était sortie avec un gars, c'était en CM2 et elle l'avait quitté parce qu'il préférait les cartes Pokémon. Estelle aurait adoré prendre le Retourneur de Temps d'Hermione Granger pour pouvoir faire un bond dans le passé et revivre ces moments. Mais elle se trouvait face à un garçon qui lui donnait des papillons dans le ventre simplement en lui faisant un minuscule sourire.
- Tout va bien ?
Clémence la regardait avec inquiétude. Mais la jeune fille lui dit que tout allait bien et écouta la chanson pour se sortir l'objet de ses pensées hors de son cœur.
Maël, lui, se prélassait dans les gros coussins en écoutant Tancrède qui faisait l'imbécile. Avec ses cheveux devant les yeux et sa grande taille, il avait fait craqué quelques filles de seconde. Mais étonnamment, il ne semblait pas vraiment s'en préoccuper. Au départ, il avait cru que le garçon était homo mais il n'était simplement pas à la recherche de « l'âme sœur ». Lui... Il ne savait pas trop. Il était sorti avec des filles au collège, mais jamais rien de très sérieux et il n'avait pas forcément envie d'être en couple pour ne plus être célibataire.
La jalousie maladive le répugnait mais il avait l'impression que c'était la seule chose que tout le monde attendait dans un couple. On lui avait dit « tu verras quand tu te feras tromper » mais il ne comprenait pas vraiment. À trop vouloir attacher l'autre, n'allait-il pas s'envoler ? Il avait envie d'une belle histoire. C'était peut-être bête, mais il aimait le concept de bien finir une relation. La dernière fois qu'il avait rompu, il avait mis un mois à s'en remettre et il ne voulait plus revivre ça. Mais en même temps, il voulait qu'il y est des sentiments. Il soupira. Rien n'était clair dans sa tête et ce n'était pas Gwendal qui allait l'aider à y voir clair. Son meilleur ami était complétement raide dingue d'une fille qui ne le calculait pas vraiment.
Soudain, une sonnerie retentit, le sortant de ses pensées. C'était une musique de Mamma Mia et Estelle sortit son téléphone pour répondre, assez gênée. Elle partit dans le couloir mais le garçon eût le temps de capter quelques mots :
- Je vais devoir le supporter pendant un mois ? Mais maman...
Après cette interruption, le reste du groupe décida de reprendre les répétitions, sans la présence de la brune. L'heure se passa dans une ambiance calme et détendu. Le bonheur provoqué par le fait que Zoé avait accepté de chanter les faisait tous et toutes sourire.
Même quand il fallut sortir les parapluies pour braver la pluie bretonne, iels ne se plaignirent pas et comparèrent leur résistance à la pluie. Maël courut jusqu'à la salle de français en essayant de slalomer entre les gouttes. Il avait beau courir vite, cela ne l'empêcha pas d'arriver trempé dans le cours. Heureusement pour lui, Madame Murail fut gentille et le laissa sécher son sweat sur un radiateur. Il remarqua du coin de l'œil que sa partenaire de scène riait doucement avec Aïko et, sans qu'il ne sache réellement pourquoi, cela lui fit chaud au cœur.
Bien qu'il ne souhaita pas se l'avouer, il avait une âme de sentimental et il adorait voir les autres heureux quand lui l'était. Mais il tourna la tête vers le tableau pour étudier un lai de Marie de France. Il aimait bien la poésie, mais il commençait à en avoir assez... Il réprima un bâillement, sortit ses affaires et commença à prendre des notes. À côté de lui, Gwendal ne prenait même pas la peine de faire semblant de s'intéresser au cours et faisait tourner son stylo sur ses doigts comme si c'était l'activité la plus intéressante au monde.
La vieillesse arrive...
Théo était allongé sur son lit en pensant à tous les devoirs qui l'attendaient quand il entendu son téléphone sonner. Il se pencha pour le débrancher et vit que Maxine lui avait envoyé un message.
Cher Théodore,
Tu as l'honneur d'être invité à dormir chez moi pour mon anniversaire, le 17 février. Il y aura toi, Aïko et Estelle. On va sûrement regarder un film en mangeant des pizzas parce que les pizzas, c'est très bon. On aura l'étage du haut pour nous donc on sera tranquille. Si tes parents ont peur que tu viennes dormir chez moi, surtout ne leur dit pas que je suis bizarre. Un p'tit conseil de pro. Sinon iels peuvent appeler mes parents.
Bisous,
Max
Comme d'habitude son amie en avait fait des caisses. Il jeta un rapide coup d'œil à la date et s'estomaqua en voyant que son amie ne lui laissait qu'une semaine et demi pour convaincre ses parents et lui trouver un cadeau. Il savait que l'anniversaire de la rousse était dans le mois de février mais il ne s'y était absolument préparé. Il cria à sa mère que Maxine l'avait invité mais il n'obtint qu'une vague interrogation, l'obligeant à se déplacer.
- Maman, Maxine m'a invité à dormir chez elle pour son anniversaire. Il y aura aussi Aïko et Estelle, une fille de la classe.
- Mais tu ne la connais pas très bien, non ? demanda-t-elle, en arrêtant de couper les poireaux.
- Maman, arrête de stresser. Estelle est une fille hyper sympa, ne t'inquiète pas. Et Maxine et Aïko seront là pour me protéger s'il le faut.
Sa mère le regarda en souriant mais avec encore une lueur inquiète dans les yeux. Elle ne voulait pas que son petit garçon subisse les moqueries, même si elle ne pouvait pas faire grand-chose pour les éviter.
- Ses parents seront là ?
- Elle a le premier étage pour elle toute-seule mais on ne sera pas livré à nous-même.
Il lui souriait avec un air confiant. Elle savait qu'elle pouvait avoir confiance en lui mais elle n'était pas sûre pour les autres.
- Tu m'envoies le numéro de ses parents et je les appellerai, d'accord ?
- Pas de problème.
Sachant qu'il allait avoir la permission, il se mit à traîner sur Internet pour essayer de trouver une idée de cadeau. Elle aimait lire mais il avait l'impression de prendre la voie de la facilité en choisissant cette option. Résultat, il se perdit sur Instagram, alors qu'il s'était promis de ne pas le faire.
***
Quand Aïko avait reçu le message de son amie, elle avait directement demandé à ses parents si elle pouvait y aller, sans préciser qu'il y aurait aussi un garçon. Ses parents lui auraient interdit d'y aller et elle préférait être présente pour Maxine. La japonaise avait tout de même dû répondre à toutes leurs questions et leur avait promis qu'il n'y aurait pas d'alcool. Au contraire, de son ami, elle avait observé la rousse et avait énormément d'idées. Elle sentait – bizarrement – que Théo allait l'appeler d'ici une dizaine de minutes pour savoir s'il pouvait offrir un livre ou si c'était trop cliché.
Même si elle ne connaissait pas vraiment Estelle, elle savait qu'elle et son amie s'entendaient bien. Elle les avait vu parler pendant des heures en cours de maths lorsque toute la classe était sortie dehors. Et la jeune fille avait l'impression que c'était un peu plus que de l'amitié du côté de la rousse. Enfin, elles pourraient toujours en discuter. La japonaise saisit sa liste d'idées de cadeaux pour tout son entourage et commença à sélectionner quelques présents. La jeune fille adorait la photo mais la brune n'avait pas les moyens de lui acheter un appareil. De toute façon, elle n'aurait pas su lequel choisir. Elle pouvait aussi acheter de la décoration pour sa chambre mais ses murs étaient déjà recouverts. Finalement, ça serait peut-être plus difficile que prévu...
Elle fut coupée dans ses pensées par sa mère, qui passa sa tête par l'entrebâillure de la porte.
- Aïko ? L'anniversaire de ton amie est bien samedi qui arrive ?
La brune releva la tête et fit signe à sa mère d'entrer.
- Non, c'est celui d'après. C'est bien parce que ça me laisse du temps pour aller dans les magasins.
Sa mère lui fit un petit sourire compatissant et s'assit sur son lit.
- Je ne suis pas certaine que cela va être possible, ma chérie.
- Mais pourquoi ? Tu étais d'accord il y a quinze minutes !
Mme Yamashita tripota la couette de sa fille :
- Il y a une grosse audience ce soir-là donc je vais devoir rester tard. Et ton père rentrera vers 20h30 donc il faudra préparer le repas et s'occuper de tes frères.
- Je ne suis pas une baby-sitter ! Et Papa peut faire cuire des pâtes, ça prend moins d'une demi-heure.
Sa mère se raffermit.
- Non. Tu dois t'occuper de la maison. Et puis, on ne connaît pas les parents de ton amie.
La brune secoua la tête et fit un rire sans joie :
- Alors, déjà mais c'est quoi ces pensées du XVIIIème siècle ? Et pourquoi soudain le problème est ramené à la famille de Maxine ?
La jeune fille ne pensait pas que sa famille allait poser problème. Elle allait juste dormir chez une amie et regarder un film. Elle ne demandait pas la lune ! Pourtant, on l'avait mise face à ses « responsabilités ». Parfois, elle se demandait ce que serait sa vie sans petits frères. Sans être toujours rabaisser à Shingo.
Elle ressentait sans cesse le sexisme quotidien : ses frères avaient plus d'argent de poche qu'elle, ils ne faisaient rien à la maison et si elle avait le malheur de se révolter, on lui répliquait que c'était fait ainsi ! Elle y croyait au début. Aïko avait toujours vu les femmes être inférieures aux hommes dans sa famille qu'elle ne se posait pas la question. Et puis, doucement, elle avait commencé à vouloir prendre quelques libertés. Enfin, elle avait découvert le principe de patriarcat et avait pu placer un mot sur ce qui l'entourait depuis toute petite.
Quand elle était arrivée en France et qu'on lui avait dit que le sexisme n'existait pas ou alors dans les pays peu civilisés, elle avait ri jaune. Elle s'était documentée et avait découvert que toutes leurs principes « civilisés » étaient toujours empreint de sexisme. Quelle hypocrisie !
- Ma fille, es-tu toujours obligée de te révolter comme si tu étais incapable de te contrôler ? Tu es pourtant une jeune fille raisonnable ! Je ne comprends pas pourquoi tu souhaites tout remettre en cause. Je ne te demande pas d'annuler complétement ta fête mais peut-être y aller moins longtemps ?
- Tu souhaites que je reste une heure et demie puis que je rentre pour préparer le repas parce de Môssieur n'est pas capable de se le préparer tout seul ?
- Je t'interdis de parler de ton père comme ça !
- Je sais ce qu'est le respect, Maman. Mais constater qu'un homme, à cinquante ans, ne sait pas faire des pâtes, ce n'est pas de l'irrespect. Tu me reproches constamment de ne pas être aussi douce et docile que mes cousines mais as-tu jamais fait ses commentaires à Shingo et à Hugo ?
Sa mère la dévisagea, et partit en lui criant qu'elle était punie. Aïko garda une tête calme jusqu'à ce qu'elle soit seule, puis fondit en larmes. Qu'avait-elle fait ? Elle voulait simplement être elle-même mais sa famille serait toujours là pour l'étouffer, encore et encore. Que pouvait-elle y faire ? Elle avait l'impression que le monde la submergeait petit à petit et qu'elle finirait engloutie.
Les devoirs, les disputes et tout le reste l'épuisaient. Elle se roula en boule dans sa couette mais ne parvint pas à éteindre la crise de larmes silencieuse. Elle aurait tellement voulu hurler ! Elle aurait voulu que quelqu'un lui prenne la main et lui dise que tout allait bien aller. Pour faire disparaître le goût amer dans sa bouche. Le monde était pourri.
Il engloutissait toutes les personnes un peu fragiles pour les broyer comme une immense tempête sans pitié. Il les ballotait dans toutes les eaux troubles, les faisait tomber de Charybde en Scylla. Comment pouvait-elle, alors qu'elle était comme un fétu de paille sur une rivière en cru, comment pouvait-elle espérer y échapper ? La terrible noirceur la tirait vers les abysses où l'attendaient toutes ses terreurs d'enfant.
Elle ne pouvait pas résister. Avec sa force d'une barque bancale, elle allait sombrer. Sombrer et ne plus remonter à la surface. On ne lui avait même pas appris à nager dans le terrible océan de la vie ! Sa tête, prise dans un étau, menaçait d'exploser. Elle était tout et son contraire. Elle ne pouvait plus voir la lumière mais ne pouvait pas non plus se réfugier dans le noir. Elle n'avait plus peur. Elle n'était que pleurs.
***
Maxine entendit le bruit de la sonnette retentir et courut vers la porte. C'était Estelle qui arrivait les bras chargés. C'était un gros paquet emballé dans du papier multicolore. L'invitée éclata de rire devant l'air ébahi de la rousse et demanda où elle pouvait le poser. Maxine lui indiqua la table du salon et elles commencèrent à choisir un film en attendant Théo.
Il arriva quelques minutes plus tard, essoufflé.
- Désolé pour le retard, bredouilla-t-il entre deux respirations. Je suis resté chez ma grand-mère ce week-end pour toi et elle n'a pas de voiture. Évidemment, le bus était en retard et j'ai décidé de courir jusqu'à chez toi.
La fêtée rit doucement et le débarrassa de son manteau.
- Pas de problème. On se choisit les pizzas ? Et est-ce que ça te va de regarder Charlie et la Chocolaterie comme film ? Je sais que c'est gamin mais il est vraiment bien et je ne l'ai pas vu depuis des années.
Le reste de la soirée se passa dans les rires et la bonne humeur. À l'étage de sa maison, il y avait sa chambre et un salon où iels passèrent son anniversaire. Un vidéoprojecteur et des bols de pop-corn leur donnèrent l'impression d'être au cinéma.
Après cette retombée en enfance, le père de Maxine leur apporta un gâteau à la vanille et au chocolat et elle pût ouvrir ses cadeaux. Le brun avait fini par lui offrir un T-shirt avec le petit dragon de Mulan qui la fit rire et un petit pendentif. Estelle lui avait aussi offert deux cadeaux : le premier – et le plus gros – était un gros nounours qu'elle avait choisi car la rousse lui avait avoué n'en avoir jamais eu. Le deuxième était une vieille édition de Persuasion qu'elle avait trouvée chez un antiquaire et qui l'avait immédiatement fait pensé à la jeune fille.
Iels décidèrent qu'il était trop tôt pour aller se coucher et regardèrent le dernier Avengers. Théo et Estelle essuyèrent quelques larmes et après une heure à discuter de tout et de rien, les trois ados s'endormirent.
***
Quand Maxine avait su que son amie ne pourrait pas venir à son anniversaire, elle avait tout de suite prévenue sa mère qui lui avait proposé de l'accompagner avec Aïko à Rennes pour un week-end. Elle avait appelé les parents de l'amie de sa fille qui n'avaient pas pu refuser. Mme Flamand avait promis à sa fille que cela serait un week-end de liberté où elle les laisserait se balader comme elles le souhaitaient, ayant elle-même du travail. Maxine avait alors décidé d'organiser quelques activités à la japonaise pour lui faire découvrir la capitale bretonne. La rousse la connaissait assez bien car sa mère y allait de temps en temps pour le boulot et emmenait parfois sa fille. Malgré tout, elle n'était pas une experte et avait préféré ne faire que des activités dans le centre-ville.
Aïko avait été plus qu'heureuse quand elle avait appris ce qu'elles allaient faire et surtout que ses parents ne s'y opposent pas. Le charme et la gentillesse de Madame Flamand avait sûrement joué.
Le trajet en voiture n'avait pas été très long – leur village n'était qu'à une grosse heure de route de la capitale bretonne. Les jeunes filles avaient posé leurs affaires à l'hôtel et étaient parties se balader car elles étaient arrivées tôt.
Maxine et Aïko marchaient tranquillement dans Rennes. Elles étaient d'abord allées dévaliser une librairie et cherchaient maintenant un petit café. La ville était encore froide, pour ce début de mois de mars, mais le centre historique accueillait déjà quelques touristes.
La rousse tenta de faire quelques pas sur une barre mais tomba au bout de même pas deux mètres. La japonaise essaya et bien que son essai soit meilleur, ce ne fut pas très concluant.
- Hé, les deux petites !
Maxine ne se retourna même pas et continua à discuter avec la japonaise pour essayer de les sortir de son esprit. Elle s'était déjà fait draguer lourdement mais jamais dans une ville qu'elle ne connaissait pas, alors elle pressa le pas. Aïko la suivit mais en regardant ses pieds. Elle détestait se faire interpeller dans la rue comme si elle n'était qu'un objet qu'on regarde avec avidité.
- Tu ne réponds pas la grosse ? Pourtant, on doit pas souvent te draguer la chinetoque !
Les deux adolescentes se regardèrent et accélérèrent encore. Finalement, la brune repéra le café que leur avait conseillé la mère de son amie et elles s'y engouffrèrent. Après qu'elles eurent commandé et qu'elles se soient installées, elles soupirèrent de concert. Elles avaient partagé le même stress, les mêmes pensées et elles s'étaient toutes deux souvenues de tous les témoignages sur le harcèlement dans la rue et ce qui pouvait s'en suivre.
- Pas une minute de répit, hein ? sourit tristement Aïko.
- Je trouve ça dégueulasse sérieusement. J'aurais tellement aimé être capable de réagir et de leur balancer mes plus belles insultes ! Mais je me suis juste tue, en espérant qu'il ne se passe rien. J'avais des choses à leur dire, en plus. Je connais des tonnes de punchlines qui m'ont désertée le moment venu.
- La dernière fois que ça m'ait arrivée, je l'ai compris et c'est ça le pire. C'est-à-dire que j'ai senti la discussion entre les deux mecs, leurs sourires complices et puis j'ai entendu leurs sifflements. Je ne suis pas un bout de viande ! À chaque fois, c'est pareil : au départ je suis la poupée Chinoise puis je deviens la grosse quand je ne réagis pas.
La japonaise frappa du poing, faisant sursauter Maxine. La rousse acquiesça et continua :
- Moi je suis la beauté exotique. Il y a même quelqu'un qui m'a surnommé « petit mouton » avec mes cheveux. Ça m'a dégoûté. Et il y a des femmes qui sont heureuses de cela. Je ne leur ai pas demandé leur avis, je ne veux pas recevoir leurs compliments ! C'est vraiment compliqué à comprendre ? Une fois, à la gare, un vieux papi m'a regardé et s'est passé la langue sur ses lèvres. J'ai cru que j'allai tout vomir sur ses chaussures.
- Mais c'est dégueulasse ! Moi, la fois qui m'a le plus dégoûtée des hommes, c'est un adulte d'environ quarante ans avec ses enfants qui me fait un clin d'œil alors que j'avais quatre ans de plus que son plus jeune fils.
- Tu ne serais pas un peu misandre sur les bords ? sourit Maxine.
Comme Aïko ne semblait pas connaître le mot, elle expliqua :
- C'est le principe de ne pas aimer le groupe des hommes dans son ensemble.
- Mais ce n'est pas l'inverse de la misogynie, du coup ?
- Non, parce que la misogynie est clairement inscrite dans notre mode de vie alors que la misandrie est très minoritaire. Ce ne sont pas les deux côtés d'une même pièce : l'une est la réaction à l'autre. Et ce n'est pas détester chaque homme, un par un, pour ce qu'il est. De mon point de vue, ce n'est ne pas aimer l'ensemble des hommes cisgenre, pour ce qu'ils représentent. C'est apprendre à connaître le mec avec de le prendre pour une bonne personne.
- Et tu es misandre, toi ?
- Clairement. Je veux dire... Chaque homme cis arrive au monde avec un nombre de privilèges qui font qu'il sera toujours supérieur à nous en terme de droits si on ne change pas l'équilibre. Selon moi, la misandrie est une bonne manière d'y arriver. Alors non, je ne serai pas poliment fâché pour demander l'égalité des genres. Je me battrai pour qu'il y est un vrai changement de société. Pas de concessions.
La japonaise observait son amie avec beaucoup de fierté. La voir défendre son propos avec tellement de force, d'engouement et d'espoir était très beau. Elle n'était pas sûre d'adhérer réellement à ce qu'elle disait – en même temps, elle venait simplement de le découvrir – mais cette colère était magnifique. C'était une colère ardente et partagée, une colère qui dévaste tout sur son passage pour laisser la place au renouveau et changer le monde. C'était une colère fière de femmes qui se battent depuis des années. C'était une colère magnifique. Une colère rouge qui envahie l'espace. Mais contrôlée aussi. Une colère domptée, une colère qui s'entremêle, qui grandit. Si elle avait eu un pinceau sous la main, elle s'en serait donné à cœur joie.
- Tu crois qu'un jour ça s'arrêtera ? Que l'univers sera retourné ?
- Oui. Peut-être pas de notre vivant mais un jour, tout le monde sera féministe. Et on ne sera pas traumatisée parce que l'on s'est fait sifflé dans la rue. Je te le promets.
Le reste de l'après-midi se passa plutôt bien. À un moment, Maxine prit la main d'Aïko, lui dit de fermer les yeux et l'emmena devant une grande bâtisse :
- Tadam ! Le Musée de Beaux-Arts pour mon artiste préférée !
La japonaise resta bouche-bée en regardant le bâtiment.
- Tu entres ?
La rousse riait mais voir que son amie était aussi heureuse lui faisait chaud au cœur. Elle savait que ses relations avec ses parents étaient de plus en plus conflictuelles et elle ne savait pas vraiment comment l'aider. Alors, si cette petite visite pouvait lui rendre son sourire, elle en serait très contente.
- Je te propose de te laisser avec ton carnet de peinture pour te balader et on peut se retrouver dans une ou deux heures.
- Mais tu vas faire quoi pendant ce temps-là ?
- Je pense que ce ne sont pas les mêmes œuvres qui vont nous attirer, donc je vais me balader de mon côté.
Aïko sourit et commença rapidement sa visite. Elle avait pensé à apporter ses pastels et un cahier si jamais. Elle parcourut donc le musée à la recherche de tableaux inspirants. Elle discuta avec des étudiant.es en art, des dessinateur.ices et elle ne vit pas le temps passer. Son cahier était rempli et ses pastels étaient bien entamées. Quand elle retrouva son amie en train de lire sur les marches, elle affichait le plus grand sourire depuis son retour des fêtes de Noël.
- C'était génial ! Vraiment incroyable. J'ai passé deux heures incroyables. Merci beaucoup Max. Tu as pris le temps d'organiser tout cela et ça me touche énormément.
La rousse se contenta de sourire et de lui faire un câlin.
- Je suis heureuse que ça t'ait plu. Mais j'ai une autre surprise !
- Comment ça ?
- C'était mon anniversaire il n'y a pas longtemps, comme je suppose que tu le sais et mes grands-parents m'ont offert des places pour aller voir un ballet à l'Opéra de Rennes. J'en ai eu trois – pour moi et mes parents – mais comme mon père n'est pas là, on y va avec toi ! C'est ce soir, donc j'espère que tu as bien amené la tenue chic que je t'avais demandé.
- Tu es sûre que tu veux y aller avec moi ?
- Certaine, petite patate. Faut qu'on se dépêche maintenant, si on veut avoir le temps de se préparer.
Dans la chambre qu'elles partageaient dans l'hôtel, les deux jeunes filles étaient assises par terre et regardaient des tutos pour se maquiller sur Youtube. Elles avaient voulu le faire sérieusement mais elles n'avaient pu s'empêcher de rigoler à tout bout de champ. Voyant leur heure de départ approcher, Aïko décida de prendre les choses en main et de sortir la trousse à maquillage. Son amie avait, comme toujours, une tenue classe. Elle ne savait pas d'où venait son sens de la mode mais la rousse avait toujours le manteau qui s'accordait parfaitement avec le haut et le bas.
L'artiste avait enfilé une belle robe qu'elle n'avait mis que peu de fois mais voulait sortir le grand jeu. C'est ainsi que, très élégantes, elles allèrent à la conquête de l'opéra. Le ballet, Casse-Noisette, se passa très bien et les adolescentes rentrèrent joyeuses.
– Extrait du Journal –
Cher Victor,
J'ai passé la meilleure soirée de toute ma vie. Le spectacle était génial et c'était un très beau cadeau. Même Maman s'était faite chic alors qu'elle est pire que papa en terme de « j'ai la flemme de m'habiller ». Aïko était évidemment très belle et elle a réussi à me faire me maquiller. J'ai aussi porté les boucles d'oreilles qu'elle m'a offert pour mon anniversaire, chose que je n'avais pas faite depuis très longtemps – un miracle que mes trous ne se soient pas bouchés.
C'était une de mes meilleures journées : j'ai acheté pleins de livres, on a bu un chocolat chaud en mangeant des cookies et on a visité le musée des Beaux-Arts. Il y a eu deux abrutis qui nous ont sifflées mais ça n'a pas gâché toute ma journée. On a beaucoup rigolé aussi. Je crois que ça m'a fait vraiment du bien, une journée sans me prendre la tête. Je n'ai pas pensé aux cours ou tout autre choses déprimantes. Demain, on ira se balader comme tout sera fermé parce qu'on sera dimanche. Soit on ira au bord du canal, soit on se fera une balade en vélo. Je crois que ce sera la première option parce que je ne suis pas sûre que ça soit très simple de louer des vélos. Enfin, on verra bien ce qu'en pense Aïko. Je crois qu'elle aussi à apprécier cette journée. Je n'en suis pas certaine parce qu'elle est extrêmement secrète que l'on a du mal à savoir quels sont ses sentiments. Mais en même temps, elle prend toujours la vie du bon côté et à un optimisme incroyable. Contrairement à moi, qui est tout le temps à voir le verre à moitié vide...
Mais j'aime de plus en plus ma vie. Le TAM est formidable et je me suis aussi rapprochée d'Estelle. Elle est super sympa mais elle a un petit côté je-sais-tout qui énerve les autres élèves de la classe – et aussi des profs. Bref, c'est cool. J'ai rejoint un club au lycée (je ne l'avais pas fait avant) et c'est vraiment intéressant. C'est un cours où on parle pendant des heures sur tout et n'importe quoi. On fait des débats (sur des trucs inutiles la plupart du temps) ou alors on réfléchit à des questions que le prof nous pose. C'est vraiment très libre et je me sens vraiment bien dans cette classe. Je peux parler de choses qui me tiennent à cœur et il n'y a pas personne pour juger ou me rabaisser. Il n'y a que des personnes très tolérantes et ouvertes d'esprit. Une fille m'a dit qu'il y avait un imbécile sexiste mais qu'il avait fini par partir. Au départ, je n'arrivais pas à participer ou alors à voix très très basse parce que j'étais la nouvelle qui s'était incrustée. Mais maintenant, je parle dès que j'en ressens le besoin – dans le respect, évidemment. Je suis beaucoup plus épanouie qu'au début d'année. J'arrive à ne plus me prendre la tête sur les cours ou mes parents. Einstein serait fier de moi, j'ai à peu près compris le principe de relativiser. Bon, lui c'était plutôt du côté de la physique, mais tu comprends le principe.
Je m'entends mieux avec mes parents. Ce n'est pas non plus l'amour fou entre nous mais il ne faut pas non plus rêver, je suis une ado. On se fait des balades et je leur parle beaucoup plus de ma vie. Je ne leur révèle pas mes secrets mais je leur parle de mes cours, de Aïko et Théo... Nos relations ne se sont pas apaisées comme elles n'ont jamais été explosives mais disons qu'il y a plus de communication. Je me demande vraiment ce que ça serait si j'avais des frères ou des sœurs. Par exemple, Aïko s'entend bien avec eux mais elle doit les gérer dès que sa mère n'est pas là. Et pour Théo... Je crois qu'il adore sa petite sœur et ça peut se comprendre parce qu'il y a pas mal d'écart entre elle et lui donc pas de jalousie. Mais avec son frère, ce n'est pas très apaisé. Depuis qu'ils ont discuté, je crois que ça va un peu mieux. Malgré ça, je pense qu'il y aura toujours cette barrière entre eux. Ils se sont « détestés » pendant un an alors ce n'est pas une réconciliation qui va tout changer, je pense. Donc, je suis très contente d'être enfant unique !
Pour les cours, ça va très bien. Je bavarde toujours autant, on ne change pas une équipe qui gagne, mais je suis attentive avec les profs qui m'intéressent. On fait volley en sport et je défonce tout le monde ! Maël a aussi un bon niveau mais j'en fait tout de même depuis cinq ans alors c'est assez normal que je sois meilleure que lui. L'allemand me saoule tellement par contre ! La prof ne m'aime pas et elle est désespérée devant mon niveau. En même temps, ma prof du collège a disparu pendant trois mois l'année dernière et n'a jamais été remplacée. Si on rajoute à cela que mes deux parents ont tous les deux fait espagnol – des personnes intelligentes –, je vois difficilement comment je pourrais être forte. Je préfère vraiment l'anglais ! Le prof est assez bizarre mais comme c'est une langue que j'aime bien, ça va. Mais je vois que tu bous d'impatience et que tu préférais savoir ce qu'il se passe en français. Pour l'instant, on n'a pas étudié Les Misérables ou tes autres œuvres. Déçu ? Mais la prof est bien, sauf pour la grammaire.
Je te fais des gros bisous Vicky,
Max
Espoir
Quand Théo vit arriver son amie avec des lunettes de soleil rose fluo, il secoua la tête. Elle entrait dans le lycée comme si tout était normale et dévisageait toutes les personnes qui osaient la regardaient bizarrement. Quand le garçon lui avait donné ce gage, il n'avait pas osé imaginer que la jeune fille le ferait vraiment. Mais si. Elle avait acheté des lunettes moches et allé passer la journée accoutrée comme cela.
- Sérieusement, Max ?
- Tu n'aimes pas mon nouveau style ? Je suis pourtant magnifique.
- Tu es surtout ridicule.
- C'est très méchant de dénigrer son amie juste parce que ses habits ne sont pas conventionnels. Et je tiens à te rappeler que c'était ton idée.
- C'est simplement une question de bon goût, Maxine.
L'adolescente secoua la tête et l'emmena vers la salle de SVT. Pendant la journée, la plupart des professeurs et des professeuses lui demandèrent de les retirer mais leur professeuse principale joua le jeu et se contenta de sourire à chaque fois qu'elle l'interrogeait. Quand elle eût son club de « parlotte », elle arriva dans la salle comme une reine, faisant éclater de rire tout le groupe.
- Merci Maxine. Aujourd'hui, nous allons parler du rêve. Pas simplement des rêves que l'on fait la nuit mais tout le registre de l'imagination.
- Selon moi, les rêves sont très importants. Pour supporter la dureté du monde dans lequel on vit, je trouve que c'est important d'avoir un échappatoire – notre esprit – entretenu par les livres ou les films.
- Mais parfois, ça peut être hyper dangereux ! On peut se couper du monde réel pour ne se réfugier que dans notre imagination en délaissant totalement les interactions sociales.
- Il n'y a pas que ça. Si on n'imagine sans cesse des situations qui ne se mettront jamais en pratique, est-ce que l'on ne risque pas de se faire mal ? Si, par exemple, on nous brise le cœur et qu'on réinvente sans cesse une nouvelle version, ça nous détruira encore plus de savoir que ce n'est pas la réalité.
- Il ne faut pas non plus exagérer. De l'imagination, il peut sortir tant de belles choses qui nous font vibrer. Se cloîtrer dans une autre réalité est peut-être dangereux mais avoir une sorte de « rendez-vous » avec son esprit peut être très bénéfique. Grâce à lui, on peut savoir quoi répliquer si on nous insulte ou au contraire, cela peut nous permettre d'échapper à des angoisses qui nous bouffent la vie.
- Et sans imagination, il n'y aurait rien. Pas d'inventions ou de livres. Elle est illimitée et offre tellement de possibilités ! N'avoir que les pieds sur terre peut faire rater tant d'occasions. Si on n'ose pas suivre ses rêves, qui le fera à notre place ? On a besoin de grands choses irréalisables pour nous pousser à toujours dépasser nos limites. Si on se contente de rêves étriqués, est-ce que nous serons vraiment heureux ou heureuse ?
- Mais si au contraire, on n'atteint jamais des objectifs qu'on s'était fixés depuis longtemps, ne serons-nous pas terriblement déçu.es ? On a beau dire qu'il faut viser la lune pour atterrir dans les étoiles, on prend aussi le risque de retomber sur Terre avec force. Je comprends qu'il faut avoir des grands rêves pour faire toujours mieux mais parfois, on peut viser trop haut et nous détruire.
- Je comprends tout à fait ton point de vue. Mais si tu ne prends jamais de risques, que tu restes dans ta zone de confort, ton imagination ne se développera pas ! Et malgré nos avis divergents, je pense que tout le monde est d'accord ici que l'imagination est fondamentale.
Le débat était rapide, les avis fusés et Maxine ne savait plus où donner la tête. Elle adhérait au propos de quelqu'un puis une autre et c'était assez épuisant. Heureusement, la professeuse ferma le débat et démarra cinq minutes de pause. Ces minutes servaient à se remémorer tout ce qu'il venait d'être dit, à piocher par-ci par-là, pour forger son propre avis. Ensuite, elle choisirait un ou une élève au hasard qui devait parler du sujet en utilisant seulement des choses qui avaient déjà été dites.
Cela permettait de tout mettre à plat et de voir les idées de chacun et chacune représentées. La jeune fille ne savait pas trop quoi en penser. L'imagination était un pilier de sa vie et elle ne pourrait pas vivre sans. Mais elle savait aussi que s'y perdre pouvait être douloureux. Il fallait aussi vivre dans le monde réel. Mais celui-ci pouvait être si décevant...
Si Maxine n'avait pas eu les poèmes et l'écriture pour se remettre de l'abandon de sa prétendue meilleure amie, elle ne s'avait pas comment elle aurait tenue. Et pour tous les enfants, il y avait l'ami.e imaginaire. C'était celui ou celle qui les accompagnait dans toutes leurs bêtises et les faisaient se sentir moins seul.e. Toutes les personnes qui écrivaient un journal intime en avaient en quelque sorte un.
Pour pousser la réflexion plus loin, tout le monde vit dans un monde imaginaire. Personne n'a la même réalité et la vérité n'existe pas vraiment. On imagine toujours les réactions des gens alors que l'on peut être à côté de la plaque et de loin. Mais la majorité des personnes semblent accepter que l'imagination est le domaine des rêveurs et des rêveuses et qu'iels détiennent la vérité. Alors que tout est subjectif. Maxine se prit la tête dans les mains et se demanda pourquoi son cerveau était parti dans des questions un peu trop philosophiques alors qu'elle avait envie de dormir. C'était très intéressant, mais pas après manger.
***
Le soir, quand Théo rentra chez lui, il eût la surprise de voir son frère attablé avec sa grand-mère. Celle-ci lui fit un petit sourire rassurant et il s'assit. Il avait toujours adoré sa grand-mère. Contrairement à sa famille paternelle, elle avait très bien pris sa transidentité. Elle l'avait toujours supporté surtout quand ses autres grands-parents le mégenraient en faisant exprès. Il savait qu'il avait eu de la chance d'avoir tant de soutien. Alors, voir la vieille dame à côté de Jean lui faisait un choc. Depuis leur discussion, il avait un peu parler avec lui par message mais jamais très longtemps. Comme il l'avait craint, on n'efface pas un an et demi d'un claquement de doigt. Mais en même temps, il ne voulait pas pardonner facilement. Il ne voulait pas oublier.
- Salut.
- Bonjour Théo.
Son frère se leva de sa chaise, gêné, et balbutia :
- J'allais partir. Bonne soirée.
Et il disparut dans la nuit.
- Qu'est-ce qu'il voulait ?
- Je ne sais pas trop mon chou. Je crois qu'il veut mieux te comprendre. Il m'a parlé de ce qu'il avait ressenti. Il m'a posé beaucoup de questions. Je crois qu'il est très perdu et qu'il ne sait pas vraiment comment l'exprimer. Enfin, il y a tout de même d'autres façons de le faire...
- Il est toujours avec Marguerite ?
- Il me semble que c'est grâce à elle qu'il te reparle. Elle lui a mis un coup de pression pour qu'il s'excuse. Mais ne pense pas qu'il fait simplement ça pour elle. Il le fait pour toi.
- C'est quand même assez bizarre. Mais bon...
- Mets la table et ne ressasse pas cette histoire. Ton frère a été stupide et il le sait. Toi, tu lui pardonne si tu veux mais tu verras ça plus tard, c'est l'heure du repas.
- Ça sent bon. On mange quoi ?
- De la quiche lorraine. Je suis sûre que tu en as bien besoin après cette journée de huit heures de cours. Mais il y a de la salade avec !
Il lui sourit tout en sortant les assiettes.
- Tu es la meilleure, mamie.
- Au lieu de me flatter, dépêches-toi si tu ne veux pas que tout soit froid.
La cuisine fut remplie de rires et de ronchonnements pendant tout le repas. Sa grand-mère lisait en même temps un article de son journal et ne pouvait s'empêcher de faire des commentaires sarcastiques pour se moquer du journaliste.
Théo se fit l'étrange réflexion que Maxine ressemblait à la vieille dame. Quand il alla se coucher, il avait un grand sourire aux lèvres, teinté d'un peu d'amertume. Malgré la visite impromptue de son frère, il ne laisserait pas cet événement gâcher sa journée. La galerie de son portable était remplie de photos dossiers de Maxine et il avait hâte de voir sa réaction quand elle saurait.
Il avait eu très honte d'elle au début de la journée mais il avait fini par en rire. Depuis quelques temps, la rousse était plus sociable et extravertie. Mais s'il était lui-même introverti, il trouvait génial qu'elle arrive à s'ouvrir aux autres et à moins se prendre la tête. Il voyait bien que c'était son caractère habituel et qu'elle avait dû l'enfouir quand sa meilleure amie l'avait quittée. Même s'il ne connaissait pas personnellement Poline, il trouvait bizarre qu'elle est subitement disparue. On ne change pas de numéro de téléphone seulement pour ne pas répondre à son ex ! Il avait connu quelques ruptures amicales mais ça ne s'était jamais fait d'un seul coup. Ça avait été plus long et insidieux. Alors toute cette histoire l'intriguait. Enfin, il aurait le temps d'y repenser.
***
Le garçon se tenait devant une belle maison des années 40. Le jardin était parfaitement bien entretenu et les feuilles des arbres ne bougeaient même pas sous le souffle du vent.
Il contourna la voiture garée sur le trottoir et appuya sur la sonnette. Il ne savait pas s'il faisait une bêtise et que Maxine allait le détester ou que c'était une bonne idée. Enfin, qui ne tente rien n'a rien, n'est-ce pas ?
Alors qu'il allait repartir, la porte s'ouvrit sur une belle femme aux cheveux blonds habillée d'un tailleur blanc. Il prit son courage à deux mains, fit une prière à tous les dieux et déesses possibles et fit son sourire le plus avenant pour déclarer :
- Bonjour Madame Lecomte.
- Bonjour mon garçon. Il ne me semble pas vous connaître alors enchantée. Que faîtes-vous ici ?
C'était la partie la plus délicate. Il fallait qu'il soit convainquant, poli et charmant.
- Je suis un ami de Poline et je voulais savoir quand elle reviendrait chez elle.
La femme en face de lui le dévisagea comme s'il était un cloporte.
- Je ne veux pas entendre parler des anciens amis de ma fille. Surtout que je ne vous connais pas.
Aïe... Bon, ça voulait bien dire que son amie ne connaissait pas tous les détails du départ de Poline. Cette femme faisait trop peur pour y être étrangère. Alors, il pensa à son cousin et endossa le rôle du parfait garçon de bonne famille.
- C'est cette histoire avec Maxine ?
En voyant l'air fulminant de Madame Lecomte en face de lui, il se douta que ce n'y était certainement pas étranger. Soit la rousse avait fait quelque chose de très grave soit Poline avait grandi dans une famille qui n'appréciait pas les personnes différentes. Maintenant, à toi de jouer pour savoir si c'est du racisme, de l'homophobie ou autre chose.
- Vous la connaissez ?
Il prit son air le plus dédaigneux possible :
- Très vaguement. Je ne l'ai jamais aimé et j'ai plusieurs fois tenté de mettre en garde votre fille contre elle. Sans succès, malheureusement.
La femme le regarda avec plus d'attention et apprécia du regard sa tenue stricte. Il sentait le col de sa chemise qui le grattait mais c'était pour la bonne cause.
- Je vois, je vois. Poline vous a-t-elle dit où elle était partie ?
On y vient... pensa-t-il, heureux que le sujet soit mis sur la table sans qu'il est à le faire. Il va falloir manœuvrer délicatement.
- Elle m'avait prévenu le jour précédent qu'elle partait et qu'elle s'était rendue compte de la toxicité de sa relation avec Maxine.
Il s'était un peu aventuré mais la mère semblait satisfaite en entendant cela. Elle l'invita à entrer dans la maison et l'adolescent fut étonné à quel point cette famille était riche. Que venait-elle faire dans ce coin paumé de Bretagne ? Il garda un visage neutre. Son intuition se confirmait de plus en plus.
- Quand nous avons découvert que notre petite fille avait embrassé une telle personne, nous avons décidé de l'éloigner. Elle n'a pas tout de suite accepté mais nous avons réussi à la... convaincre. Je me demande encore comment cela a pu arriver. Nous avons été trop permissifs, sans doute.
Je crois au contraire que vous l'avez étouffée et que la seule fois où elle s'est montrée telle qu'elle était, vous l'avez détruite, pensa-t-il. Mais il n'en montra rien et la rassura :
- Rien n'est de votre faute. Je suis certain que c'est Maxine qui a complétement chamboulé l'esprit de votre fille.
Il s'excusa mentalement à son amie mais il faisait ça pour elle. Il fallait juste espérer qu'elle ne lui en veuille pas trop de s'immiscer dans ses affaires.
- Enfin, je ne souhaite pas vous déranger. Merci pour cette discussion enrichissante et je suis sûr que Poline a compris maintenant.
- Je suis très contente d'avoir pu parler avec vous, jeune homme, et de voir que ma fille n'avait pas que des mauvaises fréquentations. Malheureusement, elle ne reviendra pas d'ici la fin de l'année. Nous pensons même déménager car ce village nous rappelle trop de mauvais souvenirs.
Théo fit un petit sourire et prit congé. Quand il sortit, il avait mal au cœur pour cette fille qu'il ne connaissait pas. Ses grands-parents l'appelaient toujours par son morinom mais ses parents l'acceptaient réellement.
Alors que Poline ait eu le courage de s'opposer à une famille aussi intransigeante l'impressionnait. Il se demandait ce qu'elle était devenue. Avait-elle enfouie sa nature au plus profond d'elle-même pour tenter d'oublier ? Ou alors continuait-elle à se battre contre ses parents ? Il n'en savait rien mais il aurait aimé.
Il se sentait bizarrement proche d'elle et espérait qu'elle était heureuse. Malgré ces pensées, son mal de cœur ne baissait pas. Il détestait tellement les personnes intransigeantes avec leurs enfants et qui ne pensaient qu'à leur réputation et leur petit confort personnel. Il ne savait pas si Poline avait des frères ou des sœurs mais il espérait que si c'était le cas, iels étaient plus intelligents que leurs parents.
Le jeune homme avait entendu parler des thérapies de conversion mais il n'en avait jamais eu peur. Selon lui, ce n'était pas là où elle avait été envoyée mais c'était certain que si elle ne faisait pas profil bas, il pourrait lui arriver cela.
Il ne savait pas comment il allait annoncer cette nouvelle à son amie. Le croirait-elle ? Lui en voudrait-elle d'avoir espionner son passé sans son consentement ?
- Les familles, c'est vraiment de la merde.
- À qui le dis-tu !
Théo fit un bond et posa sa main sur sa poitrine, en tentant de combattre les battements effrénés de son cœur.
- Aïko ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
- Je danse avec la reine d'Angleterre. Non, patate, je fuis mes parents.
Aïko changea son sac d'épaule et accéléra légèrement.
- Tu as fugué ? demanda-t-il, inquiet.
- Non, j'ai juste dit que j'allais à la bibliothèque pour étudier mais je vais simplement me balader. J'étouffe chez moi. Hugo fait sa crise et Shingo passe sa vie sur la console. Et après, on ose me dire que je ne suis pas responsable.
Le brun posa son bras sur son épaule et la serra en soutien.
- Ma pauvre... C'est quand même bien la vie de petit-fils unique avec ma grand-mère.
- Pourtant tu viens à l'instant de te plaindre ?
- Je pensais à autre chose, soupira le brun.
- C'est quoi ?
Il lui ébouriffa les cheveux et fit quelques pas sur le côté pour éviter qu'elle ne se venge.
- Quelque chose, petite curieuse. Il faut que j'en parle avec Maxine mais je ne sais pas quand. J'ai peur de la blesser.
- Alors ne me demande pas. Mais c'est par apport à quoi si ce n'est pas trop indiscret ?
- Je préfère attendre avant de te le dire parce que je ne sais pas du tout comment elle va prendre la nouvelle.
Le garçon se tortillait les doigts et se demandait ce qu'il allait faire.
- Je ne suis pas une experte mais essaie d'amener le sujet dans une conversation. De faire ça tout en finesse pas comme une brute.
Rires à la guimauve
Estelle était stressée. Elle ne savait pas très bien pourquoi, d'ailleurs. Cette répèt' était comme toutes les autres mais elle sentait monter une étrange appréhension. Elle n'avait pas parlé avec Maël depuis deux jours et cela la gênait. Elle avait l'habitude d'échanger quelques phrases avec lui chaque jour mais là, rien. La jeune fille savait que c'était assez irrationnel parce que d'ordinaire, elle ne l'aurait pas remarqué. La brune toqua doucement à la porte et une voix lui répondit :
- Tu as intérêt à être quelqu'un de costaud parce que je vais mettre le décor tout seul !
- Il est arrivé ?
Estelle entra dans la salle, émerveillé. Tancrède essayait tant bien que mal d'installer un énorme arbre en carton sur le devant de la scène. Dès qu'il la vit, le garçon fit un grand sourire :
- Tu es réquisitionnée pour m'aider !
Mais la jeune fille ne l'entendait pas de cette oreille et elle fit le tour de toutes les décorations. Sur une table, était aussi posés leurs futurs costumes. Celui de Pinocchio avait été longtemps travaillé par les Astronomes de l'âme et le groupe de couture avait représenté au détail près ce qu'iels voulaient. Pour les présentatrices, elles avaient décidé de faire quelque chose de très sobre : un pantalon noir avec une chemise blanche et leurs cheveux seraient tressés. L'habit de la fée était indubitablement le plus beau : la baguette avait été taillée dans une branche puis peinte de doré. Plusieurs tissus entremêlés formaient une robe féerique et un magnifique chapeau couronnait le tout.
Tancrède, voulant terminer de tout installer, lui saisit le bras et l'obligea à l'aider à porter l'arbre. Quand le reste du groupe entra, iels les virent affalé.es par terre en train de rire. Clémence amorça un pas pour les relever mais elle s'arrêta en chemin pour regarder d'un air ébahi la salle.
- C'est magnifique !
- Crois-moi, on est peut-être les deux plus maladroits ici mais parfois, je dis bien parfois, on arrive à faire quelque chose de bien.
Les deux complices se sourirent et éclatèrent de rire. Iels venaient de passer une bonne vingtaine de minutes à organiser puis à tout refaire pour arriver au parfait décor.
- Sincèrement, je n'aurais pas cru ça de vous deux alors bravo.
Loin d'être vexée par cette phrase qu'elle savait justifiée, Estelle se leva et déclara :
- On révise ?
Maël s'approcha d'elle et lui demanda si elle avait appris son texte.
- Un peu. La moitié on va dire. Et toi ?
- Je n'y croyais pas mais j'ai presque terminé de l'apprendre. À près ce n'est pas très fluide mais c'est au moins ça.
La jeune fille hocha la tête et retourna avec Céleste. Sans vraiment savoir pourquoi, le jeune homme ne se sentait pas très bien. Depuis la troisième, il savait comment faire rire les autres et même si la blonde levait souvent les yeux au ciel en entendant ses blagues, il savait quelque part qu'il l'amusait. Mais il n'y arrivait plus vraiment depuis quelques jours. C'était sans doute stupide. Pour se sortir ces désagréables pensées de son cerveau, il alla embêter Tancrède qui essayait d'apprendre son texte.
- Je ne vais jamais y arriver. Je connais quelques répliques mais pas dans le bon ordre et je ne sais pas comment je vais faire. Le spectacle est dans deux mois et demi !
- Plutôt trois. Et puis, si tu veux, tu peux venir à la maison pour répéter.
Mais il n'eut pas le temps d'en dire plus que la blonde, qui les avait entendus, déclara :
- Pour qu'on s'entraîne, je vous propose à toi, Maël et Clémence de venir chez moi mercredi après-midi. Ce n'est pas loin du lycée et mon appartement est assez grand.
Les deux garçons échangèrent un regard et acquiescèrent.
- C'est une bonne idée.
Elle leur fit un grand sourire et le garçon se surprit à le regarder plus longtemps qu'il ne l'aurait dû.
- Vous pouvez même venir manger le repas du midi comme ça je vous y amène directement et vous ne vous perdrez pas en chemin.
- Ça ne pose pas de problème à tes parents ? s'enquit Maël.
- Non, c'est même eux qui l'ont proposé. Et puis, ma mère t'adore depuis que tu nous as passé de la farine. On sera seulement tous les quatre et on mangera des pâtes.
Clémence s'était rapprochée et fit un raclement de gorge digne de Dolores Ombrage :
- Je vois que ça travaille fort...
- Pardon Maman !
Iels se remirent à réciter sur scène. Les répliques s'enchaînaient et Lefkòs était fier de son groupe. Il travaillait en autonomie, écoutait avec attention ses conseils et ne prenait pas personnellement ses reproches. Il savait qu'il pouvait être dur mais il n'avait pas vraiment besoin de l'être avec une classe comme celle-ci.
***
- Je me rends compte que j'ai totalement médit sur toi Tellie parce que tu as un certain talent pour la déco.
- C'est gentil mais c'est vraiment des pièces rapportées. Je réarrange parfois tout ça mais c'est le bazar.
Ses camarades de théâtre venaient d'arriver chez Estelle et elle leur faisait découvrir sa chambre.
Sur un mur, la jeune fille avait accroché une guirlande lumineuse couleur cuivre et en avait rajouté d'autres autour d'un petit coin cosy. Elle s'était découvert une passion pour les lumières et sur sa table de chevet, se trouvait une vieille lampe dénichée en brocante, elle aussi en cuivre.
Son coin de repos était assez hétéroclite et c'est là qu'elle avait mis quelques étagères pour ses livres. Ce n'était pas une très grande bibliothèque mais sa famille avait décidé de mettre la plupart leurs livres en commun depuis qu'Estelle s'était plaint de son petit frère qui venait tout le temps dans sa chambre pour lui piquer des bouquins. La blonde était assez ordonnée et son bureau – au contraire de celui de Clémence – était rangé. Un petit cactus trônait sur le côté. Une plie de petites fiches Bristol attendaient patiemment que les autres accrochées au mur les rejoignent.
Maël restait sur le pas de la porte en regardant avec intérêt la chambre de sa camarade. Il la connaissait depuis un certain temps déjà mais c'était la première fois qu'il pénétrait dans son espace intime. Le jeune homme savait qu'Estelle avait une collection impressionnante de pulls mais les voir tous accrochés sur sa penderie rendait cela encore plus incroyable. Sur des cintres, il y avait aussi toutes ses vestes en jeans et le garçon trouvait que ça représentait tout à fait le style vestimentaire de sa partenaire de jeu : des pantalons basiques et toujours les mêmes chaussures mais une diversité extraordinaire de sweats et de teintes de jean.
- Je sais que ma chambre est assez spectaculaire, comme le reste de ma personne, mais je vous propose qu'on aille manger parce que je commence à sentir l'odeur des pâtes.
Si au départ, elle voulait simplement en faire au beurre, Tancrède avait pris les choses en main et avait décidé de faire des carbonaras. Personne ne s'y était opposé car c'était lui qui faisait tout.
Le cuisinier tapa dans la passoire avec sa cuillère pour les faire venir et Clémence se précipita, morte de faim. Le début du repas fut silencieux car tout le monde dégustait tranquillement le plat. Le silence était entrecoupé de compliments pour Tancrède et de d'aspirations de pâtes.
- C'était délicieux ! Y a un dessert ?
Estelle regarda Maël qui semblait à peine nourri. Elle-même se tenait le ventre et se demandait si elle réussirait à avaler quelque chose avant le soir. Ce qui était très grave car elle était inconditionnellement fan du goûter.
- J'ai fait des cookies et il y a des guimauves. Mais on va se les garder pour un exercice qui m'a conseillé le prof.
- Un travail à base de nourriture ? Je savais que c'était une bonne idée de choisir théâtre !
Pour débuter la séance, iels firent une marche neutre pour se mettre peu à peu dans la peau de leur personnage, comme habituellement en début de cours. Maël prit une démarche de plus en plus raide et prit un air naïf. Tancrède était un vieil homme solitaire qui découvre le pantin et les difficultés qui vont avec. Leurs rôles étaient assez définis et ils en avaient plusieurs représentations dans des œuvres cinématographiques.
Pour les présentatrices, c'était plus compliqué. Elles devaient se construire une personnalité neutre et externe à la pièce. Mais elles devaient en même temps attirées la sympathie de celles et ceux qui les regarderaient. Au départ, elles avaient pensé à être des vieilles dames qui se racontent une histoire puis avaient fini par abandonner, pour pouvoir avoir une vraie mobilité. Elles avaient cherché, retourné le problème dans tous les sens pour finalement décidé qu'elles seraient des sortes de journalistes objectives mais avec tout de même des sentiments et des avis sur l'histoire.
Comme cette après-midi était dédiée à aider Tancrède, le travail se concentra principalement sur lui. Quand iels commencèrent à fatiguer, Clémence se souvint qu'il y avait un exercice avec des guimauves et le rappela à son amie. Elle alla donc les chercher et mit le paquet au milieu de leur cercle.
- On en prend un à chaque fois puis on dit une de nos répliques le plus clairement possible. Elle doit être assez compliquée par contre. Et on continue ainsi de suite pour essayer d'avoir le plus de chamallows dans la bouche. Après on les mange !
Iels le firent, déclenchant d'énormes fous rires qui dispersèrent les guimauves un peu partout dans la pièce. Quand seize heures arriva, Estelle rangea tout et les fit sortir. Elle venait de passer une très bonne après-midi.
La jeune fille avait stressé de les faire entrer dans sa chambre mais cela s'était très bien passé. Elle avait plusieurs fois rigolé en direction de Maël et cela avait été réciproque. Vu le sourire complice de Clémence, ce n'avait pas été très discret. Mais elle s'en fichait un peu : elle était heureuse. La blonde savait qu'elle ne pourrait sans doute jamais construire un couple avec lui mais ce jour-là, elle s'en fichait. Elle voulait simplement passer du temps avec lui, rire à ses blagues pourries et lever les yeux aux ciel le plus de fois possibles. Elle aurait aussi aimé l'embrasser, de temps en temps. Mais ce qu'elle vivait en ce moment lui suffisait.
Elle ne faisait pas semblant avec lui. Si elle était fatiguée, elle ne se forçait pas et ne prenait pas la peine de l'écouter, préférant enfuir sa tête dans ses bras. Il ne connaissait évidemment pas toutes ses failles mais elle savait qu'elle pouvait lui faire confiance. La blonde ne savait pas vraiment pourquoi mais cela s'était fait très naturellement. Et être seule avec lui à avoir les mêmes souvenirs du collège aidait très certainement. Leurs petits délires pouvaient sembler futiles aux yeux des autres mais pour elle, ils étaient très précieux. Sa classe de l'année précédente lui manquait terriblement et en parler comblait le vide.
Estelle avait eu beaucoup de mal à s'avouer à elle-même qu'elle était tombée amoureuse de Maël mais depuis qu'elle l'avait fait, tout allait bien. Elle dormait mieux la nuit. Mais il y avait une émotion de l'amour non-réciproque qui ne lui avait pas manqué : l'espoir. Ce foutu espoir qui dévorait tout sur son passage et qui lui faisait voir des signes partout. Elle savait que tout cela était vain mais son stupide cœur ne l'avait pas compris. Il lui rappelait constamment que le sourire qu'elle aimait tant ne lui était pas adressé. Elle ne savait pas vraiment s'il était en couple ou non.
Malgré ses pensées défaitistes, cela était peu probable : elle le suivait sur Instagram et il l'aurait affiché. L'adolescente ne savait pas vraiment si elle le souhaitait ou non : la douleur de savoir qu'il en aimait une autre aurait été dure mais elle l'aurait aidé à tourner la page. Alors que son cœur continuait d'espérer constamment jusqu'à la ronger. Et elle ne pouvait pas lui demander : il l'aurait dévisagé en se demandant pourquoi elle se préoccupait de sa situation amoureuse. Et que Maël sache qu'Estelle était amoureuse de lui était la dernière chose qu'elle voulait.
Tout était si difficile ! L'amour pouvait rendre si heureux mais au vu des millions de chagrins d'amour qu'il avait causé, il aurait dû s'effacer. Ou alors, il aurait dû recruter un nouveau Cupidon parce que celui-ci était aussi myope qu'elle. Il fallait être terriblement maladroit pour ne pas se rendre compte du mal que l'on allait causer ! L'autre possibilité était qu'il faisait exprès et que le célèbre dieu de l'amour ne soit en réalité qu'un sadique. Et que les seules fois où il avait visé juste, c'était de simples coups de malchance.
Les oiseaux de nos cœurs
Théo battait des jambes, assis sur un banc du parc. Autour de lui, il y avait des grands arbres qui étendaient leurs ombres sur l'allée de sable. Quelques enfants criaient et courraient sur les pelouses. Leurs parents discutaient en les surveillant d'un regard inquiet. Mais le jeune garçon savait qu'il ne leur arriverait rien. Le doux vent d'avril faisait tournoyer les feuilles et le soleil chauffait de ses rayons les fleurs qui émergeaient. Il faisait beau et il avait l'impression que rien ne pouvait gâcher cet instant.
Il vit alors apparaître une imposante chevelure, suivie d'une jeune fille qui lui sourit en se dandinant.
- Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle en désignant la place à côté de lui.
- Si je t'ai demandé de venir, ce n'est pas pour que tu restes debout !
Ils échangèrent un regard. Maxine sentait, sans vraiment savoir comment, que cette discussion était importante et que l'invitation de son ami n'était pas si anodine que cela. Elle ne savait pas du tout de quoi il voulait parler mais depuis quelques jours, il semblait assez distrait et la regardait parfois avec culpabilité.
- D'abord, je comprendrai si tu es en colère contre moi mais saches que j'ai simplement fait ça pour t'aider, d'accord ? Pas pour m'immiscer dans ta vie privée.
La rousse le dévisagea sans comprendre mais le laissa continuer sans l'interrompre.
- L'histoire que ta meilleure amie soit partie de son plein gré sans te l'annoncer me dérangeait. Et un jour, sur un coup de tête, j'ai cherché où elle habitait et je suis allée voir sa maison. Au départ, je ne voulais entrer mais je me suis décidé à le faire. Et Max... elle ne voulait pas te quitter. Sa mère te déteste – et je suppose que c'est aussi le cas de son père – et elle a souhaité l'écarter de ton « influence néfaste ». Je pense même que c'est un peu plus profond que ça mais en tout cas, ce n'est pas la décision de Poline. Et j'en suis sûr.
L'adolescente regarda droit devant elle, avec les mains sur ses jambes pour les empêcher de trembler. Elle avait eu du mal à accepter le départ de celle qu'elle aimait mais au final c'était plus simple que d'imaginer qu'on lui avait arraché un de ses seuls bonheurs. Et ça lui évitait de penser que peut-être c'était la bonne décision.
- Peut-être que j'avais vraiment une mauvaise influence sur elle ? dit-elle d'une petite voix. Depuis qu'elle me connait, elle a beaucoup plus tenu tête à ses parents. Et puis, elle n'avait pas le droit d'aller à cette marche...
- Comment est-ce que tu peux dire ça ? Tu es une personne formidable et ses parents sont simplement des gros réacs homophobes. Oui, il faut suivre les règles de nos parents mais parfois, désobéir est la seule chose qu'il nous reste.
Maxine entendit les paroles mais son cerveau ne les écouta pas vraiment. Le monde en lequel elle croyait venait d'être complétement chamboulé et elle ne savait pas vraiment comment le remettre à l'endroit. Elle avait beau se convaincre du contraire, elle n'avait pas cessé d'aimer Poline. Et voilà que les mots de Théo venaient ouvrir une plaie mal cicatrisée. La jeune fille avait l'impression que toute la douleur qu'elle avait refoulée pendant toute l'année coulait maintenant à flots dans ses veines.
Elle se sentait terriblement mal et quand elle sentit un goût étrange dans sa bouche, elle comprit que c'était la haine qui l'envahissait. Elle n'avait jamais vraiment détesté quelqu'un. Mais savoir qui avait pris une personne douce et admirable pour l'emmener dans un endroit où elle ne connaissait personne, lui enlevait momentanément sa douleur. Et elle se jura que la prochaine fois qu'elle serait assise sur ce banc à sentir les effluves du printemps, elle aurait retrouvé Poline.
- Tout va bien Max ?
- Est-ce que tu sais où elle est ?
Le brun grimaça :
- Sa mère ne me l'a pas dit. Je ne suis pas sûr qu'elle me fasse assez confiance pour cela.
Et la colère qui bouillait en la rousse se transforma en un profond découragement.
- Alors à quoi ça sert de savoir qu'elle ne m'a pas quitté de son plein gré, si c'est pour ne pas savoir où elle est ?
- Si je ne me trompe pas, tu ne l'as pas cherché parce que tu pensais qu'elle ne souhaitait pas que tu la retrouves. J'ai tort ?
Maxine secoua la tête.
- Alors, il faut que tu essaies de la contacter !
- Elle a changé de portable.
Le brun ne s'arrêta pas là et sortit les autres possiblités.
- Et son mail ? Tu as essayé ? Et les réseaux sociaux ?
- Elle m'a bloqué sur Instagram. C'est ça qui est bizarre : comment peut-on forcé quelqu'un a coupé tout contact avec une autre personne ?
- En lui promettant quelque chose de pire, expliqua le garçon. Si tu lui dis que si elle ne fait pas ça, elle risque d'aller dans quelque chose de pire qu'un internat chic ?
- Ça peut se tenir...
Théo la força à le regarder et remarqua qu'elle avait des larmes dans les yeux.
- Tu n'as rien à y perdre, Max. Alors pourquoi ne pas essayer ?
- Parce que j'ai peur de donner toutes mes forces pour rien et découvrir qu'au final, c'était son choix. J'ai peur de perdre le mince espoir qu'il me reste.
- Je ne te donnerai pas d'ordre parce que cela doit être ta propre décision. Mais je pense que la meilleure chose à faire est de la retrouver.
La jeune fille avait besoin de se raccrocher à quelque chose de tangible et elle tomba dans les bras du jeune homme qui ne savait pas très bien comment faire. Maxine lui avait toujours paru comme une adolescente extrêmement forte et d'ordinaire, c'était elle qui le rassurait. Mais voilà qu'elle le serrait fort. Théo ne savait pas si cela avait été une bonne idée de fouiller dans le passé de son amie et il fut encore plus perdu qu'en elle le remercia doucement. Il ne savait pas comment réagir, alors il la serra dans ses bras.
Il avait l'impression que cette scène était une répétition de ce qui c'était passé à la bibliothèque. Pourtant, lorsqu'il vit que son regard brillait, il sut que ce n'était pas une bêtise.
- Ça va aller. Je te promets que ça va aller...
***
- Tu crois que j'en suis réellement capable ?
- Maxine, je ne sais pas de quoi exactement tu parles. Mais je suis certaine que tu peux le faire.
Paniquée à l'idée de contacter son ancienne meilleure amie, la jeune fille avait appelé Estelle qui essayait de la rassurer depuis près d'un quart d'heure. La blonde savait que son amie devait écrire un mail à quelqu'un qu'elle n'avait pas vu depuis très longtemps mais ne comprenait pas vraiment de quoi il en retournait.
- Sinon, tu faisais quoi avant que je te dérange ?
- Tu ne m'a pas dérangé. J'étais en train de réviser pour le devoir surveillé de maths mais ça peut attendre.
- Je vais essayer de le faire. Mais je peux te rappeler après ? demanda la rousse, sans essayer de cacher l'angoisse qui perçait dans sa voix.
- Bien sûr. Et ne stresse pas. Je suis certaine que tout va bien se passer.
Maxine regarda la page ouverte sur son écran en se demandant pourquoi elle avait suivi les conseils de Théo et Aïko. Même Estelle, qui ne savait rien, s'y était aussi mise ! Elle avait envie de retrouver son amoureuse. Mais elle sentait revenir une terrible anxiété en pensant que ce n'était peut-être pas le cas de Poline. Pourquoi n'aurait-elle pas cherché à la contacter, sinon ?
Inconsciemment, elle avait aussi peur que de ne pas l'avoir fait plutôt voulait dire qu'elle avait gâché cette année pour rien. Mais ces quelques mois n'avaient pas étaient gaspillés comme lui rappelait si bien la galerie de son téléphone, remplie de délires avec le TAM. Tous ses sourires, ses rires et même ses larmes l'avaient aidée à se construire. Elle était devenue plus forte en un sens.
Elle s'était battue contre la douleur et la colère. Elle avait un entourage génial qui l'avait aidé, parfois sans le savoir. Elle avait forgé des amitiés incroyables. Alors même si Poline n'avait pas fait partie de sa vie, cela n'avait pas enlevé tout son bonheur.
La rousse prit une grande inspiration et commença à taper sur son clavier.
Pour : [email protected]
De : [email protected]
Sujet : Retrouvailles
Polie,
Je t'ai écrit un certain nombre de lettres depuis que tu es partie mais je n'ai jamais osé te les envoyer. Il aurait déjà fallu savoir où le faire. Tu m'as bloqué de partout et je ne serai pas surprise que tu es aussi supprimé cette adresse mail. Mais ça vaut le coup d'essayer, non ?
J'ai toujours cru que tu étais partie de ton plein gré. Mais il s'est passé pas mal de choses depuis le début de l'année et il semblerait qu'en réalité, ce ne soit pas le cas. Je ne sais tout de même pas quoi en penser. C'est peut-être stupide mais quelque part, j'aimerai que tu ne me répondes jamais. Au moins, je pourrai toujours espérer. Espérer que tu m'as réellement aimé.
Je n'ai pas été très sympa dans les lettres que je t'ai écrites (je ne sais même pas pourquoi je raconte ça, tu me les liras jamais) mais sache ton départ m'a blessée. Tu étais ma meilleure amie et celle que j'aimais...
Je ne sais pas si tu souhaites me reparler après tout ce que tu as vécu (bien que j'ignore totalement ce que c'est) mais si oui, tu peux répondre à ce mail. Ou même me téléphoner si tu veux. J'aimerai entendre ta voix.
Bisous (?),
Maxine
La rousse relut rapidement le mail pour repérer les éventuelles fautes d'orthographes puis cliqua sur « envoyer ». Elle avait peur d'avoir fait une bêtise mais se répéta que, au pire, elle dirait que c'était de la faute de Théo. Elle ferma l'ordinateur et ouvrit le premier livre qui lui tomba sous la main. Voyant que c'était une romance, elle le jeta au pied de son lit et préféra prendre un autre roman. Malgré cette distraction, son cerveau pensait sans cesse au mail qui parcourait le monde et qui arriverait peut-être à Poline. Elle ne savait même pas quoi faire si son amie répondait !
- Maxine ! Tu veux venir voir un film avec nous ?
- J'arrive.
Elle prit sa couette et descendit voir ses parents qui avaient pris possession du canapé.
- Vous me faites une petite place ?
La jeune fille se glissa entre leurs jambes et s'installa confortablement pour regarder une énième fois la série Orgueil & Préjugés. La musique de générique la fit sourire et la rousse put enfin commencer à se détendre.
Son amour de Jane Austen avait commencé avec cette série et ses parents l'adorant aussi, elle était devenue leur film culte. L'adolescente connaissait presque chaque dialogue par cœur et savait exactement quel moment il fallait éviter pour ne pas se sentir complétement mal à l'aise pour Lizzie Bennett.
- Je ne sais pas si j'ai fait la plus grosse bêtise de toute ma vie ou alors si c'est une des meilleures choses que j'ai jamais fait.
Aïko but une nouvelle gorgée de son thé et secoua la tête.
- Ce n'est ni l'un ni l'autre. C'est une chose qui t'a libérée donc en soit c'est positif. Mais tu ne peux pas prévoir ce qui va arriver. Les choses arrivent telles quelles sont, tu ne peux rien y changer. Laisse le monde t'offrir sa beauté.
- Tu m'étonneras toujours Aïko. Comment arrives-tu à être aussi optimiste alors même que je sais très bien que ta vie n'est pas facile ?
- Je ne fais pas exprès. Je me dis simplement que ça ne sert à rien de stresser à mort pour des choses qui ne sont pas si graves et qu'il vaut mieux changer ce qui mérite ton attention. Je te ressers du thé ?
- Je veux bien. Mais c'est incroyable à quel point tu ne te rends pas compte que tu es formidable, répondit Maxine dans un rire.
Et elles se regardèrent, le sourire aux lèvres. Dehors, le monde se réchauffait peu à peu et le mois de mai arrivait sur la Bretagne. Les épaules se dénudaient, les yeux se couvraient de lunettes de soleil et les enfants riaient. L'envie de déserter les moroses salles de classes semblait contaminer tout le lycée des Prés Verts, ce qui obligea la direction à changer d'air : il y aurait la moitié des heures en extérieur pour les secondes ! Les autres, qui révisaient le bac, avaient moins de chance mais l'esprit des vacances flottait aussi dans leur tête.
- Pour vendredi de la semaine prochaine, il faut que tout le monde apporte un pique-nique.
- Pourquoi ? On va faire une sortie ?
Madame Chevalier s'assit sur son bureau et fit un grand sourire.
- Les deux heures du midi seront banalisées pour que nous puissions faire une balade jusqu'à un grand pré, où nous pique-niquerons.
- Qui ça « nous » ?
- L'ensemble des élèves du lycée. Nous savons que vous en avez un peu marre de rester dans les salles de classe et il faut les terminales sortent un peu la tête de leurs révisions.
Les Seconde Bleu se regardèrent et se mirent à bavarder vivement. Leur professeuse principale savait que cette annonce allait provoquer ces réactions alors elle les laissa parler pendant quelques minutes.
Le lycée des Prés Verts venait de marcher pendant près d'un quart d'heure pour arriver sur les rives d'une rivière. Voyant qu'Estelle ne savait pas où aller, Théo lui fit signe de venir s'installer avec leur groupe de trois. Alors qu'elle s'asseyait, Maël et Gwendal arrivèrent :
- On peut venir avec vous ?
- Pas de problème !
Les six formaient un groupe assez hétéroclite mais en même temps naturel : il y avait la fille engagée, sarcastique et piquante, l'optimiste gentille et drôle, le garçon un discret mais que tout le monde aimait bien, le sportif qui était un peu plus que du muscle sans cervelle, une blonde intello sur les bords qui préférait lire que réviser et un mec maladroit qui attirait les regards.
- On peut commencer à manger, ou on doit attendre un signal quelconque ?
- Ma devise est : « Mange avant que les autres ne te piquent ta part », alors allons-y ! déclara solennellement l'ami de Maël.
Sur un commun accord, iels mirent tout en commun, de leur chips à leurs boissons.
- Mais comment est-ce que tu as pu faire ça Max ?
- Quoi qu'est-ce que j'ai fait ?
- Tu as pris une salade pour un pique-nique, déplora Aïko. C'est une insulte à la baguette que de préférer la nourriture de lapin !
- Pour me pardonner, regardez ce que j'ai emporté !
La rousse sortit de son sac un sachet rempli de meringues.
- J'ai beau être une catastrophe en cuisine, je me débrouille pas mal pour la pâtisserie donc elles sont bonnes normalement
En voyant les cinq autres saliver devant les desserts blancs, elle les rangea. Le reste du repas se passa dans la bonne humeur et les rires. Un ballon vint frapper Estelle en pleine tête, et Maël ne se priva pas de le relancer avec le plus de force qu'il pût vers le lanceur. Les meringues furent dégustées avec lenteur au départ puis dévorées ensuite. Iels jouèrent à ni Oui ni Non, Action ou Vérité et d'autres jeux qui ne portèrent pas vraiment à conséquence. Aïko, Maxine et Théo découvrirent mieux Maël et Gwendal, qu'iels ne connaissaient pas très bien. Gwendal jaugeait du regard Estelle. Elle avait l'air sympa mais il ne fallait pas oublier que c'était une intello qui répondait tout le temps aux questions des profs. Même si la jeune fille l'avait aidé en maths, elle était assez agaçante. Ce pique-nique lui montra que tout de même, la blonde n'était pas que cela et qu'elle pouvait aussi être ironique et avait un certain répondant.
- C'est l'heure de rentrer au château !
Les élèves grognèrent mais se mirent en route. Sur le chemin du retour, iels se mirent à chanter des chansons de colo à tue-tête qui firent fuir les oiseaux.
Les soirs d'été sentent le bonheur
- Je crois que je n'ai jamais été aussi stressée de toute ma vie.
- Je suis sûre que tu vas être géniale Tellie.
Estelle fit un pauvre sourire en direction de son amie mais continua à craquer ses doigts de trac. Elle ne s'aperçut que son amie était partie que lorsque des mains recouvrirent les siennes.
- Ça va aller. Tu es une comédienne hors-pair et tu vas tout défoncer. Tous les spectateurs et les spectatrices vont être captivé.es par ta voix, je te le promets.
La jeune fille avait tressailli au contact de celui qu'elle aimait mais elle reprit rapidement une expression habituelle.
- Tu n'en sais rien Maël ! bredouilla-t-elle. Si ça se trouve, je vais tout oublier et me mettre à bégayer sur scène.
- Non. Je te connais depuis un bon bout de temps et je t'ai toujours admirée pour ta mémoire. Tu as une prestance et un charisme incroyables quand tu es sur scène, Estelle. Alors, monte sur l'estrade et livre-nous ta plus belle performance.
Il la serra dans ses bras timidement puis la poussa vers la sortie des coulisses. Il murmura :
- Tu vas être géniale, je te le promets.
La pièce allait être jouée dans le gymnase du lycée pour avoir le plus de place possible. Les élèves avaient passé les dernières semaines à créer une sorte de scène, de telle manière à ce qu'iels soient au-dessus du public.
Lefkòs prit un micro pendant que Zoé terminait de maquiller les deux présentatrices. Clémence et Estelle s'adressèrent un grand sourire, tout stress envolé. Ne restait que les mois d'apprentissage et de travail, les fous rires et les longues répétitions.
- Bonsoir à toutes et à tous ! La pièce que vous allez voir aujourd'hui est le fruit d'un travail extraordinaire réalisé par le groupe théâtre du lycée. La promesse que je vous fais ici est qu'il va vous faire rêver. Vous allez rire, pleurer et voyager. Vous ne reviendriez dans cette salle que lorsque la pièce se terminera. Alors je vous prie d'applaudir les Astronomes de l'âme qui vont vous présenter le conte de Pinocchio, revisité par Joël Pommerat !
Sous les applaudissements, le noir se fit. Les présentatrices allèrent se placer au centre de la pièce. Aucun micro, seulement leur voix et leur force. Quand le jour s'installa peu à peu, elles regardèrent chaque personne dans les yeux. C'était principalement des adultes, la représentation pour le reste du lycée aurait lieu le lendemain. Elles cherchèrent toutes les personnes distraites pour les ramener vers elle. S'efforçant d'oublier la caméra, Estelle commença :
- Mesdames, Messieurs, bonsoir. Je vous souhaite la bienvenue.
Elle fit une pause. Elle ne pouvait pas occulter le public, il fallait qu'elle le captive.
- L'histoire que je vais vous raconter ici ce soir est une histoire extraordinaire. Une histoire plus extraordinaire encore que vos rêves.
La voix de son amie prit le relais :
- Et pourtant une histoire vraie. Car rien n'est plus important dans la vie que la vérité.
Ensemble, elles dirent gravement :
- Rien n'est plus important que de Vivre dans la Vérité.
Derrière elles, Tancrède – qui était maintenant un vieil homme – se mit à bouger. Le spectacle pouvait commencer.
La pièce se déroula tranquillement. Il y eût quelques accros en coulisses – notamment une lampe torche qui avait disparue – mais rien qui ne troubla la représentation. Au bout d'une heure et demi, le salut final eût lieu sous les applaudissements du public. Estelle prit alors la parole :
- Vous venez de nous voir sur scène mais vous n'avez pas vu une des personnes les plus importantes pour ce spectacle : Zoé. C'est elle qui nous a rassuré quand nous étions trop stressé.es et c'est elle qui s'est chargée de toute l'organisation. Elle a coordonné le groupe de couture, qui nous a fait ses magnifiques costumes et l'équipe des décors. Alors merci beaucoup, Zoé.
La brune sortit des coulisses, toute rougissante. Tancrède, qui avait disparu pendant quelques minutes, réapparut avec un énorme bouquet de fleurs.
- De la part de tout le groupe !
- Vous n'auriez pas dû...
- Tu rigoles ? Sans toi, je n'aurai jamais réussi à apprendre mon texte.
Il la poussa devant lui et elle fit un minuscule salut. La blonde reprit :
- Nous souhaitons aussi remercier le meilleur des professeurs de théâtre. Il a toujours été là pour nous et il nous a guidé durant toute cette année, faisant tout pour que nous nos surpassions. J'espère que nous avons réussi.
Le vieil homme s'approcha, les larmes aux yeux. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de voir la reconnaissance dans les yeux de la petite troupe. Il ne voyait pas les parents qui se levaient pour l'acclamer, il n'en avait que faire. Devant son regard ému, se tenait dix enfants qui le regardaient avec une immense gratitude. « Merci ! » semblaient crier leurs corps. Il murmura :
- Je suis très fier de vous mes Astronomes. Vous avez surpassé mes espérances et plus important, vous avez grandi. Vous n'êtes plus des enfants...
Clémence lui tendit une enveloppe qu'il rangea pour la lire plus tard.
- Allez profiter du buffet, sinon vos parents auront tout mangé ! rajouta-t-il avec un petit sourire. On rangera après.
Quand tout le monde se fut dispersé, il s'assit sur une chaise dans les coulisses et se mit à lire la lettre.
Cher Monsieur Lefkòs,
Merci beaucoup pour cette année. On répète souvent ce mot mais il est très important. Parce que vous nous avez tellement aidé ! Nous n'avions pas confiance en nous et vous nous avez aidé, peu à peu, que nous étions formidables quelque part. Que même si on ne s'en rend pas toujours compte, tout le monde a sa part de magie en lui. Vous avez cru en nous comme personne ne l'avait fait avant vous. Vous nous avez offert un refuge où nous pouvions toujours venir nous réfugier. Vous nous avez offert un groupe sur lequel compter. Vous nous avez permis de grandir et d'évoluer. Vous nous avez fait voir le monde autrement.
Nous ne sommes pas extraordinaires. Nous sommes fragiles. Et pourtant vous avez réussi à nous consolider. Vous ne nous avez pas façonné.es. Vous nous avez simplement donné les armes pour réussir à se battre contre ce monde qui n'est pas aussi facile qu'on voudrait nous le faire croire.
Vous nous avez donné – ou avez agrandi – notre amour des mots. Des longues phrases déclamées qui jongle sur nos lèvres. Des mots doux et tristes qui font couler des larmes. Des tirades à ne plus en finir qui vous tiennent en haleine pendant des pages et des pages.
Nous avons appris à aimer les silences. À les contempler. À les créer aussi, parfois. À voir leur beauté. À ne pas les couper, leur enlever leur essence. À les entendre. À les remplir sans les annuler.
Alors merci. Merci pour ces moments de joie, de rire et théâtre. Merci car sans vous, aurions-nous survécu à cette année ? Merci de nous avoir lié.es. Merci pour tout.
Les Astronomes de l'âmes
Leur professeur essuya une larme qui s'était perdue au creux de son œil. Cette année avait été dure pour lui. Mais ce rayon de soleil éclipsait tout le reste. Il avait aidé ces enfants. Il avait rempli sa mission, il n'avait pas besoin de plus. Il caressa de sa main ridée les courbes des lettres et replia délicatement le bout de papier. Il le rangea dans une poche, contre son cœur et se leva. Dans l'autre salle, on riait et on félicitait le groupe de théâtre. Lui, se dirigea vers le parc et respira le soir d'été. Le soleil n'était pas en couché et le ciel semblait en feu. On entendait les derniers chants des oiseaux et les froissements des criquets. Ses élèves venaient de sortir et s'assirent par terre en cercle, sans le remarquer.
- C'était génial !
- Au début, j'étais vraiment stressée mais dès que je suis montée sur la scène, j'ai juste parlé et tout allait bien.
- Par contre, j'ai vraiment flippé quand on ne trouvait plus la lampe de torche !
- T'inquiètes, on n'a rien entendu.
- C'est bizarre parce qu'on a fait énormément de bruit, Oswald et moi.
- Surtout quand la porte a grincé... Pire moment de stress je pense.
Le groupe enchaînait les paroles mais arrivait à ne pas se couper la parole, grâce aux exercices que leur professeur leur avait fait travailler sur la cohésion. En les entendant discuter avec animation et voir à quel point iels avaient aimé la pièce, il toucha la lettre, regarda une dernière fois les nuages et rentra pour recevoir les compliments des parents.
Le groupe rentra aussi mais Estelle et Maël profitèrent encore un peu de la douceur du soir.
- Dire que demain on recommence... chuchota la blonde.
- Ça met la pression. Surtout que ça va être devant des gens de notre âge !
Fatiguée et voulant contempler les étoiles, Estelle s'allongea et Maël l'imita.
- Je pense que je serai vachement plus détendue, au contraire. Ce ne sera plus la première fois qu'on jouera devant un public.
- Je n'en reviens toujours pas d'avoir eu le rôle de Pinocchio.
- Tu rigoles ? Ce rôle était pratiquement fait pour toi ! Tu as vraiment bien joué.
- Tu trouves que je suis un mec stupide, naïf et égoïste ? rigola-t-il.
Elle lui donna un petit coup sur l'épaule.
- Tu vois très bien ce que je veux dire... Tu as parfaitement réussi à rendre le personnage attachant sans lui enlever sa part de méchanceté.
- Merci. Tu as aussi magnifiquement joué la présentatrice avec Clémence.
Estelle fit un petit sourire mais ne répondit rien. Elle ne savait jamais comment réagir à un compliment et préférait faire comme si elle n'avait rien entendu. Un silence confortable s'installa, simplement brisé par les bruissements de l'herbe. La luminosité avait fortement baissé et la blonde distinguait simplement les contours de son ami. Quelques mètres plus rien, brillait le gymnase des Prés Verts.
Être couchée là, à simplement écouter les bruits de la nuit et à sentir son cœur qui battait, la ramena au début de l'année, quand elle ne connaissait personne. Elle s'était sentie si seule ce jour-là, dans la salle de Madame Chevalier. Puis, Maël l'avait invité à s'asseoir à côté de lui et soudain, la jeune fille n'était plus perdue. Puis, il y avait eu le théâtre. Elle avait trouvé sa place dans ce petit groupe. Elle était devenue amie avec Clémence et pour la première fois depuis la rentrée, avait été heureuse. Une vague de mélancolie l'envahit.
Elle prit une longue inspiration. Bientôt, Estelle allait partir en vacances et ne reverrait plus le lycée pendant deux mois. Il allait lu manquer. Les Astronomes aussi, évidemment. Et Maxine. La blonde avait trouvé en elle une amie toujours présente pour l'écouter. Elle partageait son amour des mots et des mathématiques. Il y avait Maël. Cette année, iels étaient devenu.es ami.es, plus qu'elle ne l'aurait jamais cru. Avec le théâtre, iels s'étaient rapproché.es et Estelle avait peur que cela s'arrête avec les vacances.
Elle ne dit rien mais regarda celui qu'elle aimait. Avec le soleil couchant, il semblait baigné de lumière. À travers ses larmes nostalgiques, elle lui sourit. Cette année avait signé la fin d'une époque et le début d'une nouvelle.
Nostalgie
Mme Chevalier regarda ses élèves avec tendresse. Iels avaient bien changé depuis le début de l'année. Leurs voix avaient fini de muer, leur taille avait augmenté et leur esprit avait lui aussi évolué. Elle allait les laisser plus matures, plus heureux et heureuses, aussi.
Les fenêtres étaient grandes ouvertes pour laisser passer l'air frais et Frédérique ferma les yeux pendant quelques secondes. C'était leur dernière heure de cours et il fallait bien s'y mettre.
- Vous vous rappelez quand je vous avais demandé pourquoi est-ce que vous étiez dans cette salle ? Eh bien, nous allons refaire la même chose. Sortez un bout de papier et dites-moi pourquoi.
« Pour le parc. »
« Pour l'école : le manoir, le parc, les ami.es... Pour tout ça. »
« C'est le dernier jour alors j'étais obligée. »
« Pour dire au revoir à la classe. ».
Quand elle ferma son dossier avec tous les bulletins de ses élèves, la professeuse essuya une larme. Alors c'était réellement fini ? Elle effaça le tableau, où tout le monde avait marqué un petit mot.
Elle avait reçu des chocolats, qu'elle mangea en quittant le vieux château pour deux longs mois. Cette classe allait lui manquer. Leur énergie, leurs rires et la bonne ambiance qui régnait avaient réussi à lui donner le courage d'enseigner.
***
Théo sortit du train, les larmes aux yeux. L'année scolaire venait de se terminer et il avait dit au revoir à ses ami.es. Il risquait de ne pas les revoir pendant les deux longs mois de l'été mais il espérait qu'il pourrait les retrouver à la rentrée.
Il avait adoré les Prés Verts. Il avait dû s'habituer à toutes les différences mais ce n'était pas si grave. Les classes de quinze élèves étaient géniales et le cadre du lycée aussi : un grand parc autour d'un manoir, que peut-on demander de plus ? Il avait un entourage incroyable : Maxine, Aïko, Maël, Gwendal et un peu Estelle. Il s'était senti vivant.
Et puis le journal. Il en parlait peu mais il s'y sentait comme un poisson dans l'eau. Les longues réunions du mardi, les articles de dernière minute et les débats sans fin. Toute cette ambiance lui donnait l'impression d'avoir trouvé sa place. Lui, le petit gars discret avait réussi à prendre le contrôle de cette vie dont il y a un an jour pour jour, il n'attendait pas grand-chose.
Il fit quelques pas sur le quai et finit par voir ses parents et sa petite sœur qui l'attendait. Il remarqua que son frère n'était pas là mais ne fit pas de commentaires. Jean ne l'avait plus recontacté depuis la fois où ils s'étaient croisés chez leur grand-mère et il se doutait qu'il lui faudrait du temps. Son père lui chuchota à l'oreille :
- Ton frère avait besoin de s'écarter. Il a postulé pour un travail dans le Massif Central et il est parti à Clermont-Ferrand.
- Ah.
Ils savaient tous les deux qu'ils risquaient de ne pas revoir Jean avant un certain moment. Mais ils ne dirent rien car ce n'est pas le bon moment pour penser à tout ça. Alexandre prit la valise de son fils et ils marchèrent côte à côte jusqu'à la maison.
Quand il arriva chez lui, il alla directement dans sa chambre. Il s'assit sur son lit et regarda autour de lui. Rien n'a changé depuis un an. Il avait beau y passer tous ses week-ends, il n'avait pas pris le temps de changer les décorations. Il s'allongea et contempla le plafond. Son cœur semblait être tombé dans sa poitrine. Il soupira. Deux petites larmes coulèrent sur ses joues.
Son frère l'avait abandonné. Encore une fois. Il aurait dû être habitué. Pourtant, il ressentait toujours cette même douleur qui lui broyait le ventre et faisait monté la mélancolie en lui. Tous les souvenirs se mélangaient. Tous les sourires pleuraient.
Il se leva, essuya ses yeux et s'approcha de son violoncelle. Il pinça doucement les cordes, retrouvant les sensations perdues de ses doigts sur l'instrument. Il prit son archet et avec lenteur, traça des courbes dans l'air. Il le posa et commença à jouer. Le son de l'extérieur disparut et il ne resta que le bruit délicat du violoncelle.
Le jeune homme repensa à cette année qui venait de se terminer sans qu'il ne se rende vraiment compte. Aux fous rires dans la tour du château. Aux courses dans les couloirs pour tenter d'arriver à l'heure. Aux livres dévorés dans la bibliothèque. À ces moments où le temps était en suspens. À ces jours tristes et à ceux joyeux.
Un an était passé sans qu'il s'en aperçoive. Théo avait grandi, un peu. Il n'avait pas tant changé que ça physiquement mais il avait pris de l'assurance. Il ne cachait plus derrière ses sweats.
À travers la fenêtre, il entendit sa petite sœur qui l'appelait. Il sourit. Il avait bien le temps d'être nostalgique, maintenant il fallait être heureux.
- Tu viens Toto ?
C'est la seule qui l'appelait comme cela et sans qu'il ne sache pourquoi il fit un grand sourire. Comment pourrait-il être triste alors qu'il avait sa sœur qui sourit ?
- J'arrive !
Il dévala les marches, un sourire accroché aux lèvres. Il piqua un bonbon, prit son ballon et alla rejoindre Jade dans le jardin. Le soleil brillait dans le ciel et les oiseaux chantaient.
***
Aïko ne dit rien. Elle sourit seulement, à s'en faire mal aux yeux. Elle y est. Son pays lui a tellement manqué. Elle respire l'odeur de son enfance. La jeune fille est retournée des années en arrière quand son unique univers était ses petites maisons et le thé de sa grand-mère.
Partout autour d'elle, elle retrouve les délicieuses sonorités de sa langue. Elle est complète enfin. Deux ans qu'elle n'y était pas allée mais elle est de retour.
À travers ses souvenirs, se trace toute sa vie jusqu'à son départ pour un autre continent. Tout est pareil mais en même temps, tout a changé. Les enfants du quartier ont changé, les arbres ont poussé.
Ses petits frères la bousculent avec leur valise et ses grands-parents sortent de leur maison. Elle les salue rapidement et rentre dans le jardin. La table où elle passait des heures à peindre est toujours à la même place et la chaise est une invitation à s'asseoir. Pourtant, la jeune fille s'écarte et s'approche plutôt des fleurs.
- Bonjour ma chérie.
Son grand-père est là. Il a la même présence de force tranquille de son enfance et la dévisage avec ses yeux pétillants. Il n'a pas besoin de parler, il comprend simplement. Il sait à quel point quitter le Japon a été dur pour sa petite-fille. Il la laisse s'approcher. Il s'assoit par terre et elle fait de même.
Tatsushi Yamashita n'avait jamais beaucoup parlé. Il avait toujours eu un voile dans les yeux qui l'empêchait de sourire complétement. Jamais Aïko n'en avait parlé avec lui mais sans qu'elle ne sache pourquoi, elle demanda :
- Que s'est-il passé ?
- La guerre, ma chérie. La guerre qui a détruit tant de vie.
Il n'en dit pas plus mais elle avait l'impression d'en avoir appris beaucoup plus sur lui qu'en seize ans d'existence. Les murmures qu'elle avait surpris entre ses parents semblaient prendre un sens. Elle savait que son grand-père était adopté mais n'avait jamais compris pourquoi. Elle allait poser une question quand il continua :
- Ma mère était à Nagasaki. Je l'ai à peine connu. Et mon père... Il est mort loin de son pays.
Elle ne dit rien. La gorge serrée par l'horreur, elle tomba dans les bras de son grand-père.
- Tout vas bien maintenant, ma chérie.
Quand Aïko rentra dans la maison pour le repas du soir, elle eût l'impression que plus rien ne serait plus pareil. Son monde, qu'elle croyait sûr, venait de prendre une nouvelle dimension. La réalité avait soudainement changé de direction.
La vérité existe-t-elle ? Est-elle la même partout ? Ou n'est-elle qu'une invention pour se rassurer, dans la sombre nuit de la vie ? Peut-on grandir dans une vérité qui n'est pas la bonne ?
Son grand-père avait perdu sa famille dans la plus grande catastrophe de l'humanité et elle n'avait jamais rien su. Quels étaient donc les autres secrets de cette famille qui lui paraissait soudain étrangère ? Elle se rappelait d'autres chuchotements surpris par la petite fille qu'elle était alors. Que cachaient-ils ? Que cachait donc cette famille qu'elle ne comprenait plus ?
Mais lorsque Hugo lui bondit dans les bras, elle ne pensa plus à tout ce qu'il se passait de mauvais dans ce monde étrange. Elle pensait simplement à comment chatouiller le plus possible son petit frère. Shingo arriva lui aussi et les trois frères et sœurs bataillèrent sur le sol.
Aïko aimaient ses petits-frères malgré leur paresse. Ils arrivaient à lui remonter le moral avec leurs multiples bêtises et leur rire contagieux. Mais malgré tout l'amour qu'elle leur portait, elle ne les laisserait pas gagner cette bataille. Elle réussit à s'extirper et courut jusqu'à la cuisine pour pouvoir manger la première pâtisserie. Dans leur famille, le premier gâteau était le meilleur et le plus savoureux et la personne qui le mangeait avait de la chance pour toute la journée.
Mais quand la brune entra dans la cuisine, elle vit son père dévorait consciencieusement un petit gâteau.
- otōsan !
En voyant son air offusqué, il éclata de rire et avala tout rond la suite de son goûter. Même si elle faisait semblant d'être fâchée, elle était heureuse de voir son père rire. Cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas vu aussi détendu.
- Trop tard ! dit-il malicieusement.
– Extrait du Journal –
Cher Victor,
Je sais que ça fait assez longtemps que je ne t'ai pas écrit mais ne te mets pas en colère, car j'ai de très bonnes raisons :
1. C'était la fin de l'année et les profs ont voulu nous faire expérimenter ce qu'est le bac donc on s'est retrouvé avec des tonnes d'évaluations. Quand je dis des tonnes je n'exagère pas : des dissertassions en histoire et en français, deux grosses évaluations bilans en maths, un long devoir maison en physique, une présentation orale en allemand... Crois-moi, je n'avais pas la force d'écrire après ça. J'ai eu une ampoule au doigt à force d'écrire !
2. Il y a eu pleins d'activités qui ont pris du temps : le pique-nique avec tout le lycée, le spectacle d'Estelle... J'ai aussi dû prendre des photos pour illustrer un article de Théo. Il fait partie du journal mais il parle très peu. Dans tous les cas, il est très discret sur sa vie personnelle. Et je m'en veux un peu... Il est toujours là pour moi et pour Aïko et je ne suis même pas capable de lui rendre la pareille. J'essaie au maximum de l'écouter et de le soutenir mais il ne se laisse pas souvent aller aux sentiments.
3. Théo pense que Poline a été forcée de partir en Suisse. Résultat, tous mes ami.es se sont mis à me dire qu'il fallait que je lui écrive. Je l'ai fait. Je n'ai pas eu de réponses mais ça m'a libéré d'un poids. C'était une lettre beaucoup plus calme que les autres. C'était un mail de pardon. J'espère qu'elle la lira et qu'elle me répondra. Mais si elle ne le fait pas... Je ne sais pas trop. Je suppose que je ne tenterai plus rien après ça. Et que j'essaierai de me la sortir de la tête.
4. Bon, je n'ai plus trop d'arguments mais je pense que tu as compris l'idée. J'ai vraiment été submergée ces derniers temps. Enfin, submergée n'est pas vraiment le bon terme. Parce que c'était plutôt bien. On va dire que ma vie a été remplie mais cela ne m'empêchait pas de la contrôler. Je pouvais vraiment dire que j'étais heureuse.
Aujourd'hui, c'est un peu différent. Je suis en vacances et je m'ennuie un peu. Heureusement, mes parents auront bientôt fini de travailler et on va partir en vacances chez les parents de ma mère, dans le Sud. Ensuite, j'irai chez mes grands-parents pendant deux semaines et je reviendrai après à la maison. Avec le TAM, on a prévu de se voir le plus possible. Aïko va partir au Japon et ça fait deux ans qu'elle n'y est pas allée donc je crois qu'elle est vraiment heureuse.
Sinon, tu te souviens de l'histoire dont je t'avais parlé ? Et bien je l'ai terminé. Enfin, j'ai écrit le premier jet. Maintenant il faut que je la réécrive. Estelle a accepté de m'aider et je viens de lui envoyer ce que j'ai écrit pour l'instant. J'espère qu'elle va aimer ! (sinon je risque de pleurer toutes les larmes de mon corps avant de tout recommencer).
Il est temps de nous dire au revoir Victor. J'ai commencé à te parler le jour de la rentrée et je viens d'entamer la dernière page. Je vais aller en acheter un autre avec mon père cet après-midi.
Adieu,
Max
Ce jour où le soleil brillait
- Tu es sûre que tes parents sont d'accord pour que tu viennes Poline ?
- Qu'est-ce qu'on en a à faire de mes parents ? Ce sont des réacs homophobes, je ne vais pas leur demander si je peux aller à la Pride avec ma meilleure amie.
- Sincèrement ? dit Maxine en secouant. Iels vont te défoncer s'iels l'apprennent. Et moi avec.
- Qu'est-ce que tu veux qu'iels me fassent ? Je suis capable de leur tenir tête !
Les deux amies se regardèrent et éclatèrent de rire. La rousse avait assisté à tellement de disputes entre Poline et ses parents, qu'elles avaient fini par en rire. La brune termina lentement le maquillage en effleurant du bout des doigts les lèvres de Maxine. Elles rougirent toutes les deux mais ne se quittèrent pas du regard. Depuis que Poline lui avait annoncé qu'elle était lesbienne, leurs relations avaient changé. Pas beaucoup, d'une manière imperceptible, mais c'était la réalité. Leurs câlins ne signifiaient plus la même chose et leurs regards non plus. Pourtant, elles ne tentaient rien, restant dans cet entre-deux confortable où tout était possible.
La rousse se leva en voyant que la préparation était terminée. Son amie avait réussi à faire de son visage la représentation parfaite de la pansexualité et elle pourrait marcher fièrement dans les rues de la capitale de la Bretagne. La jeune fille avait réussi à convaincre sa mère de les emmener à Rennes, malgré ses réticences. Elle avait finalement accepté mais les adolescentes devaient partir si les forces de l'ordre arrivaient. Les deux amies étaient on ne peut plus heureuses : c'était leur première véritable manifestation, elles qui quittaient rarement leur petit village breton. Poline prit son drapeau en guise de cape et cria :
- C'est l'heure ! Allons conquérir le monde !
- Je suis prête !
Elles sortirent de l'hôtel et commencèrent à marcher pour rejoindre le début de la marche. Elles croisèrent d'autres personnes qui, comme elles, bravaient les hautes températures pour aller clamer leur fierté. La brune déclara soudain :
- Tu sais que mes parents croient que tu as une mauvaise influence sur moi ?
- C'est une blague ?! Tu es dix fois plus excessive que moi.
- C'est vrai mais que veux-tu... Iels n'arriveront jamais à se rendre compte qui je suis.
Sa meilleure amie ne lui laissa pas le temps de continuer et dit en sautillant :
- On est arrivées !
La place était couverte de monde. Il y avait des drapeaux de toutes les couleurs un peu partout et des banderoles commençaient à se déployer. L'air était chargée d'une fierté à faire trembler la haine. Les visages souriaient et les larmes étaient heureuses. Partout, les couples s'embrassaient sous les regards des téléphones. Les cœurs pulsaient au rythme d'une musique que nul.le n'entendait mais que tou.te.s ressentaient. Les deux filles se regardèrent avec le même pétillement dans les yeux. Elles n'avaient pas l'habitude de toute cette foule qui prenait en otage le temps mais qu'importe, elles y étaient et rien n'était plus beau.
Au bout d'une demi-heure, la marche se mit en route et les jeunes filles se mirent à chanter, à crier et à danser. Les slogans résonnaient de part et d'autre des cortèges, ne laissant pas la voix se reposer. Elles se firent plusieurs fois accoster pour la beauté de leur maquillage et elles même complimentèrent des personnes pour leur tenue. L'ambiance était électrique et le bonheur était dans chaque sourire, chaque discussion. Même si elles se sentaient un peu gênées au départ, elles avaient fini par hurler aussi fort que les autres.
- Regarde Max : « Je n'ai pas choisi d'être queer, j'ai eu de la chance » !
- Là-bas, y a mieux : « Si Dieu déteste les gays, pourquoi est-on aussi magnifiques ? ».
- Celui-là est génial aussi : « Être queer, c'est comme les paillettes : ça ne part jamais ».
- Lui est pour toi : « Lesbienne par la naissance, géniale par choix. ».
- Je ne sais pas comment font ces personnes pour être aussi drôles, mais je veux leur secret.
Elles continuèrent à lire les pancartes et à chanter des slogans. Iels faisaient un long tour dans Rennes qui impressionnait les jeunes filles par sa taille. Même si ce n'était pas une très grande ville, elle les stupéfiait. Au bout d'un moment, la manifestation commença à se disperser et les deux filles rentrèrent à l'hôtel. La mère de Maxine les attendait pour aller au cinéma :
- Alors, c'était bien ?
- C'était génial Madame Flamand.
- Je t'ai déjà dit de m'appeler Anne. J'aurai bien voulu vous accompagner mais je n'avais pas vu Nathalie depuis un bon bout de temps. Bon, dit-elle en les poussant vers la sortie, il faut se dépêcher sinon on va être en retard à notre séance.
- On ne se démaquille pas ?
- Vous êtes magnifiques comme ça. Allez, on y va !
Elles finirent de regarder le film une heure et demi plus tard et elles allèrent en suite manger au restaurant.
- C'est vraiment gentil de m'offrir tout ça Madame... Anne, corrigea Poline. Mais mes parents m'ont donné de l'argent pour payer si vous le souhaitez.
- Je ne vais pas te faire payer ma chérie. Tu es la meilleure amie de ma fille ! Tu es pratiquement de la famille au regard du temps que tu passes à la maison.
Maxine les coupa et entra dans une crêperie :
- J'ai tellement faim !
- En même temps, quelle idée de partir en manif sans goûter, se moqua son amie qui avait quant à elle prévu des cookies.
Elles commandèrent des crêpes mais décidèrent d'aller les manger dans un parc. Assises sur l'herbe, à regarder les enfants qui jouaient au ballon, elles dégustèrent leur repas. La mère de Maxine s'était un peu écartée pour les laisser parler et elle lisait un livre de son autrice préférée.
- C'était une des meilleures journées de toute ma vie.
- Dire que demain on va devoir rentrer à la maison, soupira la brune.
- Mais dis-toi que les vacances sont bientôt là et qu'on va pouvoir se voir autant qu'on veut ! Il y aura juste quelques semaines où je serai chez mes grands-parents et toi en Corse mais sinon on pourra se voir.
- C'est vrai. Ça me fait tellement bizarre de me dire que nous sommes bientôt au lycée ! Il y a à peine quatre ans on rentrait au collège et maintenant on passe notre brevet.
Elles avaient bien grandi depuis le jour où elles s'étaient rencontrées. Elles étaient devenues amies, puis meilleures amies. Elles avaient d'autres amies mais entre elles... c'était plus spécial. Il y avait une sorte de magie qui faisait qu'elles ne s'ennuyaient jamais quand elles étaient ensemble. Elles se disputaient quelques fois mais trop rarement pour que cela ternisse leur relation.
- Je me demande ce qu'on va devenir l'année prochaine.
- On verra bien. Mais je suis sûre que notre seconde sera géniale !
Le lendemain soir, elles rentrèrent chez elle. La mère de Maxine les déposa à l'église pour que la rousse raccompagne Poline. Quand les deux jeunes filles arrivèrent devant sa maison, la brune s'arrêta soudainement et regarda son amie droit dans les yeux. Autour d'elles, le monde semblait ne plus tourner. Il ne restait que leurs cœurs qui battaient de plus en plus vite. Leurs joues rougissaient à mesure que leurs visages se rapprochaient. Elles étaient maintenant si proches qu'elles pouvaient sentir le souffle de l'autre. Leurs lèvres finirent par se toucher et elles s'embrassèrent. Leur baiser, bien qu'un peu maladroit, sembla faire relâcher toute la pression accumulait en elles. Mais en même temps, quelque chose semblait bondir en elles. Au bout de quelques instants, elles se séparèrent. Maxine fit un petit sourire et déclara :
- À demain.
Sans qu'elle ne sache pourquoi, Poline rougit encore plus en entendant cette phrase.
Lettre de mon âme perdue
Max,
J'ai tenté un certain nombre de fois de répondre à cette lettre mais je vais arrêter de tergiverser.
Je sais que tu es en colère contre moi. Et tu en as tout à fait le droit. Mais je n'ai pas pu faire autrement. J'ai été la pire amie possible et la pire personne. Je t'ai embrassée puis j'ai disparu de ton existence. Mais je t'en supplie : ne crois pas que je l'ai voulu.
Quand je suis rentrée à la maison après t'avoir embrassée, mes parents m'attendaient. À leur regard furieux, j'ai tout de suite compris qu'iels avaient assisté à toute la scène. Ma mère a hurlé puis m'a crié dessus. Elle a dit les pires choses sur toi. J'ai essayai de me défendre, de te défendre mais je n'ai pas pu. Pour la première fois de ma vie, mon père m'a frappé. Même s'il l'a regretté par la suite, je ne suis pas sûre qu'il ne recommencerait pas. À la fin de cette demi-heure d'engueulades, iels m'ont laissé le choix : soit je partais dans un internat en Suisse où iels voulaient me mettre depuis la quatrième, soit dans une école « pour corriger ta perversion ».
J'ai tout essayé. Je te le promets. J'ai tenu quelques jours sans rien leur dire, mais chaque soir c'était la même chose : les cris, les pleurs. Et un soir, ça a été les menaces. Mon père m'a bien fait comprendre que soit je te quittai pour une école soit je quittai à jamais le domicile. Je ne sais pas si j'ai accepté pour cette raison ou si de toute façon c'était déjà trop tard, mais en tout cas j'ai choisi la Suisse. Je ne suis pas quelqu'un de courageux Maxine. Je suis une lâche qui est partie sans un mot. Le dernier jour, j'aurai aimé te le dire. Mais je ne pouvais pas te regarder dans les yeux sans que le reflet de ma lâcheté et de ma douleur m'apparaisse. Alors, j'ai voulu t'écrire un SMS, pour te prévenir. Le soir de mon départ, au moment où j'allais le faire, ma mère est arrivée et a sorti la carte SIM pour la casser. Elle m'a forcé à te bloquer sur les réseaux sociaux pour que tu ne puisses plus te contacter.
Plus tard, j'ai voulu essayer de t'écrire. Mais je ne connaissais pas ton numéro par cœur et iels avaient supprimé mon compte Instagram. Mes parents m'ont détruite. Iels ont fracassé mon âme, encore et toujours pour qu'il n'en reste plus que des miettes. Alors te contacter et recevoir une nouvelle déception me terrorisait.
Je suis désolée Maxine. Si tu savais combien je suis désolée ! Désolée d'être partie comme ça sans rien te dire ! Désolée de ne pas avoir repris contact avec toi. Désolée d'être une lâche. J'implore ton pardon. Je me suis reconstruite mais je ne pourrai jamais être complète si tu n'es pas là.
Je t'aime toujours. Et peut-être plus encore qu'avant. Je t'ai perdue Maxine mais j'aimerai tellement te retrouver. Te serrer dans mes bras. Je sais que mon départ t'a blessée mais il m'a détruite aussi. Mais ne doute jamais que je t'aime. Je t'aime depuis si longtemps... Je n'ai pas de date exacte, j'ai simplement des souvenirs. Le jour où on est allé manger une glace en plein mois de février, je t'aimai déjà. La fois où tu as passé toute une soirée à faire des câlins à mon chat aussi. Il est avec moi, si tu veux tout savoir. Je t'aime et la distance n'a pas anéanti ce sentiment.
Même si tu ne pardonnes pas ma lâcheté, pourrais-tu la comprendre ? Et l'accepter ? Pourrais-t-on, un jour, construire quelque chose ensemble ?
Peut-on se revoir ?
Je t'aime et je t'aimerai aussi longtemps que nos cœurs battront à l'unisson.
Polie
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