A M O U R, N U M E R O D E C H A R M E
Après toutes ces années, Isolde ignorait encore si véritablement avoir un cœur pouvait être bon. Elle ignorait tout autant s'il pouvait encore fonctionner, une fois fragmenté avec autant de violence que le sien. Pourtant, c'était la seule explication possible à cette incapacité viscérale à tomber amoureuse.
Malheureusement ou pas.
Ou peut-être que ce n'était ni l'un ni l'autre, simplement un fait déposé là comme un énième grain de sable sur l'océan. Elle avait sincèrement essayé, plusieurs fois dans sa vie, mais chaque fois elle ne ressentait en elle que l'amour profond d'amis chers. En vérité, même cet amour platonique lui paraissait parfois bien inconnu. Elle n'était pas certaine d'avoir aimé ses parents, ou même de les avoir vraiment connus, et jamais un ami ne s'était attardé dans sa vie suffisamment longtemps pour qu'elle lui prête ce nom.
Une fois l'orage passé, elle devrait y repenser.
Rêve sauvage, un peu dépareillé.
Non, Isolde n'avait jamais aimé. Alors d'où venait cette vague qui avait tout détruit sur son passage, et quand la marée était-elle montée ? Non, Isolde n'avait jamais aimé. En-tout-cas pas suffisamment pour avoir le cœur brisé. Peut-être alors était-ce qu'il ne s'était jamais vraiment construit ?
Une fois l'orage passé et les promesses revenues la narguer, elle devrait des excuses à Rama. Elle lui devait sûrement le monde aussi pour avoir été là sans rien attendre d'autre qu'un peu d'amour. Sans rien attendre d'autre que la seule chose qu'elle ne pouvait lui donner, ni à lui ni à personne. Il lui semblait qu'elle lui mentait, au fond.
Mentir était sans doute mal, dans l'esprit binaire de la plupart des gens. Rama avait conscience, et depuis longtemps, que le mensonge le sauverait des pires naufrages, des plus grandes vagues.
Et pourtant, il croyait en l'amour, l'amour véritable. Celui non seulement avec le cœur, mais aussi avec les tripes. Il croyait aux papillons, mais aussi aux frelons. Il avait eu conscience, dès qu'il avait rencontré Isolde, qu'elle était un papillon coincé dans le corps d'un frelon.
Rêve en prison, trop bien habillé.
Ou peut-être était-ce simplement qu'elle avait préféré s'enfermer sous ses rayures jaunes et noires pour ne pas voir la moindre parcelle d'espoir. Non, Rama ne croyait pas à cet argument, celui d'Isolde. Il ne croyait pas à l'aromantisme, cette prétendue incapacité à aimer, aimer d'amour. Aimer de joie et de désespoir.
Dans le fond, il pensait que ne pas aimer finissait toujours par la conclusion qu'on ne respirait pas. Comment respirer quand le seul véritable oxygène n'existait pas ? Alors que l'O₂ ne devenait plus qu'une grande goulée d'eau qui exigeait des branchies pour être utilisée.
Encore de l'eau, encore des vagues, fragments de perdition dans le monde coloré dans lequel vivait Rama. Et alors qu'il ne pensait plus qu'à elle, plus qu'à Isolde, il se rappela à quel point cette autre, disparue, lui manquait.
Comme chaque jour depuis près de dix ans, il se rappela à quel point Kali lui manquait.
Histoire triste, destin plutôt banal, il avait semblé bien choquant, pourtant, que Kali soit atteinte d'un cancer en phase terminale. Elle l'avait caché, ils le savaient maintenant.
Alors qu'elle était la, et peut-être la seule, véritable amie d'Isolde, il semblait particulièrement injuste qu'elle ait été arrachée par la mort. Mais celle-ci n'avait fait que rire, et avait haussé les épaules avant de lui dire :
« Rama, Isolde et Kali ne seront jamais ensemble, tu sais. Moi, qui était dès la naissance et par un simple prénom, condamnée à ne vivre que de sentiments maudits, toi qui as le nom de celui qui par excellence s'est battu jusqu'à bout au nom de l'amour, nous étonnons nous de perdre celle qui porte en étendard l'identité de la mort en personne ? Rama a affronté l'épreuve ultime et s'est fragmenté pour de bon, Isolde a perdu pour la dernière fois, balayée par la plus grande de ses vagues et Kali a rejoint ses origines et sa toute fin. Et rien, absolument rien dans cela ne mérite de larmes. »
Mais Kali, du haut de ses étoiles et la gorge nouée ne pouvait que hurler, jeter vers la terre et vers Rama le rappelle que si elle était la déesse de la mort, elle pouvait également être celle de la renaissance. Que pour lui, et pour eux, elle le serait sûrement.
En somme, il n'y avait, dans les mots d'Isolde, qu'une vérité factuelle, un fatalisme rampant qui matait toute source d'espoir ou d'amour, de vérité ou de pardon. En somme, il n'y avait dans les pensées de Rama qu'un enchevêtrement de questionnements jamais entendus, plein d'espoir et d'amour, de vérité et de pardon. Et enfin, et en somme de tout, il n'y avait dans les dernières fleurs posées sur le tombeau de pierre de Kali où était marqué « Pyaar ek din ham par muskuraega », qu'un peu d'espoir pour l'avenir, d'amour pour le passé, de vérité pour le présent. Et surtout, plus que tout, de pardon pour faire un tout.
***
Pour aller plus loin :
Isolde, amoureuse de Tristan par la force d'un philtre d'amour, mais promise à un autre par la force du mariage arrangé, est ici la représentation des sentiments qui ne naissent que contraints et forcés.L'histoire de Rama est racontée principalement dans le Rāmāyana, une épopée composée par le sage Valmiki vers le 5e siècle av. J.-C. Il est ici la représentation de la lutte effrénée pour le triomphe de l'amour, de la droiture d'esprit et de la morale.Kali est, dans l'hindouisme, la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. C'est une forme terrifiante de Parvati, représentant le pouvoir destructeur du temps. Elle est ici la représentation de la destruction mésinterprétée, dans sa bienveillance.
1. Chaque première lettre de paragraphe est une lettre du titre, qui peut ainsi être reconstitué dans son ensemble.
2. La phrase sur la tombe de Kali signifie « L'amour nous sourira un jour ». Cependant ce n'est pas de l'hindou certifié, et si quelqu'un parle hindou MAIS JE LE SUPPLIE DE M'AIDER.
***
Au départ le texte était pour un concours. Voici donc les contraintes :
— Utiliser le mot « vague » ou dans la même famille
— Utiliser le mot « fragment » ou dans la même famille
— Placer un titre de chanson ou un mot dans une autre langue.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top