☠ Chapitre 36 ☠
C'est la première fois en plus de deux mois que c'est la sonnerie de mon réveil qui me tire de mon sommeil. Je suis épuisée. Je tape sur le gros buzzer rouge avant de râler et de me rendormir. Et il sonne à nouveau dix minutes plus tard, me sortant définitivement de mes cauchemars. J'attrape un élastique sur ma table de nuit et m'attache rapidement les cheveux avant d'aller me laver le visage et les dents dans la salle de bain. Je n'ai pas faim aujourd'hui, pas du tout. J'ai cette boule au ventre qui remplace mon appétit, comme avant. Je descends malgré tout au rez-de-chaussé pour aller à la rencontre de ma petite famille. Tout le monde est présent autour de la grande table de la salle à manger.
- Alors, café ou thé ce matin ? m'interroge Erwan et tapotant la place vide à côté de lui.
- Je n'ai pas faim, je dis tout bas en m'asseyant à côté de mon frère.
- Comment ça tu n'as pas faim ? rétorque brutalement ma mère. Tu recommences comme au début de...
Mais elle ne finit pas sa phrase face aux deux regards noirs de mes deux frères chéris.
- Je suis déjà assez stressée comme ça, pas besoin d'en rajouter, je réponds en levant les yeux au ciel.
- Mais en quoi manger va te...
Cette fois mon père se met aussi à la regarder de travers et ça achève de la faire taire une bonne fois pour toute. Erwan se penche alors vers moi pendant que Matthew embête Lylou et que mes parents discutent :
- Alors ? Comme ça tu es stressée ? Je comprends que revenir au lycée après tout ce qui s'est passé ne soit pas facile, voire quasiment impossible. Et pourtant tu le fais, et je trouve ça magnifique.
Jusque là, je ne le regardais pas, mais sa dernière phrase me touche tellement que je ne peux m'empêcher de tourner la tête vers son visage angélique et sage. Erwan est le plus posé et le plus sage de la famille, tout le monde le sait. Alors, lorsqu'il parle, on ne peut s'empêcher d'être absorbé par ses belles paroles.
- En tout cas, le seul conseil que je peux te donner c'est d'être toujours toi-même. N'essaie pas de te dénaturer pour plaire aux autres, ou pour leur montrer une bonne image de toi, pour « leur faire plaisir », mime-t-il avec de faux guillemets. Fais toujours comme tu le sens, toi. Et rappelle-toi surtout que tu ne te retrouveras jamais seule. Je suis là. Nous sommes là. Tu as toute une famille prête à te suivre jusqu'au bout du monde, alors n'abandonne jamais. Jamais, tu m'entends ?
J'ai envie de pleurer. À cet instant précis, après ses paroles, ma boule au ventre grossie et j'ai la tête qui tourne. Les larmes ne vont pas tarder à venir. J'ai un mal-être que je crois à chaque fois parti mais qui revient, tel un vieil ennemi disparu. Alors je décide de quitter la table en claquant un bisou sur la joue de mon frère pour le remercier. Il comprend que je n'ai plus les mots, ou que je n'ai plus la force de parler.
- Quand est-ce que ça s'arrêtera ? je soupire en pleurant sous la douche, pour éviter qu'on ne m'entende.
« Lorsque Nathan reviendra à la vie », murmure cette petite voix dans ma tête.
C'est vrai. Il n'y a que lui, de son vivant, qui peut me sortir de ce marasme macabre qui m'enfonce un peu plus chaque jour. J'ai beau paraître m'en sortir, et il y a même des jours où moi-même je m'en persuade, j'ai ces rechutes permanentes qui me ramènent à la dure réalité et aux attentats auxquels j'ai survécu. Comment est-ce possible ? Pourquoi moi ? J'ai fait une chute d'une dizaine de mètres dans une rivière, un grand couteau planté dans l'abdomen, j'ai agonisé. Comment ai-je pu m'en sortir après tout ça ?
« Tu as un Ange gardien, quelque part, qui veille sur toi », me susurre mon inconscient.
Je n'y crois pas une seule seconde. Pourtant, l'idée me plaît. Et si je sautais d'un immeuble, survivrai-je ? Vais-je surtout essayer ? Non.
- Bref.
Mes pensées divaguant un peu trop, je décide de nettoyer mon corps, mes cheveux et de sortir de la douche pour m'habiller. J'opte pour un pull, un pantalon noir et des baskets. Je sèche ensuite mes longs cheveux blonds et après vingt minutes à les abîmer à coup de chaleur, je suis enfin prête. Je prends mon sac à main avec, à l'intérieur, de nouveaux cahiers. Je ne supportais pas l'idée de prendre les anciens que j'ai utilisé il y a quelques mois. Tous les petits mots laissés à l'intérieur par mes amis, les petits dessins en coin de feuilles ainsi que leurs signatures me rappellent beaucoup trop de choses. Je ne suis pas prête à revoir cela. Alors maman m'a rachetée des cahiers pour chaque matière que j'aurai pour cette fin d'année.
Je soupire bruyamment et redescends pour la seconde fois ce matin. J'enfile mon grand manteau d'hiver et m'en vais dans le grand froid. Je rejoins Margaux à l'arrêt de bus, toujours cigarette à la main. Je partage sa douleur, je n'ai pas le courage de lui lancer un regard noir. On a perdu autant d'amis toutes les deux le jour des attentats. Nous étions tous de la même bande.
- Quoi de neuf dans ta misérable vie ? me demande-t-elle en levant les yeux au ciel de son ton sarcastique habituel.
Je vois dans ses yeux à quel point elle est au fond du gouffre. Et dire que c'est moi qui doit la remonter avec pour seule aide mais bras endolori par mes démons. On ne va pas s'en sortir de cette manière, je le sais.
- Et bien, je vais revenir dans un lycée où je n'ai pas été depuis plusieurs mois parce que j'ai survécu à des attentats, tu te rappelles ? Puis je vais devoir suivre des cours pour passer un examen à la fin de l'année. Examen que je vais essayer d'obtenir en la mémoire de tout ceux qui sont décédés. Oui, voilà, c'est pour Sarah, Dylan, Garance et tout ceux qu'on a perdu ce soir-là que je retourne au lycée. Sinon, je serai bien resté chez moi à regarder des télé-réalité jusqu'à devenir aussi débile que les participants.
Je vois le bus arriver au loin et je décide de lui dire ouvertement ce qui me paraît le plus juste, le plus censé. Je pose ma main sur l'épaule de mon amie en la regardant profondément dans les yeux.
- On se doit de tout réussir en leurs noms. On leur doit bien ça, n'est-ce pas ? Ils auraient tous eu leur examen. Toutes les deux, on doit l'obtenir pour eux, pour leur fierté. On ne peut pas les décevoir. Pas cette fois-ci. Tu comprends ?
Elle hoche doucement la tête avant d'embrasser ma joue, d'éteindre sa cigarette et de monter dans le bus.
Notre arrivée au lycée est loin de passer inaperçue. À peine franchissons nous les portes que tous les regards se tournent vers nous. Je deviens très vite mal à l'aise face à tous ces esprits qui doivent se dire exactement la même chose : « La pauvre, comment fait-elle pour revenir au lycée après tout ce qui s'est passé ? ». Et ça me donne la nausée. Ces adolescents ne comprennent pas encore qu'il faut sans cesse aller de l'avant si l'on ne veut pas se faire bouffer toute crue par la vie. Essayer de faire sourire ceux qui souffrent au lieu de pleurer avec eux. C'est la règle numéro une. Même si parfois j'ai du mal à aller de l'avant, penser au futur et surtout au moment présent fait un bien fou. Toujours penser au positif ; il faut essayer du mieux que nous pouvons de profiter de l'instant présent. Carpe diem, comme me disait ma professeure de français.
- Allison, Margaux, je suis heureux de vous voir ici, s'exclame Luc, le proviseur, en venant à notre rencontre. Surtout toi, Allison, puisque Margaux est resté fidèle à notre lycée.
En effet, Margaux était revenue dans l'établissement une semaine après les attentats. Un courage que je lui envie considérablement. Même si elle ne l'avait pas vécue, cette tuerie a tué la plupart de ses amis proches. Dans cette situation, je n'aurai jamais été capable de revenir aussi tôt.
- Nous allons directement nous rendre à notre premier cours, je dis gentiment au proviseur pour lui faire savoir que je n'ai pas spécialement envie de parler.
- Je comprends, Allison. Je vous souhaite une bonne journée. Si tu as besoin de quelque chose, je suis là.
- Merci, je dis dans un murmure presque inaudible.
Nous nous hâtons de quitter le proviseur et nous avançons dans la cour qui me paraît étrangère, à présent. Très différente de l'image que j'avais d'elle. Puis, je me rends compte que la cour en elle-même n'a pas changé, ce qui est normal, en soi. Ce sont les gens qui s'y trouvent qui ont changés. En effet, en me voyant, l'expression faciale des élèves changent. Ils ont tous l'air triste, morose, pour me soutenir, je suppose. Mais ils ne comprennent pas que c'est de cette manière qu'ils me font le plus de mal, en me rappelant la tragédie à laquelle j'ai assisté, le drame de ma vie.
- Le lycée, ça craint, soupire Margaux en balançant son sac contre la porte de la salle de classe.
- Ce sont les gens du lycée qui craignent, les bâtiments, eux n'ont rien fait.
Elle me lance un regard de biais avant de m'interroger avec un semblant de sourire :
- Depuis quand est-ce que tu fais de l'humour, Allison ?
- Depuis toujours, tu devrais le savoir.
- Ah non ! Je n'avais jamais remarqué désolée, c'est que ton talent devait être tellement caché, que je ne l'ai jamais vu.
Et cette débile arrive à me soutirer un sourire. Mais je lève quand même les yeux au ciel en m'asseyant par terre, contre le mur.
- Je peux te poser une question ? je demande doucement à mon amie en l'invitant à venir s'asseoir à côté de moi.
- Oui, je t'écoute.
Elle balance son propre corps contre le sol dans un bruit sourd. Elle m'épuise.
- Tu penses que tu vas revivre un drame comme celui qu'on a vécu ?
- J'aimerais te dire non. Mais après le divorce de mes parents, le décès de mon grand frère qui m'a définitivement laissée enfant unique et les attentats, je m'attends encore à ce qu'on me punisse de quelque chose que je n'ai pas mérité.
Elle balance sa tête en arrière en se frottant les yeux, elle est sur le point de craquer. J'ouvre mes lèvres pour lui exprimer ma compassion et pour lui dire de ne pas aller plus loin si cela la blesse ; mais avant que je ne fasse quoique ce soit, elle continue sur sa lancée.
- Tu sais, je me demande bien ce que j'ai pu faire dans ma misérable vie pour mériter tout cela. Ou peut-être que c'était dans une autre vie, je ne sais pas ? Mais quelqu'un a un sacré problème avec moi et ça me rend dingue. Parce que je suis humaine, tu vois, Allison. Je ressens les choses aussi, je pleure, je peux être brisé ; alors pourquoi s'acharne-t-on sur mon sort ?
Elle laisse couler quelques larmes discrètes. Elle revit à nouveau les trois drames de sa vie.
- Je sais que la mort va encore revenir dans ma vie parce que personne n'est éternel. Mes parents vont mourir un jour, mes amis, ma famille. On va tous finir six pieds sous terre, qu'on soit riche, pauvre, intelligent ou le plus gros des cons. Ouais, c'est ça, et on va tous mourir. Et je ne veux pas voir mes proches mourir. C'est pour ça que je voulais mourir, à une époque, pour ne pas voir les gens décéder les uns après les autres.
- Si je perdais ma grand-mère, je ne sais pas si je m'en remettrai..., je lâche en imaginant ce que cela pourrait provoquer chez moi.
Et mon cœur se serre instantanément. Elle est l'un des piliers de ma vie, si je la perdais, j'ignore ce que je deviendrai.
- Et toi, Allison, tu penses revivre un drame comme les attentats ? lance Margaux, interrompant le fil de mes pensées.
- En ces deux mois depuis les attentats à jongler entre la maison et l'hôpital, j'ai eu le temps de réfléchir à la mort dans la vie. Ça fait plutôt contradictoire dit comme ça, mais d'une certaine manière, la vie est notre tombeau vers la mort. On naît en sachant que l'on va mourir, c'est inévitable.
Je fais une petite pause pour trier mes idées afin d'exprimer de la meilleure des façons le message que j'ai en tête pour mon amie. Je jette un regard à ma montre, il nous reste dix minutes avant le début des cours.
- J'ai réfléchi longuement à la question et j'en suis venue à la conclusion qu'il fallait l'accepter et essayer du mieux que l'on peut de passer à autre chose.
- Tu veux dire, de les oublier ?
- Non, non, pas de les oublier. Seulement de vivre avec l'absence, les souvenirs et la douleur.
Margaux tourne rapidement la tête vers moi, le regard sombre et le visage neutre. Elle a le teint blafard et me perturbe. Elle me ferait presque peur.
- On ne peut pas vivre avec la douleur, Allison. La vie c'est du bonheur, de la joie, des sourires. C'est même réputé pour cela. Ce n'est pas de la tristesse, des larmes et des sanglots.
- Et pourquoi pas ? Depuis quand est-ce que tu te fies à ce que pense la masse ? À partir de quand est-ce que tu as commencé à te retrouver dans la réputation et l'avis de la majorité ?
Je lui montre du doigt son pantalon hippie orange à rayure jaune et son pull blanc.
- Rien que ta façon de t'habiller montre que tu t'en fiches royalement de l'avis d'autrui. Alors pourquoi ce n'est pas la même chose pour ta vie ?
Je ferme les yeux quelques secondes pour lui faire rendre compte de l'erreur qu'elle commet en fermant les yeux à la vie et au monde qui l'entoure.
- On parle de la vie en général mais au final, chacun doit se préoccuper de sa propre vie. Et c'est ce que tu dois faire, Margaux. Je suis ton amie, je ne te laisserai jamais dans la merde, mais essaie simplement de comprendre que te renfermer sur toi-même ne t'apportera rien de positif.
- Mais je...
- Non, laisse moi finir. Tu dois profiter des proches qu'il te reste avant de regretter de ne pas avoir assez profité d'eux par le passé. On va tous mourir tu comprends ! Alors maintenant, tu vas te bouger les fesses et aller de l'avant parce que tes meilleurs amis, là-haut, je m'exclame en pointant mon index vers le haut, ils t'observent et ne doivent pas être contents du tout de ta façon de te comporter. Est-ce que tu les aurais autant déçus s'ils étaient encore en vie ? Pose-toi la question. Vraiment. La vie est trop courte, beaucoup trop courte.
Pendant mon monologue, je ne pouvais plus tenir en place alors je m'étais levée. Je suis à présent face à mon amie, beaucoup plus haute qu'elle. Mais elle me regarde complètement sidérée. Comme si j'étais folle. J'aimerais juste ne pas avoir fait tout mon discours pour des prunes.
- Qu'est-ce que tu as ? je demande à Margaux sur la défensive.
- Tu me sidères. Vraiment. Je te trouve complètement tarée mais tellement impressionnante.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
Elle lève les yeux en ciel en souriant, ça me fait plaisir de revoir ses dents blanches.
- Tu es celle de nous deux qui a le plus souffert et tu es celle qui donne les conseils les plus sages du monde ; des conseils que j'ai rarement entendu.
- La souffrance ne se compare pas. Comme je te l'ai dit, j'apprends juste à vivre avec. Nathan, par exemple, j'essaie juste de ne pas y penser. Je me dois d'être forte pour mon entourage et pour lui quand il reviendra à la vie.
La sonnerie retentit et je vois les élèves arriver. Alors, avant que toute la classe n'arrive, je me mets accroupie face à mon amie et lui dit doucement, avec un petit sourire.
- La vie vaut d'être vécu. La plupart des gens meurent sans avoir profiter de toute leur vie, pleinement. Je ne veux pas que nous fassions parties de ces gens-là, Margaux.
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