XVIII. Le point de non-retour

Je me suis réveillée ce matin avec la vision de Nadine M. dans la tête. Pourquoi elle ? Pourquoi mon cerveau, de tout ce que j'ai vécu ces derniers jours, de Amy, Pat, les Beatniks, Lupita et même Antoine, n'a voulu sélectionner que Nadine M ? Pourquoi a-t-il associé la chaleur dans la tente et le ressac de la mer à l'austérité d'un appartement aux murs glaciaux et le tintamarre des véhicules en tout genre, des éboueurs aux diesels des voisins qui chauffent, en passant par les sirènes des pompiers ? Est-ce pour purger ces lieux de mes pensées et laisser de la place à des paysages futurs ? Est-ce pour me rappeler mes échecs ? Est-ce une allégorie dont la signification m'échappe complètement ? Cher lecteur, si tu es psychiatre ou rêvologue, je veux bien que tu m'expliques ce que vient faire cette femme dans ma tente surchauffée au milieu de mon paradis de cactus.

Nadine M. donc, dans son petit F2 parisien, 35 m² en comptant le placard, la cuisine qu'on atteint avec l'aide d'un chausse-pied, ou plutôt en se tortillant dans le couloir encombré par le frigo. Nadine super fière de son parquet antique dans le salon, qu'elle exhibe à tous ses invités sans mentionner que les voisins du dessus ont exactement le même parquet vieillot et bientôt vermoulu et qu'elle peut suivre à la trace auditive les allées, venues, courses, sauts, circuits automobiles et jeux de billes des leurs deux chenapans qui vont encore y sévir pendant plus de 10 ans, à moins que ces petits monstres ne se décident (ô miracle) à fuguer.

Nadine M. donc au réveil, traînant ses pantoufles en moumoute rose sur son parquet antique ciré, devant des fenêtres théoriquement double vitrage qui affichent une grisaille hivernale. Il est dix heures ce samedi matin et elle soupire en pensant à ces deux interminables journées qui s'annoncent. Elle pourrait se plonger dans un bon bouquin, mais la lecture, ça lui rappelle trop le boulot, surtout que c'est de pire en pire ces auteurs, ils ne respectent plus rien. Des phrases sans verbe, des phrases trop longues, des négations sans « ne », des auteurs qui interpellent le lecteur et surtout des histoires trop gnangnan, trop joyeuses, trop romantiques, trop fleur bleue, trop béates, trop improbables, pas du tout le reflet de la vie. Mais où vont-ils chercher tout ça ?

Ben ma chère Nadine M., que dis-je ma très chère Nadine M. ; ici. Ici, ils vont le chercher le soleil, la joie, la romance, le frisson. Ouvre les yeux, sors de ton trou et regarde cette immensité. Regarde ce bleu intense au-dessus de ma tête, pas un nuage, même pas un mini voile, rien, nada. Je ne sais même pas si le mot grisaille fait partie du vocabulaire ici. A quoi ça servirait ?

Et regarde devant moi : à gauche le vert clair, mélange de jaune et de marron, kaki presque mais plus joli que kaki, regarde ces motifs, ces verticales des cactus qui pourtant s'arrondissent, ces obliques des buissons et observe ces textures : ça pique mais ça semble si duveteux. Et regarde bien, sur le gros cactus au milieu, la touche blanche, oui tu ne rêves pas, une fleur vient de s'ouvrir dans la nuit, une fleur toute belle, toute lisse, toute légère, ça t'en bouche un coin ma petite Nadine, même les cactus fleurissent, même des piquants peut sortir la beauté. Et au loin, au fond, derrière ces sentinelles kaki, regarde cette montagne qui se découpe, elle est marron mais elle semble bleue, avec un petit voile blanc, comme si le ciel empli de tellement de bleu intense déteignait dessus.

Maintenant tourne la tête à droite, elle n'est pas magnifique cette mer ? Tout ce bleu aux senteurs d'algues, de plein air, d'immensité, de possible. Prends-en plein les poumons, ma très chère Nadine M., respire l'iode. Respire tout court. Respire.

Et là devant, à tes pieds, le sable blanc, ou plutôt légèrement rosé, encore frais de la nuit mais d'où remonte une petite odeur de chaleur minérale.

Il est pas beau ce monde ? Elle est pas belle la vie ? On n'est pas mieux ici que dans ton petit F2 riquiqui ?

Dis Nadine M., si tu ensoleillais ta vie, tu oserais encore écrire ces vacheries aux écrivains anonymes qui humblement te confient le fruit de leur travail, que dis-je, de leurs tripailles ?

L'image de Nadine M. en guise de réveil donc.

Lupita et Jean sont partis depuis un moment et je me délecte toujours autant de ma vie sur cette plage mexicaine, à ne rien faire qu'à vivre.

Je m'en délecte d'autant plus que je sais que je pars prochainement. J'ai beau me convaincre que je reviendrai, quelque chose au fond de moi me dit le contraire. Ou pire, que je ne les reverrai plus, eux.

Car enfin, comment joindre Amy et Pat ? Pas de compte facebook, twitter, whatsapp, skype, pire : pas de téléphone ni d'ordinateur, aucune adresse fixe où leur écrire avec une bonne vieille lettre papier.

Aucune connexion possible à part la télépathie et vu que cette compétence ne figurait pas au catalogue des formations professionnelles, c'est mort.

- On restera ici encore un moment, mais après, on va sûrement bouger, m'a dit Pat.

- Où ?

- Où le vent nous guidera.

- Mais au nord ou au sud ?

- Pourquoi pas à l'est. Ou l'ouest. Prendre un cargo pour l'Australie, je ne connais pas l'Australie. Tu connais, toi ?

- Ben non, je m'exaspère !

- Il paraît que c'est magnifique. Amy voudrait aller en Patagonie, elle rêve de tempête de neige au bord de mer. Ou l'Alaska. Tu te rends compte, nous ne sommes jamais allés en Alaska ! Notre propre pays !

Bref, le jour où je recroise ces deux là par hasard, j'ai intérêt à jouer au loto. Mais statistiquement, je crois que j'ai plus de chance de finir écrasée par un tracteur sur une piste cyclable alors que je fais du patin à roulettes à assistance électrique.

J'appréhende donc le départ, ce moment où il va falloir quitter des yeux mes chaussures et le sol de l'aéroport, pour les regarder une dernière fois, imprégner ma rétine et mon cerveau de leur visage, de leurs expressions, de leurs sourires. Je sais que je ne vais pas tenir longtemps, que je vais fondre en larme. Et Pat fait le gros dur, mais je suis prête à parier qu'il ne sera pas plus vaillant que moi. Seule Amy est imprévisible.

Amy, mon amie.

Ma première et véritable amie.

Qui n'existe pour moi que sur cette plage. Je ne sais rien d'elle avant, je ne saurai rien après. Comme figée dans l'espace-temps.

Mais peu importe finalement qu'elle ait eu un passé de top-modèle, médecin humanitaire ou même serial killer. Est-ce que mon passé de cuisiniste apporte quelque chose ? Change quelque chose ? Embellit les choses ?

Je suis là devant la mer, les cactus en toile de fond et la chaleur de la terre sous mes pieds nus.

Je m'apprête à faire un truc illégal et je stresse pour des adieux à deux vieux babacool. Je suis dans un paradis et je rêve d'une peau de vache. Est-ce que ça tourne encore bien rond dans ma tête ?

Est-ce que ce n'est pas finalement le moment de lever les voiles, comme aurait dit Jean ? D'aller voir un peu plus loin si le monde est aussi beau qu'on le dit ? De partir avant de s'encroûter ici aussi ? De les laisser enfin respirer, seuls, sans cette fille aux allures de Sécotine qu'ils n'ont pas demandé à adopter ?

J'ai l'impression que ça monte en moi. Cette évidence que je dois partir, que j'en ai besoin, que j'en ai même envie.

De toutes façons, on a déjà pris les billets d'avion et rempli les formalités douanières.

Ma seule chance de les revoir, c'est de taguer leur bus avec mon adresse e-mail et mon numéro de téléphone. S'ils n'appellent pas un jour, un de leur voisin de plage déserte le fera par curiosité. Et je ne les aurai pas tout à fait perdus.

Ils se fournissent où les tagueurs dans le coin ?

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