XV. Le (bon) plan
J'ai un peu mal à la tête ce matin. Je crois que je suis encore sous les effluves de notre apéro qu'Amy a baptisé « Apéro de la liberté » pour célébrer ma rupture définitive avec Antoine et mon ancienne vie.
Et le vin, que Jean a sorti pour le repas d'hier soir, n'a pas aidé.
Alors je cuve en regardant la mer : si elle aide à trouver les bonnes décisions, pourquoi n'aiderait-elle pas à cuver ?
Le ressac, le gazouillis d'un oiseau, le bois flotté contre lequel je me suis affalé, toute cette beauté bleue autour de moi.
Au lieu de ressasser mes exploits, mon héroïsme et ma nouvelle philosophie de vie, je pense à Lupita. Je ne pense qu'à Lupita en ce moment. Pourquoi Lupita n'aurait-elle pas le droit à sa liberté aussi ?
J'inspire très fort pour remplacer tout l'alcool de mon corps par cet air frais iodé.
Respirer. Il n'y a que ça de vrai dans la vie.
J'inspire de nouveau et avant d'expirer, j'observe une pensée. Flottait-elle dans l'air avant que je ne l'inspire? Venait-elle du voilier ancré dans la baie ?
Je la regarde. Bercée par le ressac, le dos bien calé contre le bois flotté, je prends le temps de l'observer, comme Pat me l'a conseillé.
Tellement concentrée que je n'ai pas vu Amy arriver de sa promenade matinale en kayak. Le sourire lumineux, elle s'avance vers moi. Juste le temps de mettre de l'ordre dans cette pensée.
- Hello sweety !
Toujours un mot gentil.
- Bonjour Amy, tu es rayonnante, comme toujours.
- Merci. OK pour toi ? Tu sembles avoir des soucis ?
Ca se voit tant que ça ? Je suis un livre ouvert où se lisent toutes mes émotions ?
- Je pensais à quelque chose. Par rapport à Lupita.
Elle ne relance pas, faut que j'y aille. Je suis sûre de moi ?
- Je pourrais lui donner mon passeport, maintenant que j'ai remis la main dessus.
- Oh sweety !
- Tu sais, je n'en ai plus trop besoin. Vu que j'ai laissé partir Antoine ...
- Et si tu veux partir d'ici ?
- Je pourrais dire que je l'ai perdu et le refaire. J'attendrai juste un peu, le temps qu'elle récupère ses enfants et qu'elle se trouve un coin tranquille, en sécurité et où elle n'est pas pourchassée. Au Canada par exemple.
- Au Canada, avec ton passeport ? Bon, c'est sûr, le Canada, c'est moins mauvais que les States pour les clandestinos, mais il y a deux frontières pour aller là-bas. Et Lupita est différente de la photo du passeport. Pas la même couleur de cheveux. Et je ne sais pas comment faire un faux passeport. Et elle ne parle pas français je crois.
C'est la première fois que j'entends du doute et du négatif dans la bouche d'Amy, elle si sûre de tout, si à l'aise avec la vie.
- Tu trouves que c'est idiot, hein ?
- Non, sweety, ce n'est pas idiot du tout. C'est exceptionnal. Toi tu es exceptionnal.
Elle se tourne vers moi et me serre fort dans ses bras. J'en ai les larmes aux yeux, c'est con. Ils sont vraiment forts ces Américains pour le mélodrame, pas étonnant qu'ils soient les rois du cinéma.
- Oh Estelle, I'm really proud of you. Je suis contente que tu sois venue ici. Je suis contente de te connaître. Si le monde était fait de people comme toi ...
Je coupe court : on n'est pas là pour se faire la séance lacrymale.
- Merci. Mais pour Lupita, on fait quoi ?
- Il faut du temps.
- Pour réfléchir à une solution ?
- Oui. Et pour faire.
Je la regarde. Je vois qu'elle cogite. Tout va si vite dans sa tête.
- Tu as un plan ?
- Maybe. Nous, nous avons du temps, OK?
J'acquiesce.
- Il faut juste savoir si Lupita a du temps.
Je n'ai jamais vu Amy et Pat si excités. Eux, si calmes d'habitude, surtout pendant le sacro-saint petit déjeuner (avec la brioche toute chaude qui sort de la machine à pain). Les idées fusent, entre les gorgées de thé et le craquement des toast de Pat. Même la table est en désordre, c'est dire.
Pat a scotché plusieurs feuilles de papier sur son van pour y consigner son « plan ».
- Il était manager, me précise Amy. That's why.
- Je croyais qu'il était professeur de français.
- Oui, aussi. Les deux. Manager pour l'école.
- Oh Amy, will you please stop it ! We need .. Pardon Estelle, restons concentrés sur notre sujet, veux-tu ?
Sur la partie de gauche de son paperboard de fortune, il a déjà tracé un schéma récapitulatif des tâches à accomplir pour mener à bien notre projet et est en train de détailler dans un tableau à droite, les moyens nécessaires et les délais.
- Aidez-moi, au lieu de me regarder. Il faut le compléter, pour être sûr qu'il ne manque rien. Et puis ensuite, il faut décider qui sera responsable de chaque tâche.
Il manie le feutre avec une telle aisance, que j'ai presque l'impression d'être dans une classe de lycée. Amy aussi est à fond, ses yeux bridés pétillent. Enfin de l'aventure pour eux qui campent depuis ... tiens depuis quand squattent-ils cette plage ?
- Ne t'inquiète pas, on a un plan. Un bon plan, commence Pat en servant une bière bien fraîche à Jean.
Il marque une pause, tout content de faire durer le suspense.
- Tu nous as bien dit que tu as vécu en Polynésie ?
Jean acquiesce de la tête, tout en finissant sa gorgée.
- Et Hawaï, tu connais ?
- Si je connais Hawaï ? Mon ex-femme est hawaïenne.
- Donc tu connais Hawaï, insiste Amy, sur un ton inquisiteur.
- Bien sûr, on y a passé pas mal de temps. Pour être franc, je ne connais pas trop les îles du nord, mais Big Island, oui, je connais bien. Mais je ne vois pas le rapport.
- Et tu ne vois pas d'inconvénient à y retourner, avec ton voilier ?, poursuit Pat. Pas de soucis avec ton ex-femme ?
- J'ai encore plein d'amis et ...
- Super, le coupe Amy, encore mieux.
- Si vous m'expliquiez ? Parce que là ...
- C'est simple, j'interviens : tu pars avec Lupita pour Hawaï.
- Mais elle n'a pas de ...
- Visa, oui, on sait. C'est bien pour ça que c'est toi qui l'amènes. Quand tu débarques, tu te débrouilles pour la cacher de la douane, le temps que je te donne mon passeport, avec le visa en bonne et due forme. Ah oui, parce que je vous rejoins là-bas, en avion, je rajoute devant sa mine incrédule.
- Mais, elle va faire quoi à Hawaï, Lupita ? Ses enfants sont dans l'Arizona ! Et elle ne te ressemble pas ! C'est n'importe quoi votre plan !
- Une fois à Hawaï, elle rentre tranquillement à Phoenix, par un vol régulier, explique calmement Pat. Comme elle est déjà sur le territoire, personne ne lui demandera son visa et peut-être même pas son ID, donc pas besoin de scanner ses empreintes digitales. Même l'escale à L A sera facile
- Heidi ? Elle est ? Je demande.
- Excuse moi Estelle, ID c'est carte d'identité, et L.A. : Los Angeles.
- Ah, bon OK. Où j'en étais ? ... Ah oui, elle récupère ses enfants, et part pour le Canada, en passant une frontière en voiture et plutôt du côté ouest, pour qu'ils ne remarquent pas ses lacunes en français, je complète.
- Oui, parce qu'avant, on la transforme un peu pour qu'elle ressemble à la photo du passeport d'Estelle : mèches blondes et coupe de cheveux, lentilles vertes, habits français.
- Et talons, pour masquer la différence de taille. Qui n'est pas énorme, ceci dit. Pour une fois que je suis contente d'être petite !
- Et on lui apprend le français.
- Pas besoin qu'elle soit bilingue, juste quelques mots, des réponses toutes faites et surtout, l'accent. Il faut qu'elle ait un accent français quand elle parle anglais.
- Combien de temps ? demande Jean.
- Deux semaines de préparation, je pense. Vous partez quand elle est prête. Tu mets combien de jours pour aller à Hawaï, d'ici ?
- D'ici ? Je ne sais pas, il faut que je regarde.
- ...
- Et la Polynésie ? Vous comptez lui faire faire une escale là-bas aussi ?
- La Polynésie, c'est pour moi. Pour que je refasse mes papiers.
- Oui et alors ?
- Alors j'ai besoin que tu m'y amènes. Sans passeport, je ne peux plus quitter Hawaï, sauf à faire une déclaration de perte. Mais il faudrait que j'y reste assez longtemps pour ne pas compromettre Lupita. Assez longtemps sans papier, je risque l'expulsion ! Alors qu'en faisant la même démarche en Polynésie, donc en France, et d'un je n'éveille pas les soupçons de l'immigration américaine et de deux, s'il faut attendre, je peux me fondre tranquillement dans le paysage, personne ne me demandera mes papiers et au pire, j'ai ma carte d'identité. Car ô miracle, je n'ai pas besoin de passeport pour entrer en Polynésie !
- Vous avez vraiment pensé à tout !
- Avec Pat, impossible d'oublier quelque chose !
- D'ailleurs, dis-moi dès demain quand tu penses pouvoir arriver à Hawaï et où exactement. Car il faut qu'on achète le billet d'avion d'Estelle et qu'on lui fasse la demande de visa. Le moins longtemps elles seront ensembles toutes les deux à Hawaï avec un seul passeport, le mieux ce sera.
- OK, ce sera fait. Mais toi Lupita, tu penses quoi de tout ça ?
Lupita est restée dans son coin pendant toute la conversation, à l'écoute d'Amy qui lui traduit LE plan. Elle réfléchit un moment, avant de demander, dans un anglais que me traduit Pat :
- Pourquoi vous faites tout ça ? Pourquoi moi ?
C'est vrai ça, pourquoi ?
Je la connais à peine, Lupita, je ne lui ai même pas demandé ce qu'elle voulait, j'ai supposé à sa place. Je me suis emballée, en sautant dans l'aventure à pieds joints. Je me prends pour le justicier de l'espace depuis que je me suis libérée d'Antoine ? C'est pour me donner un nouveau statut ? Une fierté ? Ou pour partir d'ici ?
Non, s'il y a une chose qui est sûre, c'est que je n'ai pas envie de quitter ce lieu, ni de quitter Amy et Pat. Car c'est aussi ça que le plan implique.
Et je n'ai absolument pas envie de prendre le large sur une coque de noix, surtout me balader au beau milieu du Pacifique qui n'a, si je me souviens mes cours de géographie, de pacifique que le nom.
Alors pourquoi je fais tout ça ?
Pourquoi ? Parce que j'ai suivi mon intuition. J'ai suivi ce que Pat, mon nouveau gourou, m'a enseigné. Sauf que le problème d'écouter ses intuitions, c'est qu'elles sont parfois complètement tarées. En tout cas déraisonnables.
Et si Lupita et Jean disent oui, je suis coincée dans mon délire, obligée de partir sur un coup de tête.
Un conseil, toi qui lis ces lignes : ne suis jamais tes intuitions !
Bon c'est vrai, tu as raison, il y a pire comme traquenard et m'est avis que tu préférerais faire une virée à Hawaï et Tahiti plutôt que te taper les heures de pointe dans le métro (mais je t'ai conseillé de t'installer confortablement sur ta serviette de plage pour lire ça, tu ne t'en souviens pas ?).
Et je vais te faire encore plus rager : sans débourser un centime. Pat et Amy ont insisté pour acheter le billet d'avion, ils m'ont dit qu'ils s'arrangeraient avec Lupita plus tard.
- Elle est d'accord, me crie soudain Pat dans l'oreille, elle est d'accord !
Il saute de joie comme si son équipe préférée avait gagné la coupe du monde.
Bon, ben c'est parti, je m'en vais au paradis. Enfin nous allons au paradis, car j'amène mon cahier avec moi.
Mais je t'avoue qu'on ne se ressemble pas du tout avec Lupita, ce n'est pas gagné cette histoire. Je risque quoi si je me fais arrêter ? Elles sont confortables les prisons à Hawaï ?
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