XIV. Libérée, délivrée
C'est en rentrant de la pêche que je l'ai vu. J'étais toute excitée par ma prise de dernière minute, que je courais comme une gosse, sautillant presque autour de Pat et lui rerereracontant l'exploit dans ses détails, pendant qu'il enjolivait l'affaire et la taille du poisson en riant.
Je l'ai reconnu de suite, à sa silhouette. Pourtant il ne bougeait pas. Justement parce qu'il ne bougeait pas. Qui peut attendre devant un van sur une plage déserte sans bouger d'un pouce ?
Antoine était calme, les yeux rivés sur la mer, attendant mon retour. En me voyant, il s'est armé de son sourire le plus charmeur qui lui faisait remonter les pommettes en direction de ses beaux yeux verts que son T-shirt de la même couleur faisait ressortir (c'est moi qui lui avait offert ce T-shirt pour son dernier anniversaire et c'était bien la première fois qu'il le portait). En un instant, à la vue de sa silhouette svelte, de son calme et de son sourire, tout le reste avait disparu : j'étais sous le charme.
De nouveau.
Pat nous a laissé quelques minutes de retrouvailles, un moment bizarre, pas d'étreintes ni de bisous, juste une liste de ce que nous avions fait chacun de notre côté (sans rentrer dans le détail beatnik, ce n'était pas encore le moment, ni celui de Lupita il n'était pas prêt), une écoute attentive, peut-être un peu trop, mon poisson et son histoire, le défilement des paysages qu'il avait pris en photo sur son smartphone, la vidéo d'un chacal, le programme des prochains jours avec les baleines qu'il fallait aller voir plus loin au nord (il avait rencontré quelqu'un qui lui avait donné tout un tas de bons plans), bref, une discussion banale mais totalement incongrue compte tenu de ce qui s'était déroulé entre nous quelques jours auparavant. Et ce que j'avais vécu depuis. Et ce que l'on m'avait raconté.
Puis, soudain, Pat, que j'avais presque oublié, est revenu vers nous.
- Tu peux faire un tour de canoë si tu veux. Antoine, c'est ça ?
- Oui, Antoine. Et vous êtes Pat je suppose, le meilleur pécheur de tous les temps !
- La rame est derrière la tente. Je te conseille d'aller à gauche, tu verras, c'est magnifique.
- OK merci. Ca ne te dérange pas Estelle ?
Prévenant, comme lorsque je l'ai rencontré. J'ai toujours aimé ça.
J'ai donc regardé Antoine filer sur l'eau et je suis restée avec Pat, essayant de ne pas croiser son regard.
Il est comme ça Pat : tu crois que c'est un ours, qu'il se fiche de tout à part de la beauté de la nature, mais au fond de lui, c'est une crème. Et très fin avec ça. Proposer un tour de canoë à Antoine, c'était non seulement l'amadouer (il en crevait d'envie) et le calmer (Pat l'a sûrement aussi senti tendu), mais c'est surtout me laisser le temps de réfléchir. Pour ne pas me faire influencer par les arguments d'Antoine. Il me connaît Pat, il sait que je ne sais pas choisir (il m'a vu à l'œuvre avec deux bières. Pathétique. Sans compter les deux beatnicks, mais là j'avais une excuse. Les bières en l'occurrence !). Il sait que si Antoine fait le choix à ma place, ce sera plus confortable pour moi. Mais voilà, Pat a horreur qu'on se complaise dans sa zone de confort si on n'y est pas extrêmement heureux. Et je suppose qu'il doute que je ne crawlerai plus dans le bonheur avec Antoine.
- Ce n'est jamais facile de choisir, non ? Surtout cette décision. On te dit d'écouter ton cœur, ou ton corps, mais souvent tu n'entends rien. La question qu'il faut te poser, c'est qu'est-ce que tu veux faire, toi. Toi : Estelle.
J'ai envie de lui répondre : « Et moi : Jane ». Mais il est trop sérieux pour ça. Son visage est grave désormais, pas sévère, juste grave. En fait, c'est tout l'instant qui est grave. J'ai même l'impression que les oiseaux se sont tus.
- Tu devrais y réfléchir, parce qu'il te faudra une réponse quand il reviendra. Et il vaut mieux qu'elle te convienne. Parce que dans un cas comme dans l'autre, tu ne pourras plus revenir en arrière.
- ...
- Moi, quand je veux réfléchir, j'offre mes pensées à la mer. Tout ce qui vient, sans trier, sans commenter, sans juger. Et quand je n'ai plus de pensées dans ma tête, j'ai de la place pour écouter ce que la mer a à me conseiller. Le flux et le reflux en quelque sorte.
Posée au bord du rivage, je suis les conseils de Pat : je laisse aller mes pensées, chose hyper difficile. Je n'ai que l'histoire de Lupita dans ma tête. Sa vie tragique. La fusillade. Toutes ces injustices. Mais il faut que je pense à moi, que je chasse de ma tête tout ce qui la concerne. Au moins pour un moment.
Me viennent les cours d'anglais d'Amy, puis les fourmis qui grimpent sur ma jambe, véritables Christophe Colomb ou plutôt Indiana Jones (faudra vraiment que je m'épile, ne serait-ce que pour épargner les fourmis), la chaleur qui est toujours aussi forte à cette heure-ci, les baleines qui avaient l'air si majestueuses sur la photo du Lonely Planet et que je ne verrai peut-être pas, et même la poussière sur le tableau de bord du 4x4 d'Amy et Pat. Mais moi, penser à moi, à ce que je veux, je n'y arrive pas. Je devrais me concentrer sur la gentillesse d'Antoine (mais j'ai comme l'impression qu'il manque un quelque chose de Tennessee), sur l'appart qu'on pourrait s'acheter tous les deux (et pourquoi pas une maison ? On pourrait avoir un potager avec des tomates et un chien tout doux qui se laisserait caresser pendant le film du soir et que je prendrai dans mes bras pour un câlin dans le hamac), et un super robot de cuisine comme celui d'Amy, pour faire des mousses au citron en un claquement de doigts. Tiens, faudrait que je fasse une mousse au citron, je suis sûre qu'Amy adorerait. Et Lupita aussi.
Les tomates, la maison, le robot de cuisine ! C'est bien futile tout ça ! C'est pour ça que je resterais avec Antoine ? Il n'y a pas plus important que ça ? Plus sérieux ? Y'a qu'à regarder Lupita ... Non, ne pas penser à elle. Penser à moi.
J'en étais où ? Ah oui, la mousse au citron ! Tant qu'à faire, je vais faire une tarte au citron. Avec la meringue dessus, qui fait un joli bruit de pas dans la neige quand tu croques dedans, tu vois ce que je veux dire ? Amy doit en avoir du citron, ou elle en troquera, ça ne doit pas être difficile à trouver ici. Tiens je pourrais faire ça ce soir ou demain.
Sauf évidemment si Antoine veut qu'on reparte tout de suite. Bah, on n'est pas à une journée près, on peut bien rester quelques jours de plus, on est si bien ici. C'est vrai que je ne me suis pas ennuyée. Ou alors je ne m'en souviens plus. Et puis, il y a Lupita maintenant. Peut-être qu'elle va rester ici, avec Amy et Pat. Où pourrait-elle aller de toute façon ? A moins qu'on l'aide à repartir ? Il y a sûrement un moyen, Amy a sûrement une solution, elle a des solutions pour tout. Mais là, c'est pas rien ...
Mince, je m'égare encore. C'est si compliqué que ça, penser à moi ? Me concentrer sur moi ?
Et sur Antoine. Antoine et moi. Nous deux. Notre couple.
Et si Antoine veut partir aujourd'hui, je fais quoi ? De toute façon, je ne vais pas pouvoir vivre aux crochets d'Amy et Pat trop longtemps. A un moment, il va falloir que je parte. Alors autant que ce soit maintenant avec Antoine. Au moins c'est plus simple. C'est juste que ...
Je ne peux pas abandonner maintenant.
La voix de mon père. En boucle et de plus en plus distinctement. Cette phrase prononcée sur le ton d'un aveu ... Je revois la scène à présent : ma mère, dans tous ses états, devant le papier peint à carreaux beiges de la cuisine, elle s'énerve à propos des sacrifices qu'il faudra faire sur le budget des prochaines vacances, reprochant à mon père cette grève qui dure depuis si longtemps et les journées sans paye qui s'accumulent. Elle comprend, bien sûr qu'il a eu raison de se battre, qu'il ne fallait pas se laisser faire, mais maintenant que ça dure depuis si longtemps, il faut revenir à la raison. Elle lui passe la main dans les cheveux en signe de solidarité, de compréhension mais aussi pour l'amadouer. Et lui, très calme et pourtant avec un regard déterminé que je n'ai pas oublié malgré tout ce temps, il lui répète qu'il n'abandonnera pas. Pas maintenant. Qu'il ne veut pas. Qu'il ne peut pas. Faire machine arrière, ça veut dire qu'on a fait tout ça pour rien. Tant pis si on perd tout, tant pis pour les vacances, on restera ici s'il le faut, ils peuvent les prendre mes vacances et celles de mes enfants s'il le faut, mais il y a une chose qu'ils n'auront pas : ma dignité.
Je l'avais regardé sans rien dire pendant tout ce temps. Son regard avait croisé le mien : il y avait un sentiment de confiance et d'évidence sur sa figure. Après le câlin familial qui clôturait toute discussion un peu trop intense, j'étais partie dans le salon ouvrir le dictionnaire à la lettre D.
Et maintenant que j'y pense, c'est exactement ça que j'ai ressenti l'autre jour en sortant de la voiture de location : ma dignité. J'ai découvert que moi aussi j'en avais une, et combien elle est précieuse.
Papa, mon cher Papa, il m'en aura fallu du temps pour comprendre ta leçon de 1995. Tu as raison, moi non plus, je ne peux pas abandonner maintenant. Ici, sur cette plage, j'ai découvert que la vie n'est pas toute tracée. Je ne suis pas obligée de rentrer dans le droit chemin, on peut être très heureux avec pas grand chose. J'ai le choix. Oui, j'ai cette chance, moi. Et comme la vie peut-être très courte, ou très injuste, je n'ai pas envie de la gâcher. Alors même si je n'ai aucune idée de ce que je vais faire ce soir ou demain, je sais que je ne veux plus de la vie d'avant. Je suis sûre que toi, tu comprendrais, même si tu n'as jamais été un grand aventurier. Et si Antoine ne comprend pas, eh bien tant pis, je suis sûre que tu me dirais qu'il ne me mérite pas !
Alors mon petit Papa, je vais faire un truc dont tu aurais été sûrement super fier : je vais reprendre ma liberté. Parce que je vais t'avouer un truc : j'aime assez ça, la liberté.
C'est donc ça la crise de la quarantaine : tout plaquer sur un coup de tête et en plus l'assumer ?
Ce que j'aime avec les grandes décisions, c'est l'extase que ça me procure. Je devrais choisir plus souvent parce que j'ai l'impression de mieux respirer, l'air est plus pur ou alors mes poumons plus efficaces et du coup j'ai la tête hyper légère, comme si la brume en avait été chassée et que tout était clair maintenant, limpide. L'inconvénient, c'est l'hyperémotivité qui accompagne ce genre de phénomènes : le cœur serré et les larmes qui veulent couler, ce n'est vraiment pas le moment. Il faut que je montre bonne figure pour affronter Antoine.
Mon ex.
⁻ C'est pas toi, Antoine, c'est moi. Je l'enlace tendrement, ma main dans ses cheveux. Tu comprends ?
⁻ Mais Estelle, tu peux pas rester ici, tu peux pas me laisser comme ça ... tu peux pas me laisser ...
⁻ Je te souhaite une vie merveilleuse, avec quelqu'un qui te convienne. Bonne chance.
⁻ Mais Estelle, je t'aime !
⁻ Moi aussi Antoine. C'est justement pour ça. Ne finissons pas comme tous ces couples pathétiques.
⁻ Alors c'est fini ?
⁻ Oui. J'ouvre la portière pour récupérer mon portefeuille et mon portable dans la boite à gant (ouf, fini l'illégalité). J'ai laissé autre chose ?
⁻ Non, bredouille-t-il, incrédule.
⁻ Fais attention sur la route. Et passe le bonjour aux baleines de ma part !
Je le regarde partir et avec lui mon ancienne vie. Pour de vrai cette fois. Il n'y aura pas de seconde chance. La poussière des roues efface les dernières images d'Estelle la cuisiniste. Tant pis pour l'appart et les tomates sur le balcon. Et tant pis pour les baleines, moi qui rêvais tant d'en voir.
« Passe le bonjour aux baleines » c'était peut-être pas indispensable. J'aurais pu un peu mieux soigner ma sortie de scène. Et s'il s'imagine que je fais allusions à ses futures nanas ? Bah, tant pis ! Il se fait les films qu'il veut, ça n'appartient qu'à lui maintenant.
Pat et Amy m'attendent, attablés sous le store, avec trois bières fraîches. L'apéro à 16h, c'est un peu exagéré, mais avec tout ça, j'ai soif !
⁻ Je suis content que tu aies choisi ça. Ce n'est pas facile, mais c'est une bonne décision. Je suis fier.
⁻ Je ne sais pas. De toute façon, c'est ainsi.
⁻ So be it ! philosophe Amy. Pour une fois que je comprends l'anglais !
⁻ Well, donnons un toast, dit Pat en levant sa bière.
⁻ A la vie
Amy me sourit et ajoute dans un français impeccable :
⁻ A l'amour.
Je réfléchis deux secondes, mais je sais déjà ce à quoi je veux trinquer :
⁻ Aux cactus.
⁻ Aux cactus ?
⁻ Oh n'allez pas vous imaginer une signification cachée. C'est juste qu'ils ont doit aussi à ce qu'on leur porte un toast. Et puis, c'est un peu grâce à eux que tout ça m'arrive.
⁻ OK, aux cactus alors.
⁻ Buvons avant que la bière ne réchauffe.
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