XIV. L'attente

Le volcan s'est maintenant stabilisé, mais il crache toujours de la cendre : Shirley et Max sont de retour à leurs activités habituelles, Jean n'a toujours pas donné signes de vie et toujours aucun avion en perspective.

Alors j'attends.

Nous attendons.

Mon double et moi.

Lupita, qui a repris du poil de la bête, a aussi repris son apprentissage : démarche et port d'une citoyenne d'un pays de première zone (on doit y sentir à fois l'héritage de la Révolution, la technologie d'Airbus et l'hégémonie footballistique), mais aussi : impatience, gros yeux, pochette plastique avec billets et passeport (je lui ai épargné la ceinture-banane) et accent franchouillard pour demander de répéter lentement.

Mais ces exercices, le jacuzzi et la farniente ne tuent pas complètement le temps. Alors je m'essaie au potager, histoire de savourer mes tomates perso le jour où la faucheuse viendra sonner la fin de l'humanité, à coup de tsunami, cyclone, invasion de sauterelles ou pénurie de pétrole (et par ricochet, de carburant, de pesticides, d'avocats d'Israël, de riz basmati, de crêpes fourrées au jambon et finalement de nourriture).

Sauf qu'être agriculteur, ou du moins jardinier en potager sous cette chaleur étouffante, ça fait suer. Au sens propre et du coup, au figuré. Et à moins d'épouser Stian, mon rêve de tomates va s'achever sur un échec cuisant.

Du coup, ben je papote avec Lupita, attablées dans la moiteur du « porche » (le soleil tape trop fort pour penser ne serait-ce qu'à aller faire un tour au jacuzzi), picorant des tranches d'ananas et nous rafraîchissant d'une citronnade. Tant qu'à attendre, autant sauter à pied joint en plein cliché des bonnes femmes qui passent leur temps à bavasser. Comme si les mecs étaient muets !

Enfin, attendre, c'est un peu devenu ma routine. Car au fond, j'attends quoi ? Que Jean arrive pour aller en Polynésie refaire mon passeport ? Mais que j'arrive plus tôt ou plus tard, ça change quoi ? Je vais faire quoi, à Tahiti ? Rentrer en France ? Pour quoi faire, je n'ai plus de job ? Et avec quel argent je me paie le billet ?

Pendant que j'écoute Lupita me raconter sa vie à Phoenix, ses enfants, son chéri, je ne peux m'empêcher de penser que je n'ai rien.

Je n'ai plus rien.

Et pour la première fois depuis que je suis sortie de la voiture de location, sur cette plage de Basse-Californie, je me sens seule.

Inutile.

Dès que j'aurai donné mon passeport à Lupita, je ne servirai plus à rien, à personne. A quoi bon aller en refaire un autre ? Pour faire quoi avec ? Errer toute seule ? Traîner ma vieille carcasse sous le soleil de Tahiti ? Et finir aux urgences avec le coup de soleil du siècle, celui qui fait la une de la presse locale, tout ça parce que je n'aurai même pas eu la force de me barbouiller de crème solaire (autant mourir sans tuer le lagon).

Et à part Catherine, l'amie de ma mère qui se fera une joie de lui présenter ses condoléances (« Mais ta fille n'est pas déjà morte le mois dernier au Mexique ? Et aussi en Californie ? Mais dis-moi, tu as combien de filles? ») et ma mère elle-même qui sera inconsolable (« Mais quelle idée, d'aller au bout du monde, tu n'étais pas bien auprès de ta mère ? Je t'aurai fait des bons salsifis, juste comme tu les aimes ! », je ne laisserai pas un grand vide dans l'humanité. Ni même dans l'espace cosmique intergalactique. Même pas sûr que mes atomes, une fois complètement biodégradés, viendront enrichir un compost. Si c'est pour finir prisonnière d'une caisse en bois, enterrée au fin fond d'une fosse commune, alors là, vraiment, aucun intérêt. Autant continuer à vivre avec un passeport tout neuf délivré à Tahiti.

Ou même sans passeport du tout, dans une petite cabane rudimentaire à deux pas d'ici, dans les bras d'un agronome qui a au moins la mention Passable à l'examen du Prince Charmant.

Parce que plus Lupita parle et plus j'ai envie d'aller voir Stian. Pas que sa vie à elle soit inintéressante, au contraire, elle est digne d'un bon film, avec son lot de cruauté et d'injustice, mais surtout avec une histoire d'amour ultra romantique et son chéri qui l'attend avec ses deux enfants pour tout quitter pour elle et aller se terrer sous le blizzard canadien.

Et ça, ça me rend jalouse.
Complètement jalouse.
C'est carrément débile, je sais, quand on considère son passé tragique et son avenir incertain, mais je ne peux pas m'empêcher d'être jalouse de cette héroïne des temps modernes. Car au fond de moi, je sais que son histoire va bien finir : nous sommes en Amérique quand même et dans leurs films, ça se finit toujours bien ! Et en plus, cette histoire, c'est le genre qui cartonne aux Oscars, donc en plus d'être aimée, elle va devenir célèbre. Et moi, je n'apparaîtrai que dans le générique de fin, noyée au milieu des remerciements à Nestlé pour avoir approvisionné l'équipe du tournage en yaourts et à Unilever pour avoir offert les jus d'ananas, sans mentionner mon nom entier, évidemment, pour ne pas m'attirer des ennuis autant avec le gouvernement américain que français (Merci à Estelle R. pour avoir bien voulu céder son passeport).

Bref, pour avoir ne serait-ce qu'un semblant de quelque chose à raconter de toute cette histoire depuis que j'ai quitté Antoine, j'interromps notre conversation, prétextant le matelas à récupérer et la pluie qui menace, et je file chez Stian. Désolée Lupita, tu es trop parfaite et trop prévisible pour un roman français.


J'ai donc pris la sente dans la forêt, excitée comme une puce, ou plutôt comme une gosse qui vient de se faire une orgie de crocodiles Haribo.

Sauf qu'en quelques mètres, ce n'était plus la cour de récré : j'étais au beau milieu de l'Amazonie. Avec les bruits d'oiseaux, de grenouilles et de singes, la sueur perlant de mon front et la sensation étrange qu'une mygale ou qu'un cobra m'observait et pourrait me sauter dessus à tout instant.

J'ai donc ravalé ma fierté, respiré un bon coup et franchi les quelques dizaines de mètres qui me séparaient de la prochaine clairière en serrant les fesses et en me concentrant sur chaque pas pour ne pas glisser ni marcher sur la queue d'un serpent minute, pestant d'avoir machinalement enfilé des tongs.

Indiana Jones n'aurait peut-être pas fait mieux, et c'est triomphante que je suis finalement sortie de la jungle obscure pour atteindre la cabane de Stian.

Perchée dans un arbre.

J'ai gravi les premières marches pour atteindre la terrasse inférieure, tandis que le ciel s'assombrissait drôlement et que l'humidité atmosphérique flirtait avec les 100%. Stian y était assis sur un fauteuil en espèce de rotin (fabrication locale), un livre technique un peu jauni dans les mains. Certainement un traité d'agronomie survivaliste. Il a levé les yeux, étonné d'une telle visite, a sorti le matelas d'un grand coffre en bois et me l'a tendu. Le tout en moins d'une minute.

Bon apparemment, je ne suis pas la bienvenue ici.

J'en suis donc à prendre congés quand une goutte se met à tomber. Puis deux. Puis trois. Je me retourne vers lui : il ne va quand même pas me renvoyer sous les trombes d'eau ? Au moins pour éviter à son matelas de finir comme une vieille serpillière, il vaudrait mieux que je reste un peu pour attendre l'accalmie.

Devant mes yeux implorant, il referme son bouquin, me tend la main, et m'entraîne fissa dans son royaume.

(Deuxième fois qu'il me prend la main, soit dit en passant).

En haut des marches qui tournent autour de l'arbre, après avoir enjambé une mini terrasse et passé le pas de la porte, une cabane de gosse, assez démunie : un matelas, un tapis, une glace, une photo de baleine en plein saut, quelques fringues et des bouquins sur des étagères. Shirley a raison : c'est rudimentaire. Mais c'est très propre . Et bien rangé. C'est à l'image de Stian : petit et mignon.

- Manque juste la cuisine ! je lâche sans m'en rendre compte.

- Downstairs.

Mince, il comprend le français !

Pour me donner une contenance et me rafraîchir par cette chaleur, je regarde la pluie qui commence à tomber par la fenêtre, protégée par le battant en bois qui lui sert de volet. Il pleut déjà fort et dru, comme il fait toujours ici, accompagné par les odeurs de terre qui remontent vers l'atmosphère, tandis que les gouttes pénètrent par la porte jusque sur le tapis.

- The door, you don't close it ? Je demande naïvement, pour protéger le peu de biens qu'il a.

- Yes, sure, répond-il, un peu penaud.

Lorsqu'il ferme la porte, je me rends compte des conséquences de ma question : nous sommes plongés dans la pénombre, à quelques centimètres l'un de l'autre, debout devant un matelas qui nous tend les bras, les cheveux et les T-shirt un peu mouillés, dans une atmosphère moite, sur fond de pluie battante.

Pour un film, tu commences par un plan serré sur notre respiration, dont les battements du cœur sont calés sur les battements de la pluie, puis tu montes doucement vers les yeux tout en faisant briller les gouttes de sueur et tu enchaînes sur un travelling arrière par la fenêtre, avec vue de drone de la cabane dans l'arbre. La musique appropriée te fait comprendre qu'il est l'heure du moment romance, avec étreinte sexuelle que nous ne verrons pas (film tout public oblige).

Sauf qu'on n'est pas dans un film.
Et que la seule musique que j'entends, c'est la pluie qui assourdit tout.
Même les battements de mon cœur.
A moins qu'il n'y ait aucun battement ?

Je n'ose regarder Stian. De peur de casser ce moment intense. De peur aussi de ce qu'il me réserve.

Il est sympa.
Assez mignon.
Intelligent.
Il aura un avenir quand l'immense majorité de l'humanité aura crevé de faim.
Mais on est loin de la romance de Lupita. Est-ce que j'ai quitté Antoine pour un avenir fait de fruits et légumes ? Soit-il dans un paradis ?

Je décide de le regarder, l'air néanmoins gêné.

Et je m'aperçois qu'il l'est tout autant que moi.

Alors pour casser cette atmosphère pesante, je m'assois sur le bord du matelas, en tentant de me justifier :

- I'm leaving in few days, maybe tomorow, so ...

- No worries, I got it. Anyway, I don't think it would have worked, the two of us.

- OK.

Je ne sais pas comment prendre ça.

- You're a nice girl, Shirley told me. About Lupita and the passport. Respect. I don't know if I'd do that. I mean, take all those risks for someone you just met, wahoo !

- Tu sais, je suis sûre que tu aurais fait pareil. C'est juste être humain.

- Human ... You're right ! But not obvious ... Well, why don't you tell me about you : your life, your wishes and everything ? As Shirley told you my whole life ...

Lui parler de moi, de ma vie, de mes rêves ?

La pluie a intérêt à être courte, sinon il va vite s'embêter avec la vacuité de mon existence. J'aurai peut-être dû choisir l'option film d'amour après tout.


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