XIII. Un monde de brutes
Deux jours après, au dîner auquel Jean nous a invités pour partager sa pêche du jour, nous en apprenons plus sur Lupita.
Est-ce les repas que nous prenons maintenant régulièrement ensemble qui pousse à la confidence ? Est-ce le regard bienveillant d'Amy ? Est-ce le punch, confectionné par Jean à partir de sa réserve de rhum personnelle (rhum agricole de Guadeloupe conditionné en cubis) qui délie les langues ? Est-ce la proximité autour de cette petite table sous les étoiles, une loupiote en guise d'éclairage, à bord de l'Espérance, le voilier de Jean ? Est-ce le silence de la nuit rythmé par le clapotis de la mer sur la coque ?
- How come you speak english so well, Lupita ? You've been living in the States ? demanda tout à coup Amy, sur le ton le plus nature possible.
A peine hésitante, Lupita nous confie qu'elle a habité pendant douze ans dans la banlieue de Phoenix, en Arizona et les cinq dernières années, elle travaillait dans une pépinière. « La meilleure pépinière pour palmiers de tout le comté », nous clame-t-elle. Elle a deux enfants, un garçon et une fille, un salaire correct et un boyfriend américain qui s'occupe des enfants comme s'ils étaient les siens. Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Jusqu'à ce que Trump arrive au pouvoir.
Il faut qu'il montre à son électorat qu'il a des muscles et que c'est lui le chef. Alors, il durcit les contrôles contre les immigrés. Lupita a ses papiers en règles, elle est à l'abri, donc elle ne se méfie pas. Comment aurait-elle pu savoir que l'administration allait s'en prendre à des gens comme elle ? Lui demander des documents impossibles à produire ? La faire pointer au commissariat pendant ses heures de boulot ?La convoquer à des contrôles qui ne la concernent pas mais ne pas l'informer de ceux qui sont cruciaux pour son statut ? Pour finalement la rafler à la sortie de l'Eglise, dans un camion de police, la mettre en détention avec d'autres mexicains dans une petite cellule étriquée et la renvoyer au Mexique sans aucun recours ?
Lupita est donc de retour depuis un an dans son pays et persona non grata aux Etats-Unis, où sont pourtant restés ses enfants, grâce à la lucidité de son boyfriend et la solidarité de la paroisse. Elle a bien essayé de retourner là-bas, mais les risques encourus sont trop grands pour les chances de réussite. Elle en était à se résigner à faire venir ses enfants et son ami au Mexique, sans qu'elle y ait vraiment un avenir florissant, ni des attaches particulières. Mais ça, c'était avant.
- Avant quoi ? je demande machinalement.
Lupita fait mine de ne pas comprendre, Jean détourne la conversation sur Trump, vaste sujet qui fait immédiatement réagir Pat. Nous n'en saurons pas plus pour ce soir.
Son histoire me trotte dans la tête et éveille autant mon dégoût pour l'injustice que ma curiosité. Pourquoi n'a-t-elle aucun recours si elle a des papiers en règle ? Pourquoi est-elle résignée ? Et que signifie « avant » ? Avant quand ?
Je n'ose pas évoquer le sujet avec Amy lors de notre virée le lendemain matin en canoë, mais j'ai comme l'impression qu'elle pense comme moi. Alors je la laisse faire, j'ai bien vu qu'Amy arrive toujours à ses fins.
Bingo.
Le soir même, l'explication tombe, terrible, tragique, inimaginable. Lupita a accepté que son histoire soit racontée, d'un regard approbateur à l'attention de Jean pour qu'il nous avoue la vérité à cette question banale posée, bien évidemment, par Amy: « Vous venez d'où avec ce yacht ? »
Ca commence normalement avec des passagers que Jean doit débarquer prématurément de l'Esperance parce qu'ils ne font pas l'affaire.
- C'est courant, dit-il, ils embarquent croyant être au Club Med et au bout de deux jours, ils ne supportent pas le calme et l'ennui de la vie de marin. Je les préviens toujours que mon voilier est petit et que ça tangue, mais ils n'écoutent pas. La seule chose qu'ils voient, c'est que ce n'est pas trop cher pour une croisière qui sort de leur ordinaire.
Il s'arrête donc sur un port de la côte Pacifique, les débarque et repart. Pas pressé, il cabote le long du rivage, en en profitant pour visiter le Mexique, ses villages, ses sites précolombiens et ses paysages.
C'est lors d'une de ses vadrouilles qu'il rencontre Lupita.
Une rencontre terrible.
Il est attablé au comptoir d'un bar d'une petite ville, en train de siroter une bière bien fraîche, quand il entend, venant de la rue, le son saccadé de tir de mitraillettes et des hurlements. A peine le temps de se jeter au coin puis derrière le comptoir que des hommes entrent, déversent leur chargement sur le patron qui s'écroule, puis finissent leurs munitions en tirant à l'aveugle sur les clients et hurlent quelque chose comme « On vous avait prévenu, maintenant, il va falloir obéir » en ricanant. Ca sent le sang, la pisse et la peur, des gens pleurent et crient. Il va vers la salle mais une main ferme l'arrête, et la serveuse, une petite mexicaine l'instant d'avant si joviale, lui ordonne sur un ton froid et autoritaire, dans un anglais presque parfait : « N'y va pas, ils vont revenir d'un moment à l'autre, il faut partir ». Elle se dirige vers le patron à terre, lui murmure tendrement quelque chose à l'oreille, lui ferme les yeux et se relève d'un pas décidé vers le bar. Elle ouvre le tiroir caisse, prend quelques billets, attrape son sac à main sous le bar et dans un mouvement presque automatique, file vers l'arrière cuisine, faisant signe aux rescapés de la suivre. Personne dans la ruelle de derrière, il faut traverser en longeant les murs côté pénombre, et courir en direction de l'avenue. Des bruits de balles un peu partout, ponctués de bruits de freins et d'accélérateurs et des rires, des rires tout à la fois affreux et grotesques. Il fait chaud, très chaud et courir est difficile, mais Jean en oublie son âge et suit Lupita qui galope devant, pieds nus et les chaussures à talons dans la main. Quand ils arrivent dans la rue principale, elle arrête la première voiture qui roule pourtant à vive allure, le pousse à l'intérieur et s'enfonce dedans quand la voiture démarre en trombe.
Choqué, Jean mettra plusieurs minutes à comprendre. Le temps pour Lupita de laisser aller ses larmes. Dans la ville voisine, ils prennent un taxi vers le port où est amarré l'Espérance, qui n'a jamais aussi bien porté son nom, et lèvent les voiles. Le vent les pousse vers le nord-ouest, vers la Basse-Californie et la mer de Cortes.
Non, Lupita n'est finalement pas timide, elle est juste encore choquée par ce qu'elle vient de vivre et le sort qui s'acharne désespérément sur elle.
Le patron du bar était son oncle, celui qui l'a élevée à la mort de ses parents, sa seule famille au Mexique.
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