XII. Retour en terrain connu

Quoi de mieux pour passer incognito que de s'exposer au grand jour, en plein milieu de la foule ? Deux personnes de plus, c'est juste deux assiettes de chips supplémentaires, mais après les présentations à Shirley, c'est juste un nom inscrit sur la liste : Jean Le Goff .
Lupita Flores ?
Quelle Lupita Flores ?
Pour toutes les connaissances de Jean qui commencent à affluer autour de lui, cette fille qui l'accompagne, c'est Lou. Mais que vaut une fille mutique, au teint fatigué par des jours de navigation, face au retour du marin, le vieil ami, la connaissance, l'ex-mari de la cousine ?
Jean devient vite la nouvelle attraction. Parenthèse irréelle dans cette catastrophe volcanique annoncée, tous veulent savoir ce qu'il devient, ses exploits, ses récits, les côtes qu'il a foulées, les tempêtes qu'il a affrontées et les peuples qu'il a rencontrés. Depuis ce temps. Depuis tout ce temps.

Tous se souviennent du couple merveilleux qu'ils formaient avec Betty, la fille du pays, partie soudainement avec un militaire au Texas, puis en Californie, et peut-être même en Floride (mais ils bougent tellement qu'on n'arrive plus à suivre !)
Tous se souviennent d'une partie de pêche extraordinaire avec Jean, d'une soirée un peu trop arrosée, ou d'une veillée autour d'un barbecue au petit port, avant que ne soient construits les farés, quand on risquait de noyer le repas à la première averse.
On donne à Jean des nouvelles de son ex-belle-famille, des vieux amis disparus ou mal en point, du trophée de pêche remporté haut la main par l'un des leurs, on lui présente des petits-enfants dont il connaît la lignée.
On lui dit tout.
Ou presque (on ne peut quand même pas raconter les infidélités, enfin, pas maintenant, on verra demain).

Au milieu de cette foule qui a oublié le choc de l'éruption et qui croit être réunie ici pour célébrer le retour de l'enfant prodigue (lui, la pièce rapportée, qui n'a pourtant passé que quelques années ici), j'écoute Jean, qui déblatère ses histoires, le flot de ses paroles comme porté par le roulis et la fatigue de ces jours de mer, mais toujours saccadé, s'exprimant par phrases courtes, réduisant les mots au maximum, laissant place à l'imagination et surtout aux commentaires innombrables de son auditoire.
J'observe les retrouvailles de son monde, de son ex-monde, n'arrivant pas à percevoir ses impressions : joie, fatigue ou exaspération de cet exercice qui s'éternise ?

Et derrière cet attroupement, invisible mais pourtant bien là, discrète mais si indispensable au retour de Jean : Lupita. Ses cheveux teints sans volume et ternes, les yeux cernés et le corps amaigri, mais la figure calme et le regard attendrissant.

Je brûle d'envie de savoir comment ils ont pu entrer tous les deux sur le sol américain munis d'un seul passeport, mais je garde mes questions pour moi. Ce n'est pas le moment de faire foirer tout le plan savamment élaboré par Pat. Ce n'est pas le moment de la faire parler, que l'on découvre son accent hispanique, sait-on jamais, il y a peut-être un douanier dans le gymnase, et puisque d'après Amy, beaucoup d'américains sont plus des mouchards que des maquisards, ne tentons pas le diable.

Surtout que Lupita et moi, nous ne sommes officiellement qu'une seule identité. Nous ne sommes pas censées être vues ensemble.

Soudain, un brouhaha s'élève et tous convergent vers la télé, en consultant frénétiquement leur téléphone portable. Jean n'existe plus, la réalité et son volcan sont de retour.
Les réponses à mes questions me sont totalement incompréhensibles : je ne maîtrise ni le vocabulaire courant, ni l'accent américain mâché à toute vitesse. Mais les « OH MY GOD ! » et les expressions sur les visages ne présagent rien de bon. Ne voyant ni Shirley, ni mes deux copines collégiennes, je me faufile jusqu'à la télé où défilent des images de panache de fumée, d'avions sur un tarmac, de touristes interviewés dans un aéroport et d'un affichage de départ de vols où s'affichent les mots CANCELED à côté des destinations HONOLULU, KONA, KAHULUI, HILO ...
Au bas de l'écran, le bandeau titre en boucle : Hawaiian airport closed.

Au moment où je réalise que le plan de Pat ne va pas se passer comme prévu, une chape tombe sur mes épaules, mes yeux s'embrument, mes jambes vacillent. Je n'y peux rien, je suis en train de revivre l'épisode de la rentrée dans l'avion. Mais cette fois pas question de laisser mes nerfs flancher. Il ne faut pas me faire remarquer. Pas maintenant. Encore moins depuis maintenant. Vacillante, je m'appuie sur une grosse dame à côté pour reprendre mes esprits.

C'est là que mon regard croise celui de Lupita : comment va-t-elle rejoindre le continent si les aéroports d'Hawaï sont fermés ?

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