XII. Rencontre du troisième type

Le ciel est bleu comme d'habitude et un petit ressac berce mon réveil sur la grève. L'air frais de la mer adoucit ce petit matin.

Je prends une inspiration comme chaque matin maintenant. Laisser entrer l'air frais par mes narines me nettoie le cerveau. Me reconnecte à ce monde, à la réalité, à la belle réalité qui est devant moi et pas celle dont j'ai entendu les horreurs hier soir.

Non, je ne ferai pas mes salutations au soleil ce matin, je n'en ai pas envie. Je suis trop nouée, raide comme un piquet.

La faute au cauchemar de cette nuit : des flashs, des coups de feu, du sang, des cris, des gens qui courent dans tous les sens, une voiture. Je crois avoir entendu crier « Lupita ! », c'est peut-être moi qui crie, une voiture qui s'en va, elle est jaune, une vieille Renault, je ne sais pas si je suis dedans, et des rires, des rires sarcastiques qui s'élèvent dans ce noir où s'agitent des points blancs, comme la neige de la télé quand j'étais petite et que ça ne captait plus. Je ne me souviens que de ça, mais ça semblait tellement vrai, que j'ai peine à croire que ce n'est pas moi qui l'ai vécu.

Je reprends une grande inspiration fraîche et j'expulse cet étau qui m'enserre la tête. Le bleu du ciel et le scintillement de la mer pour combattre ces pensées sordides. Une autre inspiration, vite, il m'en faut encore.


Lupita. Je l'ai rencontré il y a quelques jours, accompagnée de Jean.

Ou plutôt l'inverse : c'est Lupita qui accompagnait Jean : lui il parlait et elle, elle se taisait.

Jean était arrivé de la mer, sur une toute petite annexe grise qui peinait à avancer, d'un voilier qui venait d'ancrer à côté de l'île. Un homme buriné et sur le retour a débarqué un peu plus loin sur la plage et est venu nous demander de l'eau, avec un accent franchouillard. Étonné de trouver une française dans ce camp de nomades américains, il a accepté l'invitation d'Amy à partager notre repas et la soirée qui s'annonçait si belle.

La présence de Jean a apporté une nouvelle perspective, dans ce qui aurait pu être la critique d'un mauvais film intitulé « Antoine et Estelle, III, la vengeance ». Au lieu de ressasser mes exploits, mon héroïsme et ma nouvelle philosophie de vie, nous avons écouté Jean nous raconter ses voyages, ses rencontres, ses coups de cœur et ses tempêtes. Amy parlait finalement assez bien le français, si bien que je me demande si elle n'avait pas rusé quand j'ai débarqué ici la première fois. Peut-être avait elle senti la tension entre Antoine et moi ?

Le lendemain, Pat s'est tout naturellement empressé d'aider Jean dans sa logistique en l'amenant au village pour faire le plein d'essence, d'eau et de courses, pendant que j'accompagnais Amy à son cours d'anglais, donc à mon cours d'anglais. Je me suis d'ailleurs étonnée de mon niveau, tu m'aurais vu, tu aurais été super fier de moi : certes, je n'ai pas compris grand chose à ce qu'elle disait, mais j'ai presque tout capté ce que racontait Mercedes, elle qui parle quasiment couramment anglais. Je ne suis peut-être pas si mauvaise que ça, c'est juste une question d'accent. Et de vocabulaire. Et de grammaire aussi. Bref, les cours d'Amy ne me font pas de mal !

En rentrant, Amy a bien évidemment réinvité Jean à passer la soirée avec nous.

Sauf que cette fois-ci, Jean est venu accompagné. Je ne vais pas rentrer dans le détail de l'échange qui a suivi quand Amy s'est rendue compte qu'une jeune femme avait passé toute la journée enfermée sur le voilier, enfermée étant un bien grand mot, mais je crois avoir compris ce terme dans le ton (et l'accent) exaspéré d'Amy. Comme quoi, elle articule plus quand elle est énervée. Le hic, c'est qu'elle est rarement énervée, ce qui ne va pas me simplifier les cours d'anglais ! C'est même la première fois que je la vois dans cet état.


Lupita donc au repas, assise en tailleur sur la natte autour du feu (pas assez de chaises pour tout le monde).

Elle ne parle pas, c'est normal, nous parlons français et anglais avec Jean, je me dis qu'elle ne doit pas tout comprendre. Et elle est peut-être fatiguée par le voyage en mer (ce qui justifierait sûrement aux yeux d'Amy la journée enfermée dans le bateau).

Jean lui, il a l'allure d'un marin, ça se voit tout de suite à son teint bronzé, à ses rides autour des yeux, à ses mains crevassées et à sa démarche chaloupée compensant un roulis imaginaire sur une terre ferme qui tanguerait encore. Mais pas elle. Lupita, elle a la peau fraîche, certes cuivrée mais par les gênes, non par le reflet du soleil sur l'eau. Je dirai même qu'elle n'est pas marin pour un sou. Elle n'a pas cette aisance des marins, cette présence dans le regard qui analyse tout, cette capacité déroutante à faire face à tout ce qui se présente et cette aisance à faire entrevoir des mondes lointains et des histoires avec si peu de mots.

Lupita a l'air timide, réservée, alors nous n'insistons pas, nous lui laissons son espace pour qu'elle se sente à l'aise, pour qu'elle déploie tout doucement s'il le faut, ses ailes qui semblent si fragiles. On ne l'oublie pas, non, c'est juste qu'on ne la brusque pas avec des questions ou des remarques désobligeantes.

Et on a bien fait.

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