XI. Les réfugiés


La route vers le nord est coupée. La lave l'a traversée à quelques kilomètres de chez Max et Shirley. Sur les images qui passent en boucle sur l'écran télé installé dans la salle polyvalente, on voit clairement le panache gigantesque, la lave qui coule jusqu'à la mer et qui strie l'île de son beau rouge. Superbes images d'hélicoptère. Des reporters se font filmer sur le bord de la route, qui s'est faite déchirer comme un vulgaire bout de papier. La lave, déjà solidifiée y avance doucement, en une reptation vrombissante. Ils crient pour couvrir le grondement des roches. Je ne comprends rien à leur commentaire, mais je sens leur excitation, entre le scoop et la peur. Et je vois leur tête qui se retourne au moindre nouveau bruit suspect. Sur le bandeau défilant au bas de l'écran, j'apprends que quelques randonneurs sont portés disparus et que les secours s'organisent. C'est d'ailleurs le rôle de Max, d'aller les chercher. Parti juste après notre escapade nocturne, et accompagné de pompiers et peut-être même de l'armée, il va mettre sa vie en danger pour sauver des inconscients qui ont décidé de bivouaquer sur les flancs du volcan, malgré le risque fort annoncé. Il était tout excité de partir, alors que j'étais morte de trouille pour lui. J'espère juste que la force soit réellement avec lui.

Je détache mon regard de l'écran : des petites mains ont commencé à disposer des lits de camps, des draps et des serviettes dans le gymnase. C'est que Punaluu s'attend à accueillir le village voisin. Il est en effet possible qu'il soit touché, si le cratère s'ouvre un petit peu plus. Une dame m'explique qu'on n'est sûr de rien ; il est tout à fait possible que nous soyons aussi touché, le volcan pouvant ouvrir plusieurs cratères. Mais, me rassure-t-elle, les vulcanologues veillent et nous préviendront à temps.

Au fond de la salle, Shirley s'agite en maîtresse de cérémonie. Elle supervise tout. Je suis presque sûre d'avoir aperçu ses ailes frétiller ! Elle reçoit les réfugiés avec le sourire, leur offre un café et essaie de les rassurer. Mais plus qu'une conversation, elle est en mission. Elle a récupéré la liste des habitants et pointe tous ceux qui passent par Punaluu : qu'ils s'y arrêtent pour y passer les prochains jours ou qu'ils continuent plus loin chez des amis ou la famille, elle veut être sûre que tous seront évacués. Les consignes sont claires : si à dix heures ils ne sont pas tous partis, elle ira les chercher.

Ironie de l'histoire, elle joue le rôle de Teddy, quelques années auparavant. Sauf qu'ici, les chips et le coca ont remplacé le cocktail et les hot-dog, et les conversations s'attardent sur les bruits de la nuit, la peur et les dégâts vus aux infos plutôt que sur la taille des vagues à surfer et la finesse du tube de Kelly Slater. Est-ce que son ex-mari était aussi efficace qu'elle ?

En attendant l'ultimatum, elle s'occupe de l'impact écologique de ce rassemblement impromptu : ce n'est pas parce qu'on est dans l'urgence qu'on doit faire n'importe quoi. Elle rassemble donc ses troupes, qui ne sont autre que des élèves et des professeurs du futur collège écologique, pour un brainstorming qui n'aurait pas déplu à Pat. Je suis surprise de l'initiative des jeunes, de leur facilité à s'exprimer, à proposer des idées pertinentes et surtout très concrètes.


C'est comme ça que je me retrouve au volant d'un pick-up, guidée par Keira et Dana, deux ados hyper dynamiques, direction la pépinière du coin, à la recherche de gigantesques pots de fleurs vides qui serviront de poubelles de tri.

Après les « Where do you come from » et « Nice to meet you » de rigueur, Dana s'extasie :

- France ! Parisss ! So cool ! I love Parisss ! I love fashion !

On papote de mode pendant une partie du trajet, même s'il faut que je leur répète sans cesse de parler doucement et surtout d'articuler. Elles s'imaginent que tous les français, et en l'occurrence les françaises, sont des fans de mode, au courant des dernières tendances et toujours tirées à quatre épingles. Si elles voyaient une partie de ma famille, elle réviseraient leur jugement très vite. Mais c'est vrai, que comparé aux américaines, nous avons un peu plus de classe, ce qui n'est pas très difficile.

Keira affirme que pour nous, c'est plus facile, parce que nous avons des cours de mode à l'école.

- What ?

Là je crois que je n'ai vraiment rien compris à cette conversation.

Mais si, elle insiste, sûre d'elle.

- I'm sorry, but no fashion class at school. Never. Nowhere, je suis obligée de rappeler. A part le CAP couture, mais c'est trop compliqué d'expliquer en anglais ce qu'est un CAP. En tout cas, rien au collège, ni au lycée.

Un peu déçues, elles me parlent alors de leur projet, inspiré pourtant d'un reportage dans une école en France : installer un atelier de mode dans leur collège. Mais comme la leur est une école en transition écologique, le matériel proviendra de la récup. Le principe est simple : des containers de collectes de vieux tissus et d'accessoires de couture (perles, boutons, broches, ...), quelques machines à coudre dans une salle, des fans de mode qui voudraient relooker leurs fringues, et des élèves qui designent et cousent pendant les heures creuses de l'emploi du temps. Keira et Dana s'y voient carrément, elles ont déjà plein d'idées, il faut juste investir dans quelques machines un peu perfectionnées, mais on en trouve d'occasion, me rassurent-elles.

Pourquoi Shirley ne m'a pas parlé de cette idée sensationnelle ? « Ce n'est pas tout à fait finalisé » m'avoue Keira « mais si tu pouvais toucher un mot à Shirley du bien-fondé de notre projet, ce ne serait géant ! » (je t'avoue ne pas être totalement sûre d'avoir entendu Keira utiliser la version anglaise de « bien-fondé », mais privilège de mon niveau médiocre en langues, je peux imaginer la conversation à ma guise !)


De retour au gymnase, nous sommes missionnées pour aller emprunter de la vaisselle à la cantine du fameux collège. Je reprends le volant du pick-up, et avec mes nouvelles copines, direction le bloc de béton qui leur sert d'école. Difficile de l'imaginer avec des arbres, une fontaine, des kiosques et un potager. L'avantage quand tout est moche et glauque, c'est qu'il est facile de motiver les troupes pour changer. Au final, la seule chose qui ne changera pas, c'est le drapeau américain qui flotte au vent !

Après une petite visite guidée (j'ai même droit de voir l'emplacement de la future salle de mode, qu'elles ont déjà baptisée salle « Coco Chanel »), nous rejoignons le cuisinier, lui aussi hyper enthousiaste sur le projet. Ses bras musclés ne sont pas de trop pour nous aider à empiler la vaisselle dans le pick-up, les assiettes à peu-près calées avec des bouts de carton. Heureusement que pour cette deuxième excursion, je commence à mieux maîtriser la boite de vitesse automatique !


Changement d'atmosphère lorsque nous ramenons notre chargement, encore imprégnées de l'ambiance positive du projet : le gymnase ressemble au métro aux heures de pointe et les discussions sont moroses. Sauf qu'elles ont glissé de la peur pour sa vie à l'angoisse de perdre ses biens. S'ils sont arrivés armés uniquement de leur sac à main et de la peluche des enfants, « les réfugiés volcaniques » projettent maintenant un déménagement en règle et réquisitionnent des pick-up pour ramener malles, cartons, tables, meubles. Ca s'agite, ça crie, ça menace quand on leur interdit de repartir, ça finit en crise de nerf générale, mais ma fée clochette reste impassible et concentrée. Pourtant, elle doit elle aussi angoisser : Max n'est toujours pas rentré et aucune nouvelle à l'horizon.

C'est au milieu de ce bazar gigantesque que Jean décide de débarquer.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top