XI. Le choix d'Estelle


Bon c'est bien le camping, mais il fait chaud. Surtout en début d'après-midi.

Je devrais faire comme Pat, parti réfléchir dans son van. Tu parles oui, je l'entends ronfler d'ici ! Mais les siestes, je ne sais pas faire. Je me pose et de suite, un insecte vient tourner autour de moi. Concert de bzzz stridents. Ou fourmis qui font leur marathon sur mon corps.

J'aurais dû accompagner Amy.

Amy, elle est partie donner un cours d'anglais aux femmes du voisinage. Juste avant, elle m'a proposé de venir. J'ai décliné évidemment, par politesse, prétextant que je ne voulais pas gêner. Et elle, elle me répond dans un grand sourire et avec une extrême douceur dans la voix que je fais ce que je veux. Je n'ai même pas eu le temps de faire semblant d'hésiter, qu'elle avait déjà filé.

Quelqu'un de normalement constitué aurait essayé de me convaincre, genre « Tu ne me déranges absolument pas et puis tu verras, c'est vraiment sympa. Et puis ça peut te servir, de t'améliorer en anglais, blablabla ». Mais non, à la place, j'ai eu droit à un tout petit « it's up to you » (merci à Pat pour la traduction simultanée). C'est tout. Un It's up to you clair, net et précis. Et zou, elle est partie, sans précipitation, même pas en retard, vu que je doute qu'elle ait instauré des horaires à ses « élèves ».

C'est ça qui est chiant avec Amy, elle ne t'impose rien évidemment, mais ne te dit pas quoi faire, ni même te le suggère. Tu es libre, tu fais ce que tu veux. C'est à toi de choisir, pas à elle.

Et c'est bien ça mon problème : choisir.

Un truc que je n'ai jamais réussi à faire.

Ma hantise dans les magasins : je trouve deux paires de chaussures chouettes, laquelle choisir ? Je pèse le pour, le contre, re-le pour et encore le contre, je me décide pour une paire, oh et puis non, je vais prendre l'autre, quoique la première est bien, mais la deuxième quand même elle a un petit truc sympa, oh, attendez finalement je vais prendre la première et ... la vendeuse a empaqueté la première, elle a pris ma carte bleue, je suis en train de taper le code. Et en sortant du magasin, je regrette déjà l'autre paire de chaussures : la couleur aurait été beaucoup mieux avec ce que je mets d'habitude, et puis celles-là, elles sont un peu trop ...

En fait, pour que je sois heureuse de mes achats, pour que je prenne du plaisir dans cet acte banal du shopping qui satisfait tant de gens dans ce bas monde, il faudrait que j'achète les deux paires.

Et encore, je serai capable de le regretter, ben oui : je vais les stocker où ces deux paires ? Sans compter que j'ai explosé mon budget alors qu'il fallait que je m'achète une petite robe d'été ... Ne pas choisir, n'est-ce pas un peu choisir finalement ? (Vous avez quatre heures pour cette dissertation).

Donc à ma gauche : Amy et ses mexicaines inconnues, sûrement bien en chair et souriantes, probablement attablées devant une table en formica où trônent des gâteaux pour accompagner la Jamaïque maison trop sucrée.

A ma droite : la tente, son matelas et l'oreiller moelleux qui invitent à la paresse, sa chaleur étouffante après trois minutes passées à l'intérieur et les insectes qui attendent que j'actionne la fermeture éclair pour envahir mon refuge .

Que veux-je ? (pas facile à dire ça. Je comprends mieux pourquoi j'ai du mal à choisir si je n'arrive pas à exprimer la question principale : Qu'est-ce que je veux?)

Oui, qu'est-ce que je veux au fond ? Ici tout de suite maintenant.

Mais aussi dans ma vie.

Je sais ce que je ne veux pas, enfin ce que je ne veux plus, enfin ce que je crois ne plus vouloir, bref, cette vie de boulot – argent – achats – vacances – paraître, cette vie par procuration même si j'avais vraiment l'impression de la vivre en réel, cette vie que j'ai vécue jusqu'ici, pendant mes 40 premières années.

Mais à la place, je veux quoi ? Je veux quoi pour les 40 prochaines ?

Une vie de retraitée comme Amy et Pat ? Attention à l'ennui qui guette, moi je ne suis pas capable d'inviter à ma table le premier inconnu qui passe (même si j'en ai envie. Désolée Brad Pitt, nous n'avons pas été présentés).

Une vie de baroudeur comme mes beatnicks-préférés ? Attention à la routine qui s'installe avec les kilomètres et les jours qui défilent. Et je ne suis pas sûre d'avoir le budget pour ... quoiqu'Amy m'ait prouvé qu'on pouvait vivre avec pas grand chose.

Une vie d'aventurière ? Faut juste que je me trouve mon Indiana Jones et je n'ai pas l'adresse du Chasseur Français pour y déposer une petite annonce.

Ou un prince charmant ? Mais vu qu'il faut qu'il soit idéal, je me demande s'il n'y a pas plus de probabilité que Brad Pitt débarque ici pour me proposer une vie de bohème avec lui sur cette plage (si c'est lui qui m'invite, alors là, je ne dis pas non).

Bref, ma vie est en construction.

Ou plutôt en reconstruction.

CHANTIER, DEFENSE D'ENTRER.

Et c'est bien ça le problème : je n'arrive pas à y entrer dans ma vie.

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