VIII. Mes premiers pas dans ma nouvelle vie
La mauvaise nouvelle c'est qu'il n'y a rien ici : pas de village, pas d'hôtel (même pas un boui-boui miteux), pas de banque ni de Western Union pour récupérer de l'argent, pas d'électricité, pas de téléphone (Amy et Pat n'ont pas de portable, j'hallucine). Même pas de chiottes !
Au fur et à mesure que Pat me dresse la liste de tout ce qui va me manquer, je m'enfonce dans le siège de camping, la tête calée dans mes mains.
Et je fais quoi maintenant ?
Me reste juste à prier qu'une voiture passe pour faire du stop.
Ou au pire pour emprunter un téléphone et appeler Antoine pour qu'il revienne me chercher. Faut être sacrément conne pour tout plaquer comme ça et s'enterrer dans un trou en plein soleil !
La bonne nouvelle, c'est qu'Amy et Pat ont l'air adorables. Pat parle hyper bien français (il était prof). Et les cookies d'Amy sont hyper bons. Ils attendaient peut-être désespérément quelqu'un pour discuter ? Si ça se trouve, ils n'ont vu personne depuis des mois ! Le bus d'à côté est sûrement vide.
Mais tient, ils sont où les gens du bus d'à côté ? On ne part pas en abandonnant son camping-car !
Oh mon dieu : et s'ils étaient morts ? Et si Amy et Pat sont des psychopathes ? Serial killers ? Dangereux cannibales ? Maman, tu m'avais pourtant appris à ne pas parler à des inconnus, je suis désolée, je ...
- Estelle ? Ca va ?
- Euh, oui, oui, tout va bien !, je bafouille, en essayant d'effacer ces pensées morbides et surtout de détacher mon regard du couteau multifonction qui trône au milieu de la table, version armée US le couteau et pas suisse, c'est à dire à la taille du pays : plus gros, moins neutre et sûrement à cran d'arrêt pour faire plus quartiers mal famés de Brooklyn.
- Tu peux aller te reposer dans la tente d'Amy si tu veux. Tu peux même y dormir ce soir.
- La tente d'Amy ? Elle ne dort pas dans votre bus ? Je croyais que c'était ta femme ! je m'étonne avec un ton un peu plus crispé que je ne voudrais paraître.
- Ah ! rit-il, il paraît que je ronfle ! Alors parfois, elle va finir la nuit là-bas. Elle a bien essayé de dormir dehors, mais je ne suis pas rassuré avec les serpents qu'il y a ici.
Ah parce qu'il y a des serpents ? En plus d'un couple de serial killers qui appâte ses proies avec une citronnade et des cookies ! Vraiment hyper bons ces cookies au fait. J'en reprends un, si je dois mourir, au moins que ce soit le ventre plein et les papilles comblées.
Et plutôt que de m'enfermer dans une tente bouillante en attendant que mes bourreaux viennent me découper avec leur coutelas, j'opte pour la version découverte du package « voyage sensation en solitaire » : un tour de canoë (si je dois mourir ce soir, au moins que ce soit après en avoir bien profité et m'en être mis plein les mirettes).
Depuis la mer, le site est majestueux (je l'ai déjà dit?). C'est un entrelacs de petits îlots rocheux, surmontés de cactus et de buissons. Entre les îlots, l'eau est tellement lisse que le canoë file sans un seul bruit. Autour de moi, des pélicans se prélassent sur l'eau et des oiseaux qui ressemblent à des cormorans se sèchent au soleil, toutes ailes écartées. Tout n'est que luxe, calme et volupté (Baudelaire a dû venir ici pour l'inspiration, c'est obligé !)
Le souvenir d'Antoine entrant dans la voiture m'apparaît soudain. Sensation bizarre. C'est déjà du passé, c'est déjà si lointain, et pourtant, c'était il n'y a que quelques heures. Sans que je décide quoi que ce soit, défile dans mon cerveau tout un tas d'images de nous deux, véritable séance diapo des meilleurs moments d'Antoine et Estelle. Antoine et Estelle au ski, dans la poudreuse sous le soleil ; Antoine et Estelle en Ecosse, sous la pluie de l'île de Skye et une bière à la main au petit pub d'Edimbourg. Antoine et Estelle à scooter devant le monastère du Grand Bleu dans les Cyclades, puis riant devant une moussaka géante et fondante. Antoine et Estelle tout sourire en entrant à Eurodisney et le regard livide et l'estomac retourné après l'attraction du wagonnet d'Indiana Jones (et le fou-rire le lendemain en y repensant). Antoine courant derrière Estelle aux dix ans de mariage de Sonia, un pot de nutella dans la main, puis tous les deux, la figure barbouillée, s'embrassant tendrement derrière la grange (peut-être pour ça que j'adore le nutella). Antoine et Estelle sortant précipitamment de la petite église basque qui accueille des chœurs de voix d'hommes, en hurlant un ouf de soulagement dès la porte franchie, ponctué par un raclement de gorge désobligeant provenant de l'intérieur (fou-rire gigantesque sur la route du retour). Antoine et Estelle frigorifiés et hagards de fatigue mais hyper fiers de leur première et unique leçon de kitesurf.
« Le temps passe et passe et passe et beaucoup de choses ont changé.
Qui aurait pu s'imaginer, qu'le temps s'serait si vite écoulé ?
On fait le bilan, calmement, en s'remémorant chaque instant,
Parler des histoires d'avant, comme si on avait 50 ans. »
J'ai ça qui me trotte dans la tête, Nèg'marron pour la BO de notre film. Très joyeux d'ailleurs ce film, aucun regret, aucune aigreur, juste une petite nostalgie du temps passé qu'on ne rattrape plus. Une page qui se tourne, doucement, dans un décor splendide.
« Voilà, c'est fini. »
Je suis calme et apaisée quand je rentre sur la plage. Si Amy et Pat veulent en finir avec moi, c'est le bon moment, j'ai fait le vide dans ma tête, je suis prête au sacrifice. J'aurais juste voulu régler un petit truc avant de mourir : dire à ma mère que je l'aime. Et à ma petite sœur que je suis fière d'elle. Et à ...
Bon, je ne suis pas tout à fait sûre d'être prête à mourir.
Je m'avance néanmoins vers mes bourreaux d'un pas fier et digne (mais tous les sens en alerte).
Quand j'entends une voix familière.
Puis une seconde.
Les beatniks ! YES, je suis sauvée, ils vont m'emmener loin d'ici !
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