- Dis-moi Shirley, on peut s'arrêter à un magasin ?

Nous avons repris le chemin du retour, cette montée sur le flanc du volcan, perdu tout là-haut dans les nuages, trônant du haut de ses, combien déjà , 9 km ? Mais cette fois, nous avons tourné à gauche, et roulons à travers un interminable champs de lave.

- J'ai besoin d'acheter de la crème solaire.

- Pourquoi faire ?

- Pardon ?

- La crème, c'est pourquoi faire ?

- De la crème solaire. Contre les UV. Pour protéger ma peau, je balbutie, avec un peu l'impression d'être une extra-terrestre.

- Oui, mais à quelle occasion ?

- Ben, comme là par exemple, et puis après, quand je serai sur le bateau avec Jean.

- Donc tu comptes te crémer et aller te baigner en mer ?

- Oui bien sûr, je réponds, pas certaine d'avoir bien compris l'importance de cette révélation. Tout à coup, j'ai un doute : je ne serai pas passée au delà de l'espace-temps ? Dans un trou de la quatrième dimension ? Je serai revenue à une époque où la crème ne se concevait qu'en cuisine ? Ou pire, à une période où les gens ne se baignait pas en mer ? Une époque pétrie de croyances en des mondes engloutis, des monstres marins et des sirènes. Après tout, je ne l'ai pas encore vue consulter un smartphone depuis que je la connais. La crème solaire, c'est inventé depuis quand ?

- Tu te rends compte que tu détruis le corail avec ta crème et que tu perturbes le comportement des poissons ?

Ah ben non, je suis bien au XXIème siècle sur la planète terre. Je suis juste en compagnie d'une écolo.

- Ca les rend fou : certains poissons vont même jusqu'à s'enterrer sous des cadavres, comme s'ils étaient drogués !

- Ah bon ? C'est vrai que c'est pas terrible, mais bon, je n'ai pas envie de m'attraper un cancer de la peau, j'ajoute pour couper court à ce cours qui m'a l'air un petit peu exagéré.

Oups, la boulette ! Je lui parle de cancer, à elle qui a enterré son fils !

- Tu peux te baigner avec un lycra, répond-elle, imperturbable. D'ailleurs c'est probablement mieux.

- Pour me protéger du soleil ?

- Tu sais, la crème, elle ne reste pas longtemps sur ta peau. Et est-ce tu en remets toutes les deux heures comme indiqué sur la notice ?

- Euh ... non, je réponds avec la tête du gosse pris en train de voler des cerises dans l'arbre du voisin, la bouche et les doigts rouges foncés. Tu as sûrement raison, j'ajoute pour apaiser la lionne qui commence à apparaître sous la tignasse de Shirley.

- En tous cas, maintenant ce n'est plus possible d'acheter de crème solaire dans un magasin à Hawaï, ajoute-elle, d'un air triomphant. Si tu en veux vraiment, il faut que ce soit prescrit par un médecin et pas n'importe laquelle !

- Ah bon, je réponds, assez étonnée par cette réglementation drastique qui ressemble plus à la Russie qu'aux Etats-Unis.

- Une première mondiale, tu te rends compte ! Et c'est grâce à moi ! Enfin, je n'étais pas toute seule, claironne-t-elle, pas peu fière.

- Toi ? Alors je squatte chez une femme politique ? Ecologiste, je suppose ! Mais désolée, si tu es gouverneure ou députée ou sénatrice, désolée de ne pas être au courant, je ne suis pas trop au fait de la politique américaine. A part Trump bien sûr !

- Non, aucun souci de ce côté là, rit-elle. Je travaille dans une association écologiste, c'est tout.

- Donc tu fais du lobbying auprès du gouvernement ?

- C'était le cas pour cette campagne.

Mince, Shirley est une écoguerrière ! D'où la lionne, je comprends mieux !

- Mais je m'occupe de plein d'autres choses. Tiens, en ce moment, je monte un projet d'éducation à l'environnement dans une école.

- Ah tu veux dire que tu apprends aux élèves à trier pour le recyclage ?

- Non, ça, ils le savent déjà. Là il s'agit de repenser l'école de façon écologique. De fond en comble, en se basant sur la permaculture.

La permaculture, ce serait pas cedélire de bobos pour faire pousser trois tomates et deux choux surle toit de l'immeuble de leur société cotée en bourse, histoire des'occuper sainement pendant la pause de midi, après le repas aupetit resto chinois d'en bas ?

- C'est une école d'agronomie ?

-  Non, dit-elle en riant. La permaculture, ça va bien au-delà du potager ! En fait c'est un agencement de l'espace qui permet de réduire tous les impacts sur notre planète et, dans le cas de cette école, d'apprendre aux élèves à se comporter autrement. On vise la neutralité carbone de l'établissement et le zéro déchet !

Ça fait un peut ronflant comme discours. C'est le genre de baratin qu'affectionnent les banques pour ne plus envoyer de relevés par courrier. Ils sensibilisent le client en surfant sur sa fibre écologique, alors que c'est simplement des économies financières qui sont visées. Si ça se trouve, Total est certifié écoresponsable juste parce qu'il a communiqué sur le recyclage de ses cartouches d'imprimantes ! Mais soyons poli, laissons à Shirley-la-verte le bénéfice du doute et voyons ce qui se cache derrière ce slogan marketing. Même si je risque d'être submergée par un flot ininterrompu de paroles, qui confirmera qu'effectivement Max et Shirley étaient faits l'un pour l'autre. Mais après tout, ce paysage de lave est si monotone ...

- Alors ça consiste en quoi, concrètement ?

- Le premier point, ce sont les extérieurs. Pour l'instant, c'est un espace bétonné sans âme, avec juste des bancs et quelques buissons qui servent aux jeunes à se cacher pour dealer. On a travaillé avec les élèves pour qu'ils réinventent leur espace. Le but, c'était vraiment que les idées viennent des élèves. C'était drôle, au début, ils ne proposaient que du déjà-vu. Et petit à petit, ils ont commencé à laisser parler leur imagination et à se lâcher. Au final, ça va plus ressembler à un parc qu'à une cour d'école. Il y aura une jolie pelouse, parsemée de plate-formes en bois pour se reposer. Certaines seront sous des kiosques, pour la pluie et toutes auront des prises électriques pour recharger les smartphones (alimentées par les panneaux solaires photovoltaïques sur le toit des kiosques). Ils ont aussi prévu un petit coin jardin zen avec une fontaine en forme de cascade, alimentée par de l'eau de pluie récupérée dans un grand bac et activée mécaniquement par le poids de l'eau de l'eau qui tombe. Le mouvement perpétuel ! Max a beaucoup aimé la proposition.

- Tu m'étonnes !

- Beaucoup d'arbres seront plantés, mais principalement des arbres fruitiers et des massifs de plantes aromatiques.

- Vous allez les utiliser pour la cantine ?

- Bien sûr, dans quelques années ! Ca servira aussi à attirer les abeilles. Pour les ruches, qu'on va installer tout au bout de l'école.

- Des ruches dans une école ? C'est pas dangereux, ça ?

- Les élèves qui s'en occuperont seront formés. Et ils auront les combinaisons. Le premier miel d'écolier américain, peut-être même du monde !

Shirley, hyper enthousiaste, m'explique qu'il y aura aussi un poulailler, un espace compostage / recyclage, un grand potager en accès libre animé par les élèves de l'atelier agroécologie, des panneaux solaires sur tous les toits et une éolienne à l'entrée (c'est là que sera hissé le drapeau américain), mais aussi quelques tables de ping-pong, des murs dédiés aux expositions des élèves (protégés de la pluie évidemment) et un théâtre de verdure pour les cours de théâtre, les spectacles ou juste pour se poser entre copains et écouter l'émission de radio émise depuis le studio juste à côté et réalisée par d'autres élèves. Car l'école aura sa propre radio qui émettra sur la FM des émissions écologiques évidemment ... Quasiment toutes les constructions seront faites en bois local et réalisées au maximum par les élèves de l'atelier menuiserie. Et comme l'imagination n'a pas de limites, il y a même un projet de réparation de toutes sortes, du vélo au smartphone, menés par des mécanos et des geeks passionnés. Il faut juste que l'école investisse dans une imprimante 3D.

Du lourd donc, bien loin de ce que j'aurai pu imaginer. Et, bien loin de l'écoresponsabilité déclarée des banques, oui je sais, j'ai eu  la critique un peu facile ! D'ailleurs, elle pourrait pas être employée chez Total, ma Shirley ? J'ai comme l'impression qu'elle arriverait à trouver les sous pour qu'ils inventent un carburant à base d'eau florale !

- En fait, toutes les filières scolaires y auront leur place, continue-elle : les journalistes, les paysagistes, les agronomes, les menuisiers, les artistes ... C'est important aussi de susciter des vocations chez les jeunes.

- Vous avez pensé à tout !

- Oui, on a même repensé les transport pour se rendre à l'établissement en polluant moins.

- Avec de l'essence d'eau florale ?

- Pardon ?

- Non rien ! Et toi, là-dedans ?

- Moi, je dynamise les énergies.

- Ce qui veut dire ?

- J'organise les groupes de travail, je motive les élèves pour qu'ils y participent, je les aide à trouver des idées et les rendre concrètes, je les oriente vers des personnes à contacter et je leur remets les pieds sur terre quand leurs idées sont trop éloignées de notre capacité.

- Comme par exemple ?

Shirley quitte la route côtière et nous arrête devant une supérette si petite, que j'en oublierai presque que je suis aux Etats-Unis. Trop passionnée pour sortir de la voiture, elle coupe le contact, mais continue son explication dans l'habitacle.

- Ils voulaient une piscine à filtration naturelle. Ce n'était pas tant la fabrication, on aurait pu faire ça avec les étudiants de l'option bio technologie, c'était surtout l'entretien, c'est très compliqué. Et les exigences sanitaires pour les piscines sont drastiques, surtout dans un établissement scolaire. Mais tu devrais voir ça, c'est super motivant ! Et surtout, en plus d'embellir le collège, je pense qu'on va vraiment sensibiliser les élèves et les professeurs. Et c'est super que tous adhèrent au projet de Neytiri !

- Nétiri ?

- Oui, Neytiri, l'héroïne d'Avatar. C'est le surnom qu'ils m'ont donné. Génial, non ?

Moi qui croyais avoir affaire à la fée clochette, je me retrouve avec une extra-terrestre bleue connectée aux arbres. Si ça se trouve, c'est sa voiture à elle qui roule à l'eau florale !

- Bon, j'en ai pour un moment, si tu veux venir avec moi dans le magasin, tu peux, mais...

- T'inquiète, j'ai pigé, je ne vais pas demander de crème solaire !