VII. A l'autre bout du monde
Cette nuit, je me suis installée sur le pont et emmitouflée sous la couverture, je contemple le ciel étoilé, bercée par le cliquetis, ou plutôt le cling-cling de la drisse sur le mât, le léger ressac sur la coque et au loin le ronronnement des insectes. Après une pose longue pour figer toute cette beauté sur une photo, je savoure le calme plat et la tranquillité de cette nuit très claire, la lune presque totalement ronde. Elle est si grande que je pourrai presque la toucher, si lumineuse que je peux y distinguer tous ses cratères. Autour, des constellations que je ne connais pas, hormis la Croix du Sud que Ta'aroa m'a appris à reconnaître. Ce losange et sa petite étoile sur l'un de ses côtés. Icône de tout un tas de peuples du Pacifique Sud, dont les légendes racontent que les tortues, les baleines ou les dauphins en sont descendus avant de donner naissance à l'Homme. Et si la théorie de Max était vraie ?
J'esquisse un sourire en pensant à ses céréales de l'espace, son front très large et ses yeux clairs globuleux. Est-ce que j'ai compté pour lui ? Et pour Shirley, Amy, Pat, Stian, Jean ? Au moins juste un peu ? Se souviendront-il de moi dans quelques années ? Ou bien mon image et l'histoire que nous avons vécue ensemble s'estomperont petit à petit dans leur mémoire, comme une photo trempée dans l'eau.
J'ose espérer que Lupita se souviendra toujours de moi et que sur son lit de mort, elle pensera à Estelle Legrand, née le 16 mars 1979, 1m59, yeux marrons, passeport n°17AA16319 émis le 13 janvier 2017 par la sous-préfecture de Sartène (2A).
Lupita. Peut-être demain, en allant à terre, aurais-je de ses nouvelles. Est-elle sortie d'affaire ? Sinon, à quoi bon ?
Je m'arrête un instant sur cette pensée.
Non, pas à quoi bon. J'ai décidé de te dire la vérité, alors il faut aussi que je sois honnête avec moi-même. Ce périple, tous ces rebondissements, même les plus odieux, m'ont rendu à la vie. Que dis-je, m'ont donné la vie : avant, je n'étais qu'un pion au milieu de la société qui avait tracé mon avenir, pour mon bonheur assurément. Jean avait raison, j'étais en transit. Eux, m'ont aidé à trouver ma Voie, celle de VIVRE.
J'ai donc décidé d'aller de l'avant. Je ne serai pas une femme battue. Et même si j'ai parfois encore l'estomac noué et la nausée, ce souvenir-là, c'est sûr, je le diluerai dans l'eau. Ou je le pulvériserai au karcher.
Et ce sera d'autant plus facile qu'ici, avec mes nouveaux amis, que dis-je ma nouvelle famille, je n'ai pas le temps de gamberger. Letizia et Alex, son mari, ne m'ont pas débarquée à la première escale et Emilie et Timothé ont l'air d'apprécier mes cours. Ils sont même parfois contents de s'attabler dans le carré, loin de leurs parents, un crayon et une gomme à la main, la langue pendante du bon élève studieux. Au moins, je pourrais toujours me reconvertir en institutrice sur voilier à mi-temps, avec la mention « même par gros temps ». Pas sûr que ce soit très valorisant sur un CV. Mais je m'en fiche éperdument, tout le monde sait que les CV, ça se pipeaute.
Même une identité, ça se pipeaute. Il suffit de donner son passeport pour qu'une inconnue prenne ma place. Qu'elle devienne moi.
Mais moi, qui suis-je ? Quand ils referont mon passeport à Tahiti, ils y inscriront mon nom, ma date et mon lieu de naissance, ma taille, la couleur de mes yeux, ils prendront sûrement mes empreintes digitales et je ne sais quoi d'autre qui entrera dans la grande base de donnée du fichage mondial. Mais dedans, à l'intérieur de moi, serais-je encore Estelle Legrand ? Celle qu'on connaissait avant que je parte pour le Mexique ? Celle qui rêvait de s'affaler dans un fauteuil moelleux dans un jardin fleuri de roses trémières ? Celle qui ne sait pas choisir, même pas une paire de pompes ? Celle qui aime les bonnes tomates juteuses, mais pas le foie gras ? Ni le gâteau au chocolat ? Et encore, ça, j'en suis même plus sûre ! Il faudrait regoûter. Et même regoûter les salsifis, si ça se trouve ... Quand même pour les salsifis, c'est pas que je cherche une excuse, mais en trouver dans les tous petits magasins de ces îles du bout du monde, c'est aussi facile que de faire acheter du Destop à Shirley !
Qui suis-je au fond ?
Et qu'est-ce que je veux ? J'ai eu des fleurs de tiaré, de frangipanier, d'hibiscus, ça vaut au moins autant que les roses trémières, non ? Et les corossols. Et les ananas. Et les chevrettes coco.
« Qui suis-je ? Dans quel état j'erre ? » aurait ajouté mon père, imitant Coluche, pour détendre l'atmosphère.
Mon père. Dis-moi Petit Papa, toi qui m'observe de là-haut, que vais-je devenir ? Jusqu'à quand Letizia m'acceptera-t-elle sur son bateau ? Et si elle me permet de les accompagner jusqu'au bout de leur périple, qu'adviendra-t-il de moi après ? Qui suis-je finalement pour eux ? Une aubaine ? Une bonne action ? Une amie ?
« Tu te poses trop de questions, Estelle » m'aurait sûrement dit Amy. « Laisse faire les choses, laisse toi guider par ton instinct » aurait ajouté Pat. « Il suffit d'offrir toutes tes pensées à la mer et d'écouter ce qu'elle a à te conseiller en retour ».
OK, disons que je me laisse guider.
Mais aurais-je droit, moi aussi, à cette enveloppe d'amour qui enrobait Lady Négatif, la vieille anglaise anorexique croisée il y a quelques mois au Mexique, qui rayonnait sous le regard extasié de son compagnon de vie ? Aurai-je droit de vieillir shootée aux pilules Amour© ? Ou finirai-je comme Jean, toujours dans la séquence, mais toujours à côté du bonheur ? Et d'ailleurs, il est où le Bonheur, hein, il est où ? Est-il ici, sur ces mers du Pacifique Sud ? Sur une plage de Basse Californie ? Dans une cabane en pleine jungle hawaïenne? Ou quelque part, loin des frontières, entre l'Arizona et le Canada ?
Et d'ailleurs existe-t-il ? Ou bien est-ce encore une invention des adultes, à ranger avec le Père Noël, la Petite Souris et le Prince Charmant ?
Mince : une étoile filante !
Ca veut dire quoi ? C'est un signe ? « ... trop de questions, Estelle ! »
Je regarde la trace qu'elle vient de laisser dans le ciel, au milieu de ces milliards d'étoiles. Il faut faire un vœux, c'est ça ? Alors, je fais le vœux qu'Antoine soit heureux et qu'il trouve sa voie. Et s'il existe, le Bonheur. Et je lui souhaite aussi de trouver le Grand Amour.
Sans les coups.
Je me suis réveillée ce matin dans la pénombre rosée d'un soleil qui tarde à se lever, toute mouillée sur le pont, enroulée dans le génois. J'ai dû m'endormir hier soir en cherchant Cassiopée au milieu de ce ciel gigantesque.
J'ai regardé autour de moi.
Et j'ai continué à regarder.
Le ciel s'est alors doucement éclairci et pendant quelques instants, les insectes se sont tus, laissant à la mer le soin de rythmer la journée qui commençait à s'annoncer. Puis les oiseaux sont entrés dans la danse. Les lumières du clocher de l'église se sont éteintes et le chant des coqs sont parvenus jusqu'ici. D'un coup, le soleil a fait son apparition en drapant la baie endormie de bleus majestueux.
Des bleus si clairs que j'aurai pu compter les grains de sable sous le bateau.
Des bleus comme je n'en avais pas vu depuis si longtemps.
Des bleus qui rendent si bien sur les photos.
Le soleil a ensuite réchauffé le vert de la montagne, plus petite que celle des Marquises, mais aussi acérée. Et peut-être plus accueillante.
C'est dans ce paradis que je te quitte. Pour de vrai cette fois. Je sens qu'il est temps.
Après mon déjeuner, j'irai à terre avec Letizia, Alex, les enfants et Blacky le chien et je posterai ce cahier dans la boite jaune de la poste de Mangareva.
Mangareva, cette île du bout du monde au nom magnifique.
Car dans Mangareva, il y a rêve.
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