VI. Le temps s'immobilise Aux Marquises
La baie de Taiohae est vaste. Et les autres bateaux semblent éparpillés dans tout cet espace. Nous sommes une cinquantaine. Du monde entier, si j'en crois les pavillons qui flottent à l'arrière. Et avec les mêmes besoins, si j'en crois les T-shirts, shorts et slips accrochés aux filins.
Chaque matin, les annexes partent à terre et chaque fin d'après-midi, reviennent à bord. Parfois, des amitiés se nouent, un équipage est invité à l'apéro d'un autre, histoire de goûter les alcools qui plombent ses cales. Les conversations s'élèvent dès qu'ils trinquent et résonnent dans toute la baie. Parfois, les discussions se poursuivent à la radio, sur un canal écouté par tous. C'est comme ça qu'on sait qui a du rhum, qui a du vin chilien et qui a de la bière de Tasmanie. On peut en déduire dans quel sens les voiliers font leur tour du monde.
Je n'en suis qu'aux déductions, car Jean est un marin solitaire. Le seul de toute la baie qui préfère siroter sa Hinano, la bière locale, à terre aux snacks du port, pour ne pas passer ses soirées à parler vent, navigation et tempêtes. J'ai vraiment la guigne ! Plutôt que de passer de bonnes soirées avec des voyageurs qui rient de bon cœur de leurs anecdotes et font rêver avec leurs histoires de rencontres avec des peuples dont je n'ai jamais entendu parler et leurs description d'îles majestueuses, il préfère s'attabler à l'ombre d'un arbre et passer le temps avec Robert, son ami Marquisien de longue date. Je ne sais même pas s'ils parlent. Parfois, un ancien sort son jeu de cartes et le temps s'écoule au son des cartes posées sur la toile cirée qui égaye la table en plastique, des mots brefs et des débriefings d'après partie. En attendant le passage de Mireille, qui le gratifie toujours d'une bise chaleureuse et d'un large sourire. Peut-être est-ce un amour passé ? Sa femme dans ce port ? J'essaie de me l'imaginer jeune : son petit nez épaté en trompette devait illuminer un visage lisse et des longs cheveux noirs. Sa voix est douce et on discerne à peine le roulement des R caractéristique de l'accent polynésien. Quand elle me coiffe d'une fleur d'hibiscus sur l'oreille, je sens toute la grâce de cette femme d'un âge bien mûr.
- Mireille était la reine du Heiva. La grande fête polynésienne annuelle. Tu l'aurais vu danser : un papillon !
- Tu exagèrres, Jean, dit-elle en lui posant délicatement la main sur le bras.
Ils sont beaux tous les deux. Mais que fait Jean à passer toutes ses soirées sur le bateau ?
- Tu serrras là pour le Festival de Nuku Hiva, Estelle ? C'est en juillet.
- Juillet ! Non, je pense que je serai déjà repartie. En France, ou au pire, à Tahiti. Il faut que je refasse mon passeport.
- C'est dommage. C'est trrès beau le Festival. Et puis, c'est une trrès grrande fête ! Mais si tu es à Tahiti, tu verrras peut-êtrre le Heiva, c'est encorre mieux. Ma petite-fille va y rreprrésenter Nuku Hiva. Elle rrépète beaucoup en ce moment.
Sa petite-fille ! Bien sûr, Mireille est mariée, a une famille, peut-être même toute une lignée et Jean ne peut faire rien d'autre que de la dévorer des yeux. Une fille dans chaque port, mais aucune dans ta vie, dur la vie de marin !
- Si tu veux, continue—t-elle, tu peux voirr ses rrépétitions. Mais il n'y aurra pas les costumes.
Me voilà partie assister à la répétition de danse de Maeva. Ca n'a jamais été vraiment mon truc, les spectacles de danse, mais au moins, ça me fait bouger. Je n'en peux plus de vivre avec Jean.
J'ai rendez-vous avec Mireille au bout de la jetée, là où les pécheurs vendent leurs poissons colorés, tout frais péchés de la nuit ou de l'aube. Jean reçoit le baiser matinal de sa dulcinée et retourne refaire le monde avec Robert, attablé à l'ombre du snack du port.
Mireille m'accompagne à travers les ruelles fleuries de Taiohae. Partout, des petites maisons en béton colorées et en toit de tôle, pas tout à fait finies, pas hyper bien entretenues, mais partout des jardins magiques : des arbres fruitiers en pagaille (manguiers, papayers, citronniers, pamplemoussiers), des arbustes aux feuilles colorées, des haies d'hibiscus ou de tiarés, des frangipaniers gigantesques qui parfument le quartier de leurs fleurs blanches ou roses, des potagers généreux et ordonnés où poussent ananas, piments, tomates et quantité de légumes que je ne connais pas.
Les gens que l'on croise nous saluent tous et discutent même avec moi. Tout le monde ici est géant, que ce soit en hauteur comme en largeur. Je me sens naine, encore pire qu'à Hawaï. Pour ça, le Mexique était plus dans ma norme. Mais tous ces colosses ont l'air cool : short et tongs, parfois une chemise à fleurs à la place d'un T-shirt, à part les mémés, sapées dans leur robe à fleurs. Beaucoup de fleurs aussi dans les cheveux et des tatouages sur tout le monde, même les vieilles. Mais pas des placards colorés, des croix, des dictons latins, d'obscures phrases en chinois, des papillons ou des cœurs grillagés, non, ici ce sont des tatouages tribaux, exclusivement bleu marine, censés représenter le clan et ses totems. Jean m'avait prévenu, ici c'est culturel, ce n'est pas une mode, c'est ancestral. Je m'attendais donc à en voir sur les bras et sur les épaules bien sûr, sur les jambes des femmes d'une cinquantaine d'années à la rigueur, mais sur les visages ! Le mastodonte qui arbore ces marques indélébiles sur sa figure a une tête de guerrier cannibale, un collier de dents de requins ou je ne sais quel animal autour du cou et les cheveux longs ondulés et je t'assure que je ne fais pas la fière à côté de lui. Mais son visage bariolé s'éclaire soudain quand Mireille me le présente et le loup se transforme alors en oie blanche.
Après une déambulation qui a pris dix fois plus de temps qu'elle n'aurait dû (et encore, j'ai refusé la tournée des porches où l'on me proposait des jus de fruits tous plus alléchants les uns que les autres), Mireille s'arrête au marché.
- Il faut que j'achète des oignons.
Va pour les oignons.
Sous cette halle moite, ce qui choque en premier, c'est l'ambiance : détendue. Les vendeuses (toutes plus grosses les unes que les autres) discutent d'un étal à l'autre et se fichent éperdument que tu passes devant elles. Elles ne te haranguent pas, ne te crient pas que chez elles les fruits sont plus beaux, moins chers, plus juteux voire qu'ils te porteront chance. Si tu veux acheter des fruits chez elles, et bien tu t'arrêtes et tu te sers. Et accessoirement tu attends qu'elles aient fini leur conversation pour payer ton dû.
Et en matière de fruits, il y a du choix. Des formes et des textures les plus incroyables qui soient. Evidemment, à part les bananes, les mangues et les ananas, je ne connais pas la moitié de ce qui se trouve devant moi.
Mireille prend un fruit vert, comme un gros avocat mais avec des picots, le fait ouvrir et me le tend.
- Goûte, c'est délicieux !
- Je trempe délicatement mes lèvres dans cette chair blanche et découvre éblouie les arômes qui s'en échappent.
- C'est du corrossol. C'est trrès bon pourr la santé. ... Tiens, goûte celui-ci aussi, ajoute-t-elle en me tendant une petite boule rouge très poilue. Appuie dessus pourr l'ouvrrirr.
Mmmm ...
- On dirait un ...
- ... litchi oui. C'est un rramboutan ! Allez viens, si on ne veut pas êtrre en rretarrd.
Je jette un dernier coup d'œil à ces étals colorés, me demandant qui peut bien vouloir acheter autant de piments. C'est sûr, je reviendrai, histoire de cultiver mon palais et d'améliorer les desserts du bateau qui ont perdu en qualité depuis que nous avons fini le stock d'ananas et de papayes.
La répétition fut étonnante. Maeva et ses copines, habillées d'un haut de maillot de bain et d'un paréo noué autour de la taille, dansent avec une telle aisance sur un rythme de percus hypnotique servi par des mastodontes armés de grosses caisses énormes. Quand le rythme s'accélère, elles bougent leur bassin si vite qu'on dirait les battements d'ailes d'une abeille. Pieds bien ancrés au sol, genoux fléchis, bras ondulant autour du corps, sourire et bassin vrombissant. Et sous le ventilateur de la pièce qui pulse un air beaucoup trop chaud et moite, je suis la seule à transpirer. Comme si c'était si facile pour elles !
De retour au port, je m'arrête au magasin, histoire de refaire les pleins de biscuits. Pas trop de choix, dans ce hangar de la taille de la moitié d'un rayon yaourt de nos supermarchés ! Tant pis, on se contentera de biscuits de base dont la date de péremption n'est pas encore tout à fait dépassée.
Puis je file rejoindre Jean, regarder les reflets du soleil sur les vaguelettes de la baie, une Hinano à la main.
- « Veux-tu que je te dise
Gémir n'est pas de mise
Aux Marquises."
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