VI. La vérité sur l'affaire Estelle Legrand

Tout d'abord, je tiens à te dire que je ne regrette rien. Et si c'était à refaire, je le referai. Tu me crois sûrement folle, mais je te l'ai dit : ce que j'ai vécu avec Ta'aroa était si intense, si merveilleux. Je suppose que c'est comme de demander à un drogué d'arrêter : il sait que ça le détruit, mais il se sent tellement bien lorsqu'il est camé.

Mais s'il fallait le refaire, je choisirai une autre fin.
Ou je partirai avant.


Ca faisait un bon mois qu'on était ensemble. Un bon mois de bonheur.

Ce soir-là, il y avait une fête à Taiohae. C'était ma première fête marquisienne, j'étais impatiente. Je voulais voir les filles danser le tamouré, les hommes au format de Golgoth gratter leur ukulélé, je voulais sentir la chaleur des îles, sous les étoiles de la place du port. Ta'aroa n'était pas très motivé, mais pour moi, il est venu. Il a enfilé une magnifique chemise à fleurs, j'ai mis une petite robe colorée que m'avais prêtée Te'ani sa petite sœur. On était beaux tous les deux, descendant vers le port dans sa petite jeep.

Tout le village était là évidemment : ses parents, ses frères et sœurs, Ma'uvu, Ro'onui, Te'ani, Robert, Simone, Mireille toujours aussi belle et souriante, Maeva en costume de feuillages et de fleurs, et tous ceux que j'avais rencontrés depuis mon arrivée. Quelques touristes aussi. C'était une fête bon enfant, avec un groupe, puis une démonstration de la chorégraphie pour le Heiva, avec des stands de nouilles frites, de salade de poisson, de fruits, et de Hinano.

Pendant que Ta'aroa servait de pilier au stand avec ses amis, une Hinano toujours à la main, je dansais, je riais, je m'éclatais. Ca faisait si longtemps que je n'avais pas été si insouciante, si enjouée, si heureuse au milieu de ces mémés en robe à fleurs et tongs, une fleur d'hibiscus rouge dans leur chevelure blanche, qui tournaient aux bras de grands gaillards en short et chemise à fleurs, au milieu de ces ados se trémoussant, de Maeva et ses copines ondulant le ventre à une vitesse supersonique, au milieu de ces hommes et femmes tatoués, au milieu de ces gens endimanchés de fleurs colorées et de sourires, dansant sur des tubes langoureux que je ne connaissais pas.

Nous sommes partis alors que la fête commençait à s'estomper. J'étais fatiguée mais exaltée. Et j'avais terriblement envie de finir la soirée dans les bras de Ta'aroa, pour une nuit d'amour que je prévoyais mémorable.

Mémorable, elle le fut.
Pour une autre raison.

Je n'avais pas franchi le pas de la porte qu'il me questionna, d'un ton dur que je ne lui connaissais pas :

- Pourrquoi tu as dansé avec Ma'uvu ?

- Comment ça ?

- Pourrquoi as-tu dansé avec lui ? Et avec Rro'onui ?

- Mais parce que tu ne voulais pas danser !

- Et j'ai l'airr de quoi, moi ? La femme de Ta'arroa qui danse avec toute l'île ?

- Je ne savais pas que tu ne voulais pas que je danse avec eux. Il fallait me le dire, je suis désolée.

Comme il avait toujours ce regard noir, je me suis approchée et je lui ai susurré :

- Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi. On s'en fiche, j'avais juste envie de danser.

- Non c'est grrave ce que tu as fait !

- Ne sois pas jaloux, c'est toi qui me plaît.

- Je ne suis pas jaloux, ça ne se fait pas !

- T'es en train de faire une crise de jalousie ?ai-je dit avant de l'embrasser langoureusement. Et pour le rassurer, j'ai ajouté, très tendrement, en me blottissant contre lui :

- T'inquiète pas, je ne vais pas partir comme ta vraie femme et ta fille.

Il s'est redressé d'un coup et m'a saisit les épaules en me fusillant de son regard :

- Ne me parrle jamais d'elles !

- Pourquoi, il est où le problème ? l'ai-je questionné, interloquée. Tu ne comptais pas m'en parler ? C'est quand même important, tu as une fille, tu

C'est arrivé d'un coup.

Une frappe d'une telle violence que j'en suis tombée à la renverse.

Incrédule.

Puis une douleur sur la joue.

- Ne me parrle jamais d'elles, tu as comprris ?

Je ne sais plus ce que j'ai répondu exactement. Sûrement quelque chose de pas très malin. Au lieu de m'aider à me relever comme je m'y attendais, il s'est jeté sur moi et a fait pleuvoir les coups. Son torse musclé, ses biceps forts, sa mâchoire crispée. Ca pleuvait, il criait, je pleurais.

J'eus froid tout à coup. Très froid. Plus froid que mal. Je voyais cet homme qui s'acharnait sur moi. J'avais même l'impression de nous voir tous les deux, lui qui me battait et moi, coincée sous lui, qui essayais de protéger mon visage avec mes bras.

Cet homme qui n'était plus qu'un inconnu.

Quand il m'a pris dans ses bras en balbutiant des excuses, dans une étouffade qu'il voulait être un câlin, et qu'il me hurla qu'il m'aimait, de son haleine qui puait un mélange de whisky et de bière, que j'étais sa princesse, son étoile, j'ai su que l'étape suivante serait le viol. Il n'était plus question d'amour. Je ne ressentais plus rien pour cette bête-là.

L'être humain a des ressources insoupçonnées. Je ne me suis pas appesantie sur cet amour merveilleux qu'il venait de gâcher à l'alcool, sur les Pourquoi et les Comment que je laisserai à plus-tard. Mon cerveau s'est mis sur pause en projetant une seule image dans ma tête : Lupita. Lupita dont l'oncle a été assassiné sous ses yeux.

A la place, mes tripes ont pris le relais. Une force vitale en sortait et me guidait. On dit que l'intestin est le deuxième cerveau, en tous cas, pour moi, ce fut le centre névralgique de ma survie.

Je ne sais plus exactement comment j'ai réussi à l'endormir (au sens propre comme au figuré), usant d'un cocktail de séduction et tablant sur les effets secondaires du whisky, mais dès qu'il s'écroula comme un monstre sur le lit, j'ai pris mes fringues qui se trouvaient sur l'étagère, mon porte-feuille et mes lunettes sur la table de nuit, attentive à surtout ne faire aucun bruit, et à pas de loup, j'ai quitté la chambre. Encore des fringues dans la buanderie, mon maillot de bain sur le fil, un sac cabas pour y jeter le tout. J'ai enfilé mes baskets qui traînaient là, rassurée de ne pas les avoir remisées sous la maison comme il avait été question il y a quelques jours. En sortant, j'ai regardé une dernière fois ce qui avait été mon nid d'amour : la table et les fleurs magnifiques qu'il m'avait cueillies la veille, la bibliothèque avec les coquillages, la mappemonde et le tiki, le paréo au plafond, la terrasse avec la vue sur la baie et les feuilles de cocotiers qui se balançaient, le paravent en feuilles de coco qui délimitait la chambre. J'entendais maintenant ses ronflements. Réguliers. J'ai saisis le petit tiki, l'ai serré bien fort dans la main et je suis sortie en refermant la porte le plus doucement possible.

Et j'ai couru en direction de la baie.

De toutes mes forces. Implorant l'aide du tiki, de la grand-mère de Ta'aroa, de tous ses ancêtres, de Lupita, de Shirley et d'Amy.

J'ai couru.

Plus vite qu'Usain Bolt.

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