VI. Et c'est là que tout bascule
Je t'ai déjà dit que c'était tendu avec Antoine ?
Ce matin donc, réveil en fanfare : débat politique sur TV5 monde, c'est fort, c'est politiquement convenu et c'est constellé d'inscriptions sur le téléviseur, en bas, à gauche, en haut à droite, ça a des couleurs criardes. Voilà les pubs maintenant. Antoine part dans la douche, la pub qui hurle dans le téléviseur et moi avec le palpitant à bloc. Réflexe de survie : je me recroqueville dans le lit, tentant de construire une isolation phonique avec les draps en coton. Mais pourquoi diantre installent-ils des téléviseurs dans les chambres d'hôtel ? Avec le câble en plus.
Je me traîne jusqu'à la télécommande pleine de boutons que je ne comprends pas, puis n'y tenant plus après avoir jeté la télécommande dans les draps, jusqu'au bouton STOP de la télé. Ca y est, je suis réveillée et pas de super humeur. Bon, j'ai encore sommeil, je me laisse tomber sur le lit, essayant de chasser de mes pensées cette exaspération qui monte. C'est à ce moment-là qu'Antoine sort de la douche (penser à trouver un mec qui reste longtemps dans la salle de bain). J'ai droit à la soupe à la grimace : quoi, j'ai osé éteindre la télé ?
- Euh, bonjour, j'essaie.
- Bouge-toi un peu, on a un gros programme aujourd'hui. Mais qu'est-ce que t'es lente ma parole !
Super, la journée commence bien.
Entre le pain de mie et la confiture, je comprends qu'il est contrarié. Il n'arrête pas de consulter son téléphone, j'ai envie de le prendre et de le balancer par la fenêtre, mais j'arrive à me raisonner : ne pas jouer à ce jeu-là. Je suis en vacances, alors je suis joyeuse. Je l'ai décidé.
- Quelque chose ne va pas ? j'ose.
- Mmmm, répond-il à peine.
- C'est grave ?
- Oh arrête un peu, tu me saoules.
Comme je connais un peu le bougre, j'ai deux-trois idées pour justifier sa contrariété : 1/ son équipe de foot fétiche a perdu hier soir. 2/ Ils ont vendu un joueur clé à une autre équipe. 3/ Ils ont perdu contre l'équipe ennemie-jurée ET en prime ils lui ont vendu le super joueur.
Hyper grave donc.
Penser à choisir un mec qui n'aime pas le foot.
- Bon ben tu te magnes au lieu de rêver ? On a de la route à faire ! me lance-t-il sur son ton toujours exaspéré.
Nous voici donc dans la voiture, à dérouler les kilomètres parce qu'on l'a prévu au programme et qu'on n'est pas là pour s'encroûter, non mais !
C'est pas grave, je prends mon temps dans ma tête, je remplis mes yeux de ces merveilles piquantes qui défilent, j'essaie même pas de demander un arrêt photo. J'entends même pas la musique à la radio, celle qui baigne mes pensées est beaucoup mieux. Je suis bien finalement, juste là, à observer les variations de couleurs sur les cactus toujours aussi beaux.
Il propose une pause : tiens, il parle !
- Bien sûr, je dis, j'ai soif. On tourne au prochain village ?
Vingt minutes plus tard (le Mexique n'ayant rien à envier à l'Australie question bleds les plus paumés du monde), le désert de cactus a cédé sa place à la luxuriance d'un village. Des bougainvilliers rouges grenat illuminent les façades accablées d'un blanc fluorescent ; quelques maisons exhibent leur peinture fraîche bleue, rose, ocre ; les volets écaillés répondent aux tuiles tannées par les siècles ; des grands arbres aux troncs durs, l'écorce blanchie d'un badigeon de chaux (méthode traditionnelle sensée éloigner les insectes), délimitent une petite place ; au centre trône un flamboyant gigantesque (lui aussi en chaussettes blanches) tatoué de souvenirs d'amours de jeunesse (J+P enlacé dans un cœur). Fraîcheur verte dans l'air étouffant. Joyeux festival de couleurs.
On s'installe à l'ombre d'un arbre au bruissement rafraîchissant du feuillage pour siroter un jus de fruit. A l'intérieur, le ronronnement d'un ventilateur couvre les rires réguliers d'un feuilleton télé. A la table en plastique d'à côté, deux touristes, un peu beatnik, vraisemblablement heureux de trouver de la compagnie. Ils entament vite la conversation : d'où vous venez, ah le France, Parisss ?
Des ricains vraisemblablement. Des baroudeurs en tous cas, ils viennent de la route du sud comme nous, ils vont voir les baleines au nord évidemment comme tous les touristes ici, ils ont du temps, ils ont quitté leur job, ils sont pas pressés, on reprend un jus ?
Ils ne sont pas spécialement beaux, surtout le blond avec ses dreadlocks, pas spécialement moches non plus, mais ils ont quelque chose. Quelque chose qui pourrait s'appeler la zénitude, la joie ou la cool attitude. Pas un pli sur leur visage, même pas pour se protéger des reflets intenses du soleil sur les tables blanches. Le calme absolu. Vu le style, je me demande s'ils n'ont pas un peu chargé sur le cannabis, même en crème de nuit.
Soudain, ils se lèvent et repartent, je n'ai pas tout compris, perdue dans mes observations et noyée dans cette conversation anglaise qui va trop vite pour moi. Comment il fait Antoine pour comprendre leurs subtilités servies avec un accent chewing-gum ?
Je les salue, j'entends un « Que le vaya bien » lancé du fin fond du bar et nous nous retrouvons seuls, Antoine et moi, attablés sur ces chaises plastiques qui commencent à coller aux jambes avec la chaleur qui est maintenant bien installée.
Un ange passe.
Puis un autre, rythmé par le glouglou de ma paille qui atteint le fond du verre.
Est-ce la fatigue, la chaleur, l'ombre qui s'échappe doucement mais très sûrement, l'arrière-goût sucré dans la bouche ou la moiteur de l'atmosphère ? Fallait-il que ça craque ? Etait-ce écrit ?
C'est donc parti en live.
Pour une broutille.
Au-delà du glouglou de paille dans le fond de mon verre, Antoine me reproche mon existence, celle de mes parents et de toutes les générations qui m'ont précédée depuis Homo sapiens. Il lui trouve tellement de défauts, à mon arbre généalogique, que je me demande s'il ne va pas sortir une tronçonneuse pour le couper. J'ai beau vouloir être zen, faut pas pousser mémé dans les cactus. Nous voilà donc partis pour un duel oral, les décibels augmentant au fur et à mesure, et les noms d'oiseaux fusant tout autour de la place qui s'est maintenant transformée en volière. Je sens les larmes gonfler mes yeux et implorer de pouvoir déferler en grandes eaux sur mes joues bouillantes, mais j'ai trop d'orgueil, je ne lui ferais pas ce plaisir-là. Mais ma gorge se congestionne, puis mon cerveau, je n'arrive plus à trouver des arguments percutants, je suis pathétique, je sens que je suis en train de perdre le duel, il va me mettre K.O, ippon, le coup de grâce.
Quand soudain, je pose mon regard embué sur la patronne du bar qui s'est vaillamment aventurée jusqu'au ring à la conquête de son argent. Merci Maria, tu tombes à pic.
Répit d'Antoine.
Maria prend les sous et repart.
C'est là que j'assène, toute calme, mes esprits bien repris à présent :
- Je crois qu'on n'a plus rien à se dire. Tu ne peux pas décemment rester avec une telle sorcière.
Et je décoche le coup fatal :
- Je te remercie de cette petite conversation, je ne savais pas comment te l'annoncer.
Dans un excès de fierté, je l'entends maugréer :
- Ouais, ben toi aussi tu me gaves depuis un certain temps.
Alléluia !
Je me lève, salue poliment Maria (je lui dois bien ça) et me dirige d'un pas décidé vers la voiture. Je m'imagine déjà partir en trombe, faisant crisser les pneus dans un nuage de poussière, la capote de la voiture ouverte, lunettes noires et cheveux au vent, symbole de ma liberté.
Au lieu de ça, je m'installe, penaude, côté passager de ce tank automatique sans toit ouvrant. De toutes façons, je n'ai pas le droit de conduire cette voiture de location !
Le symbole de ma liberté est donc assez invisible, mais tu peux me croire : il est bien là.
D'ailleurs, ce n'est même plus une ambiance tendue entre nous, c'est au-delà : il règne dans l'habitacle une atmosphère particulière, proche de l'indifférence. Je suis un fakir qui a dépassé le mal et qui sait que la douleur ne peut plus être pire.
Bon, fakir OK, mais sans la culotte et le turban. En plus, je n'ai jamais su m'asseoir dans la position du lotus, celle où tu as les genoux qui, de façon tout à fait normale et détendue, touchent le sol.
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