V. Rencontres en négatif


Aujourd'hui, j'ai la maxi pêche.

Faut dire que je suis entourée de beauté. Un transit sur un bateau qui avait plutôt commencé sous de mauvais auspices (il va me le mettre à l'eau mon sac, c'est pas possible, il va me le mettre à l'eau), mais non, le type avait brillamment embarqué mon sac sans le faire tomber, le lançant à son collègue malgré son attitude gauche (j'avais le palpitant à fond, pas bon pour le cœur tout ça, j'imagine déjà mon futur cardiologue se frotter les mains ! C'est qu'à 40 ans, il faut commencer à ménager son cœur, il devrait faire attention avec les personnes âgées, ce type).

Mon sac est maintenant bien au chaud à l'avant de la vedette, entouré de ses congénères gris, noirs et beiges pour la plupart, voire écrasé par eux. Qu'ils sont gros tous ces sacs ! Qu'ont-ils besoin d'amener avec eux tous ces voyageurs ? Moi qui trouve déjà avoir pris trop de fringues, je fais pâle figure à côté de ces valises géantes. A croire que leurs sacs renferment des choses aussi indispensables qu'une tondeuse à gazon ou qu'un four chaleur tournante (avec pyrolyse) ! Elle a vraiment besoin de se déplacer avec son moule à gaufres la petite dame assise à l'arrière, les cheveux au vent ? Bon, vu sa carrure cubique, c'est tout à fait possible. Je la soupçonne même d'avoir ajouté un litre de crème chantilly dans son sac. Elle est finalement au format local : 1 m sur 1 m sur 1 m. Une tête ronde, des longs cheveux noirs bien raides, des yeux noirs en amande, une peau mate, des lèvres rosées de maquillage, des ongles ornés de tâches de panthère bleue, un chemisier noir bien décolleté, une croix chrétienne nichée dans le creux de ses seins lourds et un legging rose presque fluo bien moulant, postérieur proéminent oblige, la femme fatale mexicaine devant apparemment être très généreuse du popotin et boudinée dans une couleur flashy. Ou bien, sélection naturelle oblige, l'homme d'ici préfère-t-il peut-être choisir pour épouse une femme en pleine possession de ses réserves lipidiques pour être sûr qu'elle mette aux monde une descendance en bonne santé, plutôt qu'un mannequin rachitique qui laisse la trace de ses os sous forme de bleus à chaque ébat amoureux.

A côté de la Señora Un-Mètre-Cube est assise sa totale opposée. Son négatif, disait-on à l'époque où les photos n'étaient pas numériques, ni si faciles à gaspiller. Toutes les deux, elles auraient joliment représenté la diversité humaine sur une photo noire et blanc. Manquent juste l'africaine et l'asiatique pour la pub united colours of Benetton.

Lady Négatif a beau être marquée par la vie, comme on pourrait poliment dire, ses rides sont si fines qu'elles seraient invisibles si elle avait eu le gabarit de sa voisine. C'est qu'elle est mince, maigre même. Limite anorexique, mais à son âge, ce n'est plus la mode. Ses cheveux longs, gris, ordonnés dans une queue de cheval, dessinent le contour d'une figure oblongue, dentition proéminente et long nez qui ne peuvent cacher des origines anglaises. Elle se tient, yeux mi-clos, apaisée, sûrement le flegme british, doucement calée sur l'épaule de son mari, tout aussi vieux et tranquille, un sourire béat sur son visage de gentleman. Il semble veiller sur sa femme (ou peut-être sa maîtresse ?), avec une bienveillance et un amour infini. Tels des jeunes mariés que rien ne peut séparer.

Ou des vieux qui ont enfin trouvé le prince charmant / l'âme sœur, après des années d'errance auprès d'un mari fauché et saoul / d'une femme aigrie et commérageuse.

Je les observe, discrètement, pour ne pas les déranger, évitant de les envelopper trop fort de mon regard qui la réveillerait à coup sûr. Je ne veux pas non plus tourner les yeux, de peur de perdre cette douceur qui émane de leur bonheur. Si on pouvait stopper le bruit du moteur du bateau, je les entendrais roucouler, mes deux pigeons anglais. De les observer, toujours discrètement (vivent les lunettes de soleil noires), me vient une réflexion. Toute bête mais évidente : on est beau quand on aime. Comme si l'amour avait le pouvoir d'embellir les corps. Pas seulement de leur colorer le visage et de leur lisser la peau (Amour, la nouvelle crème de nuit des laboratoires Cupidon), ni de les faire sourire et de les rendre calme (Amour, 2 gélules matin, midi et soir, attention : provoque des somnolences), mieux que ça : l'Amour a le pouvoir de les enrober d'une substance magique, limite hallucinogène, qui les rend merveilleux (Amour, à fumer avec modération).

Sinon pourquoi la vieille sac d'os blafarde et anguleuse me semblerait plus belle que la petite grosse bronzée ?

J'étais tellement absorbée par ma réflexion (digne d'un prix Nobel de métaphysique) que je n'avais pas vu que son english de mari (amant ?) m'observait. Ah le perfide Albion ! Au lieu de me vêtir de mon plus beau sourire, comme les gens civilisés auraient fait, moi, petite idiote de française, incapable d'établir un contact avec un inconnu, je détourne la tête, genre ni vu ni connu. Et je tombe sur un jeune hispanique et sa femme d'une blondeur toute américaine (des Etats-Unis), qui de toute évidence nous observaient Antoine et moi. Antoine, agrippé à son journal, la tête plongée dans sa lecture malgré le roulis du bateau qui brasse l'estomac et le vent qui froisse les pages ; et moi les yeux fixés sur le bouclier d'Amour des vieux rosbifs.

Toujours fidèle à ma stratégie d'évitement, je fixe la mer, ses vagues courtes que le bateau fend à vive allure en une écume blanche qui fait pssscccchhhhh et sa houle qui se répète au loin. Dans le ciel, un nuage se transforme en dragon. Ailes déployées, museau au vent, il s'apprête à bondir sur le troupeau de mouton devant lui. Mais que leur cracherait-il ? Une flamme nuageuse ? D'autant qu'il a l'air gentil ce dragon, je le vois à son œil bien rond. Rond comme le rond sur les i des fayottes de l'école primaire, celles qui écrivaient en script, les lettres bien courbées, bien soignées, bien alignées, le tout de préférence tracé à l'encre turquoise.

Nadine M.

P... d'association d'idée débile : au milieu de la mer de Cortes, devant une mer infinie et un ciel sculpté de nuages, je pense à Nadine M. et à son commentaire.

Son écriture trop soignée avec ses ronds sur les i.

Et sa ligne trop droite alors que son papier est blanc, sans aucune ligne. Je l'imagine traçant avec application un trait à la règle puis l'effaçant après avoir écrit sa bafouille assassine.

Le genre de filles que j'ai toujours détestées, toujours propres sur elles, les habits toujours repassés, les chaussures immaculées, les cheveux bien lissés. Jamais de bêtises, jamais d'écarts. Des rires niais à la récréation devant des photos de chanteurs commerciaux feuilletés dans des magazines pour ados écervelés. Des figures sérieuses et dociles en rang avant de rentrer en classe. Des cartables alignés, des trousses rangées, des doigts sans taches. Et des dessins insipides, des rédactions creuses, des leçons apprises par cœur. Elles pouvaient être nulles à l'école, voire même complètement idiotes, rien ne les perturbait : elles s'appliquaient à leur écriture en script avec leurs ronds sur les i et leur encre turquoise. Car plus que les autres, elles savaient ce qu'elles feraient quand elles seraient plus grandes : elles seraient femme de. De médecin idéalement, d'avocat hypothétiquement, de boulanger s'il le fallait, de n'importe qui, plombier ou maréchal ferrant pourvu qu'il y ait des gros billets dans le portefeuille en cuir (de préférence de marque) et un compte en banque bien garni pour s'acheter la belle voiture, la belle maison, la toute dernière télé et les beaux habits.

Nadine M. Je l'imagine dans son jean trop étroit pour son fessier qui a subi les « demain c'est régime » continuels, voire perpétuels, les jambes légèrement arquées pour que ses genoux puissent rééquilibrer le poids de sa silhouette bouteille de Perrier, ses cheveux blonds balancés d'un côté de son cou, puis de l'autre, son visage trop brillant de crèmes et de fond de teint, sa façon de parler et son sourire qui parait vrai mais qui cache une tristesse abyssale, le sourire de l'habitude donc et de bonne la figure (on a sa dignité, monsieur). Elle est attablée à son petit bureau dans la pièce sombre des collaborateurs de la maison d'édition, un appartement du dernier étage d'un vieil immeuble haussmannien, parquet qui couine et fenêtres qui coincent. Son chef lui jette alors sur son bureau une enveloppe en papier kraft.

" Tiens, ça va te plaire !

- Combien de pages ?

- 440

- En times 12 ?

- Oui. Et avec l'interligne.

- Un premier roman ?

- Comment tu as deviné ?

- Vous ne me confiez que des premiers romans.

- Dernier arrivé, premier roman !

- Oui je commence à connaître. Pourriez-vous envisager de me confier autre chose ?

- Bizutage ma belle.

- Cela fait plus de six mois ...

- Ah ces jeunes, jamais patients ! Bon OK, expédie cette lecture vite fait, et je vois ce que je peux faire. Mais c'est bien parce que c'est toi. "

Je l'imagine tournant les pages de mon roman avec la rapidité de l'éclair, soufflant à chaque nouveau chapitre, plus concentrée sur sa promotion prochaine que sur les mots que j'avais couchés sur le papier.

Il ne lui a sûrement pas fallu beaucoup de temps ni d'inspiration pour pondre ce commentaire acerbe, qui m'atteignit telle une gifle et que je reçus seulement quelques jours avant de m'envoler pour le Mexique. D'ailleurs, ce commentaire, qui contenait probablement ses années de frustration à jouer l'élève modèle, m'était-il uniquement destiné ou bien son écriture manuscrite cachait-elle une phrase type qu'elle réécrivait patiemment (en s'appliquant à bien tirer son trait sur la feuille blanche et à bien former le rond des points sur les i) pour tout roman un peu trop joyeux qu'elle décidait de ne pas faire publier ?

Ce commentaire, je l'ai tellement lu et relu, incrédule (pauvre naïve convertie à la bienveillance que j'étais), que je pourrais le citer de mémoire :

« Votre texte est très superficiel. Entre histoires d'amour à l'eau de rose et chamailleries entre adolescents prépubères, le lecteur se retrouve pris dans un récit trop facile. Les personnages caricaturaux ne favorisent pas l'expression de sentiments sincères, ce qui donne l'impression d'être spectateur d'un grotesque théâtre de marionnettes. »


Dans le ciel, le dragon est toujours là. Sa couleur tourne maintenant à l'orange avec le soleil qui décline. L'air est pur, c'est tout simplement splendide. Petite pensée pour Nadine M. et ses mots blessants qu'elle a pourtant sciemment choisis. Ciel gris et opaque au-dessus de sa tête, pluie et froid qui complètent la toile de fond de sa vie. J'imagine les heures de trajet pour se rendre à son travail, engoncée dans un métro bruyant et bondé ; les murs crasseux des couloirs des stations et leur odeur fétide ou au mieux terne ; ses soirées faussement amicales devant un verre partagé avec les collègues de bureau après s'être avalé en vitesse des poireaux-crème flasques et une part de tarte au saumon trop rouge et surtout trop vite décongelés. Bref, j'imagine Nadine M. et la fadeur de sa vie, telle son écriture trop chiadée et ses ronds sur les i qui apparaissent maintenant bien superficiels et grotesques et je ne sais pas pourquoi, je fais une chose que je n'ai jamais fait auparavant : j'entoure cette image terne de tout l'amour que je peux, de tout le bonheur dont je dispose.

Et du bonheur, j'en ai à revendre, là tout de suite maintenant, devant toute cette beauté rayonnante.

Et c'est drôle, plus je fais cela et plus je suis heureuse.

Oui heureuse.

Peut-être que contrairement à Nadine M. et à ses commentaires méchants, l'amour que je donne ne va pas me rendre plus pauvre : j'en ai à l'infini et s'il venait à m'en manquer, il suffit que je pose au choix mon regard sur Lady Négatif et son amant, sur la houle bleue intense et brillante de la mer de Cortes ou sur le dragon rose-orangé qui s'est maintenant changé en hippocampe (je savais que c'était un gentil dragon), pour que mon compte bancaire déborde d'amour (Amour : TAEG variable, placement comportant un risque de perte en capital, le montant du capital investi n'est pas garanti).

Je ne serais peut-être jamais écrivain, mais j'ai choisi de vivre, et pas de survivre dans une ville désolante, terne et sans saveur. Ma vie je l'écrirai au fur et à mesure que je la vivrai au lieu de l'inventer.

Même si ce ne sera écrit que dans ma tête.

Ou sur un cahier que personne ne lira.


Moi qui comptais sur les droits d'auteur pour m'émanciper, c'est raté.


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NDA :
La critique de Nadine M. n'est absolument pas inventée. Une copine écrivaine m'a confirmé avoir reçu un accueil aussi malveillant de cette maison d'éditions (Le Dilettante pour ne pas la citer) pour un de ses livres, qui a été publié par ailleurs.

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