V. Les petits papiers
- Le refaire ici ? C'est possible mais ça va prendre du temps.
- Combien ?
- Oh ... un mois + le transport + vous savez ce que c'est, les îles ... Ou alors, faut aller à Papeete, ce sera sûrement plus rapide.
- A Papeete ?
- Oui, à Tahiti. Mais ne vous inquiétez pas, avec votre carte d'identité, il n'y a aucun problème ici, madame. Vous êtes en France. Sauf évidemment si vous souhaitez quitter le territoire.
C'est vrai que le drapeau français flotte au fronton du bâtiment, et qu'à part le short, le gendarme en face de moi ressemble en tous points à ceux de mon village : raide comme un piquet, cheveux très courts, petite moustache, le sourire aussi engageant que celui d'un croque-mort. Et aussi peu diplomate : m'appeler Madame, arggh, quel coup de vieux !
A vrai dire, je m'attendais un peu à ça. Jean n'a sûrement pas l'intention de rester longtemps sur cette île et s'il faut que j'aille jusqu'à Tahiti en voilier avec lui, je crois que je vais finir par le tuer. Mais vu le prix exorbitant du billet d'avion que m'a annoncé le gendarme, je crois que je n'ai pas vraiment le choix : mon compte bancaire n'a pas été alimenté depuis si longtemps ...
- Vous n'auriez pas l'accès à internet, par hasard ? Mon téléphone est également tombé dans l'eau, avec mon passeport et depuis je n'ai aucune nouvelle de ma famille, je demande au planton, en y mettant le plus de pitié et de charme que je peux. Un peu plus et je me mets à battre des cils comme une idiote !
La plupart des gens, quand ils posent le pied sur une île en plein milieu du Pacifique, ils immortalisent l'instant par des photos. C'est la première chose qu'ils font. Avant même de savourer le paysage. Ils figent leurs premières impressions sur une carte SD (et avant eux, leurs parents sur une pellicule).
Moi, je m'enferme dans une caserne de gendarmerie pour me connecter à internet. Alors que mon appareil photo aimerait lui-aussi respirer un air un peu moins vicié que celui de la soute. C'est à se demander si je fais réellement partie de l'espèce humaine.
Sous le rond-rond du ventilateur de plafond du petit bureau au mobilier en fer des années 80 et à la déco plus que minimaliste, la tête qui tangue encore une peu alors que je suis bien calée sur cette vieille chaise de bureau, je parcours mes mails à la recherche d'une trace de Lupita, surveillée par un gendarme (ce qui est en soit un joli pied de nez aux Institutions, aux Pays et à leurs Frontières).
Rien.
Aucune info.
Aucune de Shirley non plus, mais je ne m'attendais pas non plus à ce qu'elle soit connectée. Rien d'Amy et Pat évidemment. Quant à Stian, du haut de sa cabane ...
Antoine, lui, m'a envoyé deux mails :
· un mail d'insulte juste après notre séparation ;
· et un mail de réconciliation quelques semaines plus tard. Le temps a fait son œuvre. Il y écrit qu'il me comprend, enfin qu'il essaie, qu'il espère que j'ai fait le bon choix, qu'il aimerait de mes nouvelles de temps en temps, et qu'il voudrait bien savoir ce qu'il fait de mes affaires dans l'appartement. Après sa signature, il ajoute « il m'a fallu un moment, mais je t'ai pardonné. On reste ami ? »
Je ne sais pas si sa question est sincère ou si c'est pour s'assurer que je vais bien continuer à payer ma part du loyer. T'inquiète Antoine, c'est un prélèvement automatique et je n'ai aucune idée de mes identifiants bancaires pour contacter mon banquier (d'ailleurs, c'est peut-être mieux que je ne le contacte pas. Tant qu'à être dans le rouge, autant que ça paie le loyer). Je lui réponds qu'il peut garder tous les meubles, le frigo compris, que je n'en ai pas besoin pour l'instant. Pour mes fringues et mes effets personnels, il n'a qu'à les mettre dans un carton à la cave si ça le dérange. « Pour les nouvelles : je suis au bout du monde, en Polynésie, après un étonnant périple. Je te raconterai. J'ai l'impression d'avoir trouvé ma voie, même si ça n'a pas l'air bien sérieux, ni même d'avoir un futur. Je rentre un de ces jours. Désolée pour les soucis avec ma mère et mon boss. Profite bien de la vie, elle est précieuse.»
Tiens, c'est la première fois que je lui dis un truc comme ça. Peut-être que si on s'était parlé comme ça plus souvent, on serait encore ensemble.
Les autres mails proviennent essentiellement de ma mère. Inondation dans ma boite de réception ! Aux titres des messages, je comprends qu'elle est passée de l'inquiétude à la fatalité. J'en ouvre un au hasard : elle m'y raconte sa vie. C'est que tout va bien, elle m'a pardonné. Je lui réponds brièvement :
« Tout va bien. Je suis en Polynésie. N'attends pas des nouvelles de moi, le forfait est horriblement cher. Ton Estelle qui t'aime. »
Au moins, avec ça, elle pourra clouer le bec à sa copine Catherine. Mais ne pourra pas venir me chercher, c'est si vaste la Polynésie. Aussi large que le continent Européen, m'a appris Jean.
Quant au prix du forfait, je n'en ai aucune idée. Et aucune envie d'ailleurs : j'ai réussi à me désintoxiquer du téléphone (qui est d'ailleurs bien au sec dans mes affaires), ce n'est pas pour faire une rechute.
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