V. Le monde du silence

Me voici de l'autre côté de la baie, en mode snorkeling. Tant qu'à faire le stage UCPA, autant s'inscrire à la session multi-activités !

Max m'y a déposée après la séance de surf.

- Je vais travailler, Shirley te récupère à midi.

Midi ? Il n'était même pas neuf heures ! Mais bon, il avait déjà été sympa d'accorder du temps à sa nouvelle squatteuse, ça aurait été un brin exagéré de lui demander de se transformer en taxi.

Contre toute attente, la matinée est vite passée, installée proche du faré, pour m'abriter en cas de pluie et éviter de me dissoudre dans les trombes d'eau. Mais il faut croire que les matins sont cléments ici (climat tropical humide, l'après-midi uniquement).

Et après une sieste bien méritée, c'est armée d'un masque et d'un tuba, mais aussi d'un lycra et d'un short pour me protéger des coups de soleil comme me l'a conseillé Max, que je m'apprête à affronter les fonds sous-marins, en mode scaphandrier de l'extrême. Nicolas Hulot, ta relève est assurée à Ushuaïa ! Evidemment, le plus simple aurait été de me badigeonner de crème solaire, mais mon stock est épuisé depuis belle lurette et vu la quantité phénoménale d'armoires chez mes hôtes, je doute que le rayon parapharmacie soit bien garni (penser à en acheter, ça peut servir pour la suite du voyage).

Suivant les conseils de Max, je me dirige vers les rochers noirs du bout de la plage de sable tout aussi noir. Quelles bêtes étranges vais-je rencontrer dans ces fonds obscurs ? C'est donc en toute confiance et surtout, soyons honnête, pour ne pas passer pour une vulgaire poule mouillée, que j'entre dans l'eau (qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour mettre de l'action dans ces lignes) !


L'eau, étonnamment claire sur mes doigts de pieds, atténue un peu l'austérité du site. J'ajuste ma panoplie de robocop et me jette dans les flots. Et là ...

Je me retrouve au milieu d'un aquarium gigantesque. Des poissons de toutes les couleurs et de toutes les tailles, sur une forêt de coraux. Un décor sorti tout droit d'un film de sciences-fiction. Sans compter ce sonar qui rythme la scène. Serait-ce une baleine ? Si j'avais pu imaginer une telle profusion de vie et de beauté ...

Je décide donc de pousser l'exploration un peu plus loin, histoire d'aller voir ce qui se passe dans ce banc de petits poissons jaunes. Quand je me fais doubler par une tortue en plein vol. Oui, c'est exactement ça : elle bat des pattes, véritable oiseau à carapace. Je la suis. Elle perce la surface pour une respiration rapide et redescend vers le corail. Qu'elle s'empresse de mâcher, tel un chien rognant son os préféré.

Un regard vers le bleu, vers le lointain, là où le fond n'est presque plus visible, me laisse entrevoir des poissons plus gros qui semblent aller et venir. Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? Barracudas, thons, raies, voire requins ... Brrr ! En attendant, face à mon masque, vient se coller un long ruban translucide aux liserés éclairés d'une LED lumière blanc-froid. Ne connaissant pas la toxicité de cette méduse basse consommation, je reviens vers le pédiluve et tombe nez-à-nez avec un poisson tout en longueur qui arbore fièrement un long nez jaune. Il m'observe, toutes nageoires dehors, puis retourne vaquer à ses occupations. C'est au tour d'un petit poisson cubique jaune et bleu de m'espionner en s'éventant avec sa nageoire caudale, suivi d'un grand mince aux grosses lèvres et à la robe léopard, du petit maigre avec sa longue queue de cheval, du némo bien sûr, réfugié dans son anémone moitié fermée, du délicat habillé d'une multitude de ruban virevoltant autour de lui, du ... requin !

Oh mon dieu ! Un requin !

Calme toi Estelle, calme toi ! S'il est comme un chien, il ne faut pas lui montrer que tu as peur. Respire profondément, là comme ça, et regarde-le ! Pas beaucoup plus grand qu'une otarie !

Je l'observe faire sa ronde et passer près de moi, ses gros yeux blancs braqués sur moi, sa grande bouche droite, aux dents sûrement acérées, fermée. C'est ça le pitbull des mers ? Une marionnette de silicone gris sur laquelle on aurait dessiné un long trait pour la bouche, collé deux balles de ping-pong ornée d'un point central dessiné au marqueur indélébile pour les yeux, lacéré les côtés en guise de branchies et peint une petite tâche blanche sur le haut de l'aileron pour la finition ?

Avouons toutefois que le fuselage est au moins aussi bien réussi que celui de l'otarie, vu la vitesse à laquelle il déguerpit. Et si j'en faisais autant, histoire de ne pas tester la soi-disant puissance de sa mâchoire ?

Encore quelques poissons majestueux sur le retour, dont trois grandes sentinelles bleues électriques, avant le retour sur la terre ferme et le sable bouillant (pas très malin d'avoir choisi la couleur noire pour le sable !)


Je me jette sur ma serviette pour me réchauffer avec la chaleur du soleil en me remémorant mon escapade sous-marine. Tant de beauté, là, si près !

Antoine aurait adoré cette promenade aquatique, lui qui nage déjà dans l'eau froide de Basse Californie. Il serait resté plus longtemps, j'en suis sûre. Il serait allé voir en profondeur, voir s'il y a d'autres poissons, d'autres coraux, il aurait même suivi le requin si ça se trouve !

Antoine.

Que fait-il en ce moment, pendant que moi, je me prends du bon temps à batifoler au milieu des poissons colorés après une séance adrénaline sur les vagues ? Comment se sent-il ? J'espère qu'il va bien. Que pour nous deux, il a compris.

Et qu'il ne m'en veut pas.

Peut-être s'est-il déjà retrouvé une nana ? La petite blonde qui lui tournait autour quand je suis venue le chercher l'autre soir à la salle de sport ?

Non, elle semble trop superficielle pour lui. Lui, il lui faut quelqu'un qui le comprenne, qui comprenne son monde et qui accepte sa vie.

Ou alors, juste pour se rassurer, avec la petite blonde. Pour se prouver qu'il est encore désirable. Et pour sa testostérone et ses hormones. C'est un mec après tout !

Ou alors ... Et s'il était en pleine dépression ?

Avec crises de larmes et journées passées en caleçon, recroquevillé sur le gros pouf qui traîne dans le salon ?

Peut-être n'a-t-il plus de larmes, après avoir tant pleuré ? Asséchées depuis tous ces jours de célibat. De rupture.

Car c'est de ça qu'il s'agit.

Et moi, j'aurais réagi comment à sa place ?

J'espère au moins qu'il n'est pas sous antidépresseurs ou autre saleté qui te met la tête à l'envers sous couvert d'essayer de te la remettre à l'endroit.

J'espère que je ne lui ai pas fait trop de mal. Il a sa fierté, je suis sûre qu'il est rentré en France boosté à ça, en pilote automatique. Mais après ? Quand il est revenu dans la vraie vie ? Quand il a fallu rentrer dans l'appartement, sans moi ? Les petits déjeuners seuls. Les dîners seuls. Les nuits dans le grand lit froid. La photo de nous deux, encadrement 50X70, qui trône en face du lit dans la chambre et qui l'observe pendant qu'il essaie de s'endormir. Peut-être en vain.

Qu'a-t-il dit quand il a croisé les potes ? Ou pire, les connaissances ? Parce que les potes, il peut leur dire que ça va mal, même à certains, aux vrais, aux amis, il peut leur dire que je l'ai quitté, que je suis une grosse salope, une ordure, une égoïste, sans cœur, ils sont là pour ça les potes, mais le prof de bike, la factrice, les collègues, les voisins, il leur a répondu quoi à «Tu passeras bien le bonjour à Estelle ! » ?

Et ses parents, et sa sœur, quand ils lui ont demandé comment s'était passé le voyage, s'il n'était pas trop fatigué par le décalage horaire, si j'avais pris de belles photos et quand est-ce qu'on viendrait leur en parler ?

Et toutes ces questions qui ont dû tourner dans sa tête en boucle : « Pourquoi ? Qu'ai-je fait ? Que n'ai-je pas fait ? Que n'ai-je pas vu ? »

J'aurai pu au moins le contacter. Lui parler, lui expliquer. Ou lui écrire un mail. Oui, c'est ça, prendre le temps, choisir les bons mots. Mais comment ? Max et Shirley n'ont pas d'ordinateur, la batterie de mon portable est à plat et je n'ai pas d'adaptateur pour prises électriques américaines, quant à leur téléphone, c'est un Nokia première génération, à peine si on peut envoyer un SMS de trois mots avec !

Le bruissement du vent dans les palmiers me sort de ma réflexion. Le ciel à l'horizon est devenu tout noir. Ça n'augure rien de bon. De toute façon, ce doit être l'heure. Espérons que Shirley ne m'ait pas oubliée.

Quoiqu'entre subir l'orage sous le faré de la plage ou chez elle, mon cœur balance !

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