V. La proposition

De l'île de Ua Pou, je n'ai rien vu. Juste ces pitons au loin, qui délimitaient la crête et promettaient un spectacle merveilleux, ces vallées florissantes qui évoquaient des cascades luxuriantes, ce village qui impliquait des fruits juteux.

Je n'ai pas mis les pieds sur cette île qui semblait encore plus belle que Nuku Hiva.

Je n'ai pas mis les pieds, car j'avais peur qu'on me retrouve.

Je voulais fuir les Marquises.

Les si belles Marquises.

C'était peut-être une présomption de croire que sur cet archipel, tout le monde se connaît, que tout le monde s'entraide et défend l'un des leurs. Même si ce n'est pas juste.

C'était peut-être une présomption, mais je ne voulais pas prendre ce risque. Mes tripes, contractées depuis la veille, me faisaient sentir qu'elles ne l'accepteraient pas.

Mike a fait ce qu'il fallait : contacter tous les bateaux de la baie où nous venions d'amarrer, pour trouver celui qui irait vers le sud. Vers les Tuamotus. Mais il allaient tous soit au Nord vers Nuku Hiva (hors de question), soit vers l'Est (vers Hiva Oa, les Marquises toujours), soit encore plus loin, vers l'Île de Pâques, qui m'était interdite sans passeport. Et qui voudrait prendre le risque pour une inconnue au visage tuméfié ?

Sally, sa femme, était aux petits soins pour moi. Elle avait cuisiné ses meilleurs cookies (pourtant moins bons que ceux d'Amy) et devant le thé, n'arrêtait pas de me consoler à coup de « It's going to be alright my dear ».

Ils étaient adorables. Pourtant j'étouffais.

J'avais envie de retourner à terre, de sentir le parfum des tiarés, une fleur de frangipanier à mon oreille, de courir sous les cocotiers, de batifoler dans une cascade et surtout, j'avais envie d'un câlin de Ta'aroa.

Maintenant qu'il faisait jour, je ne savais plus si ça avait vraiment eu lieu. Peut-être avais-je surréagi. Peut-être était-ce mon imagination ?

Mon imagination qui pourtant me rappelait les coups. Et le miroir qui me renvoyait les bleus sur mon visage, le tour de l'œil toujours plus gonflé et les traces de doigt sur mon bras. Comment avait-il pu ?

Je sentais mon estomac noué, tous mes boyaux contractés et parfois, je me mettais à trembloter. C'était pas grand chose, mais c'était là, tout le temps. Et puis la nausée me reprenait. Mais ce n'était pas le mal de mer : la mer était lisse.

Sally s'impatientait : il fallait faire vite, on ne savait pas de quoi étaient capables ces gens-là. Elle avait entendu tout un tas d'histoires sur les Maoris. Marquisiens, Maoris, même combat. Des sauvages ! Des brutes épaisses ! Juste bons à prendre les aides sociales !

Cette petite femme d'une soixantaine d'année, toute inoffensive avec son thé et ses cookies, cette voyageuse qui parcourait les mers du monde ou du moins les îles du Pacifique, celles d'où viennent justement les Maoris, profitait de ma présence pour déverser tout naturellement sa litanie abjecte, sans aucun complexe, probablement certaine que dans mon état, j'acquiescerai à ses thèses d'un racisme primaire, nauséabond, infâme, ignoble, odieux. Ce qui me donnait encore plus envie de vomir. Et effectivement, Sally avait raison : il fallait que Mike fasse vite. Mais pour d'autres raisons que les siennes.


Mon salut arriva en fin de journée. OUF ! Un bateau battant pavillon français. Ses occupants rentraient de la baie d'à côté en annexe, munis d'une glacière, de palmes, masques et tubas. Mike réussit à convaincre la femme de monter à bord. Elle pris le temps de goûter les cookies de Sally et munie d'une cup of tea, elle vint me voir sur la bannette où je m'étais réfugiée, prétextant des douleurs pour ne pas écouter plus longtemps les inepties de Sally.

La femme était jeune, plus jeune que moi. La peau dorée. Les cheveux bruns encore salés de son excursion. Le visage rond, doux.

Elle ne posa pas de questions désobligeantes (Mike lui avait certainement fait le topo) mais à la place, posa délicatement sa main sur mon bras bariolé bleu, vert, violet et me demanda si j'aimais les enfants.

- - ???

- Huit et dix ans. Ca piaille, ça râle, ça veut jouer tout le temps, ça sait mieux que tout le monde, c'est fier, mais c'est sympa.

- Oui. Mais pourquoi ?

- Parce que j'ai besoin de quelqu'un pour leur faire la classe.

- ... Moi ?

- Oui, toi !

- Mais en France, je vendais des cuisines. J'étais pas instit !

- Tu faisais quoi avec tes cuisines ?

- Ben, je faisais en sorte que ça corresponde aux critères du client : que ça rentre dans son espace et dans son budget, je réponds, hallucinée de parler boulot en pareille occasion.

- Tu faisais les plans aussi ?

- Oui.

- Et les ristournes ?

- Oui, bien sûr, les clients veulent toujours négocier et nous, on a une certaine marge.

- Parfait. Ca fera du concret pour leurs cours de maths. Géométrie, pourcentages, algèbre, tout y est. Pour les autres matières, si tu ne sais pas, il y a le livre. Très bien fait. Tu n'auras qu'à le suivre.

- Mais si c'est si facile, pourquoi avez-vous besoin de moi ? Je vois bien que je ne suis pas en état de refuser, mais je voudrais quand même comprendre.

- Tu n'as pas d'enfants toi !

- Non. C'est un problème ?

- Pas du tout. Juste que tu saurais que les enfants se font un malin plaisir à ne surtout pas écouter leurs parents. Assez compliqué sur un voilier familial. Bon ! On n'est pas là pour acheter du terrain, je te prends à l'essai. Si tu ne fais pas l'affaire, on te débarque sur la prochaine île. Ne t'inquiète pas, on a fait le tour des Marquises, on met le cap au sud maintenant. Tu seras transportée, nourrie, logée contre quatre heures de cours par jour, sept jours sur sept, dimanches et jours fériés inclus. Désolée mais je ne peux pas te payer, on n'a pas les moyens. Nous partons demain matin. C'est à prendre ou à laisser.

J'aimais bien son assurance et son dynamisme.

- Je n'ai pas vraiment le choix !

- On a toujours le choix ! A demain ? Ah et au fait, tu n'es pas allergique aux poils de chien j'espère ?

Pas eu le temps de répondre, elle avait déjà sauté dans son annexe et démarré le moteur.

- So ? demanda Sally.

- I'm moving tomorow morning. Thank you so much for your help. Without you, I don't know what I ...

- Oh dear, it's so unfair what happened to you. Stupid Maoris !

Il fallait vraiment que je parte !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top