IX. La constance du jardinier
- Dis moi Shirley, c'est normal, le type qui cueille des ananas ?
C'est pas que je me prends pour Hawaï Police d'Etat, mais en sortant du jacuzzi, j'ai vu ce petit mec avec un grand chapeau farfouiller dans le potager de Max et Shirley.
- Oui, oui, me répond-elle vaguement.
- Non, mais, il les prend ! j'insiste.
Pas de réaction
- Et il les met dans son sac !
- Tu crois qu'il me les vole, dit-elle en riant.
- Non, c'est juste que ... enfin ...
Mais de quoi je me mêle, moi !
- Il est comment : petit, blond ?
- Euh, je sais pas, je l'ai juste vu de loin, je n'ai pas osé m'approcher, je bredouille.
- Tu ferais une excellente gardienne !!! Ne t'inquiète pas, c'est Stian. Et oui, il ramasse des ananas. Pour lui.
- -OK, pas de problème.
- Tiens, ça me fait penser ... Je vais te le présenter, je suis sûre qu'il va te plaire. Il est vraiment génial. Et mignon en plus. S'il n'y avait pas Max, j'aurais pu craquer pour lui. Mais Max et moi ... Oui, vous pourriez aller très bien ensemble tous les deux ...
Je rêve où elle est en train de m'arranger un coup ?
- Pas la peine de t'emballer Shirley, je ne vais pas rester longtemps ici. Jean va arriver d'un jour à l'autre pour m'emmener à Tahiti.
- Ca, c'est ce que tu dis ! Attends de le connaître ...
Stian, donc. Effectivement petit et blond sous son grand chapeau. Un des rares qui doit avoir le droit à la crème solaire sous prescription médicale. Mais qui n'est pas prêt d'en abuser, vu son accoutrement (pantalon et T-Shirt manches longues), là où je suis en débardeur et mini-short (et encore, je suis habillée uniquement pour la bienséance. Parce que vu la chaleur ambiante, un maillot de bain c'est déjà trop).
Et un grand sourire au milieu de sa petite barbe naissante.
Shirley fait les présentations de rigueur : Estelle, une amie voyageuse, Stian, son voisin agronome. En charge du potager, elle rajoute.
- Non parce que tu vois, ce potager là, c'est pas juste des ananas, des patates douces et des tomates.
Ça un potager ? J'hésite plutôt entre une forêt et une friche.
- Tout est important ici. Même ce fouillis d'herbes au milieu.
Elle lit dans mes pensées ou quoi ma fée clochette ?
- En fait, chaque plante a sa place, elle continue, récitant la leçon que Stian lui a sûrement servi des dizaines de fois. Elles s'entraident mutuellement. Là on est vraiment dans la base de la permaculture et Stian, il faut le dire, il maîtrise vraiment bien.
Je rêve où on est repartit dans le prosélytisme bobo-écolo ? Si elle continue, elle va me dire que c'est grâce à son potager qu'il y a de l'eau dans sa cascade jacuzzi ! Ou alors, c'est un jeu avec Max : il faut qu'elle sorte trois fois le mot « permaculture » en ma présence. Plus qu'une fois, Shirley !
Remarque, ç'aurait pu être le mot serpillière !
- C'est génial en fait : il a réfléchi au bon équilibre entre l'ombre et la lumière, aux plantes qui amélioraient le sol, à celles qui détournaient les parasites ...
- Je crois que j'ai compris le concept ...
- Mais ce qui est génial, c'est que c'est lui qui a inventé ça ...
Quand un truc la branche, elle ne lâche pas le morceau. Tu m'étonnes qu'elle ait réussi à faire passer l'interdiction de la crème solaire : c'était ça ou se farcir son argumentation encore plusieurs jours ! Allez, j'essaie d'écouter un peu.
Surtout parce que j'ai comme l'impression que Stian me surveille. D'ici à ce qu'il y ait interro surprise ce soir à l'apéro !
Ou qu'on se refasse la discussion, mais avec les théories de Max en plus !
- ... les concepts non, mais les associations de plantes, oui. Parce que ça n'était pas répertorié ici à Hawaï. Si tu voyais le boulot qu'il a fait ! Il a interrogé plein de vieux, pour savoir comment ils faisaient avant.
- Mais s'il est agronome, c'est un peu sa partie, non ?
C'est pas que je veux minimiser le travail de Stian, mais c'est un peu lourd comme présentation. « Vente Privée aujourd'hui chez Shirley et Max : - 50% sur les petits blonds agronomes. Ne ratez pas cette affaire en or qui vous apportera amour et légumes frais ! »
En même temps, c'est peut-être pas si grave, car il n'a pas l'air de capter le français.
- Pas du tout, figure toi. Avant, il faisait de la télédétection.
- Mais tu m'as dit agronome ?
J'ai loupé un épisode ?
- Oui. De formation. Des études sur les cochons et les vaches en fermes intensives. La recherche du meilleur taux d'antibiotiques pour la plus forte rentabilité ! Exaltant ! m'annonce-t-elle triomphalement.
Stian, qui a compris qu'on en était à ce passage dans sa biographie, rajoute, avec la moue caractéristique des américains :
- That really sucks !
Dont la traduction en langage soutenu pourrait être « ça craint, quand même !» (Note que je suis capable dorénavant de faire une traduction simultanée en américain. Vise un peu les progrès ! Méfie-toi : un peu plus et ces lignes seront écrites directement en anglais !)
- Dis-moi, ça vous dit qu'on finisse les présentations autour d'un verre ?
Nous voici donc attablés devant un jus d'ananas, direct du potager.
- Tu sais, grâce à Stian, on a des quantités d'ananas qui poussent, me dit-elle, pour me prouver qu'elle a raison de partager.
- Te casse pas la tête, j'ai compris la leçon. En plus, ton jus est tellement délicieux, que je suis obligée de m'incliner !
Bon allez, je m'accroche, parce que les présentations ne sont pas terminées j'en ai bien peur !
- J'en étais où ?
- Son job.
- Ah oui ! Il travaillait sur des projets de sauvegarde de la nature, des trucs de l'ONU à New York. Essentiellement de la cartographie. Beaucoup de rapports, jamais de terrain. Beaucoup de blabla, jamais de résultats. Job intéressant sur le fond, mais très chiant dans la vie de tous les jours. Alors quand il apprend que sa femme a une liaison ...
Je regarde Stian que je ne connaissais pas il y a seulement dix minutes et dont je m'apprête à connaître tous les recoins de la vie privée, voire peut-être sexuelle au train où vont les choses. Je devrais éprouver de la pitié pour lui, mais je n'y arrive pas. Il est si calme, si posé sans son chapeau, tel un peintre concentré sur sa toile.
Sauf qu'il se concentre sur les paroles de Shirley.
Et apparemment, cette partie de sa vie n'est pas taboue, alors continuons avec son CV.
L'agronome-en-Soldes est donc marié (mariage à what mille dollars dans un hôtel hyper chic et lune de miel à Hawaï, tiens tiens), pas encore d'enfants mais ça faisait partie du package avec la maison à crédit (maison en bois à étage dans une banlieue chic, pelouse impeccablement tondue et SUV garé devant). Sauf que, patatra, sa femme le trompe (pas moyen de savoir si c'est avec son meilleur pote, comme dans un série américaine digne de ce nom, ou avec un illustre inconnu. Et comme on ne se connaît pas assez pour que je pose la question, on restera sur notre fin). Quand il se rend compte de l'infidélité, c'est le déclic.
- Best thing happening in my life !
La meilleure chose qui lui arrive dans la vie ? Il a le moral le gars !
Alors il plaque tout et s'embarque en tant que volontaire pour une succession d'ONG : il commence en comptant des tortues et finit en harponnant des baleiniers. Il est heureux, nourri, logé, a l'impression de servir à quelque chose et fait plein de rencontres. (A retenir pour ne pas finir à mendier sous un pont si jamais je ne retrouve pas de taf : aller jouer au cowboy dans une ONG pour sauver la planète).
- C'est là qu'il croise des collapsologues.
- Des quoi ?
- Des collapsologues.
- Ah oui, ceux qui pensent qu'il faut se préparer à la fin du monde ...
- Non, pas à la fin du monde. A la fin de notre civilisation basée sur l'extraction infinie des ressources.
J'observe discrètement le personnage, parce que quand même : il croit sérieusement qu'il va pouvoir se débrouiller dans la jungle avec son gabarit d'un mètre de haut ? Non mais sans blague !
- Et là, nouveau déclic. Bien que sans un sou après le procès pour son divorce qui a englouti ses maigres économies, il se débrouille pour se former en agroécologie sur le tas et devient expert en permaculture.
Bravo Shirley, t'as placé le troisième !
- C'est lors d'un festival de transitionneur qu'il rencontre Max. Evidemment, tous les deux, ça matche. Max lui parle d'Hawaï, du climat où tout pousse et de son très grand terrain dans la jungle. Il n'en faut pas plus pour l'appâter ! Il débarque un jour à la maison avec son baluchon.
Nous y sommes enfin, alléluia ! La présentation la plus longue du monde !
- Un peu comme toi.
- C'est vrai. Sauf que lui, il est resté.
- Il ne tient qu'à toi ma chère ... Bref, Max lui a proposé un deal : on lui prête un bout de terrain pour qu'il construise sa maison et en échange, il nous aide à devenir autonome en nourriture.
- Ah parce qu'il habite ici ?
- Oui, bien sûr, juste un peu plus loin dans la forêt. Tu veux que je lui demande de te faire visiter ? Sa cabane est un peu rudimentaire, mais c'est un vrai petit nid d'amour, me confie-t-elle en y ajoutant un clin d'œil !
Je me demande à quoi ressemble une cabane rudimentaire pour Shirley, quand je vois l'état de son palace !
- Et puis, avec Stian, tu pourrais boire des bons jus tous les jours. Et encore, tu n'as pas encore goûté ses tomates. Si tu étais là à la saison, miam, un délice !
Moi qui voulais des tomates juteuses et un lopin de terre, voilà effectivement un bon parti. Sauf que je ne suis pas sûre de pouvoir supporter les discussions « permaculture » jusque dans le lit conjugal !
Si tant est qu'il y ait un lit conjugal dans sa cabane rudimentaire.
- OK, let's have a real drink now ? demande-t-elle à Stian, en allant chercher une bouteille de rhum.
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