IV. De l'autre côté de ma vie
Ca y est, j'ai passé le cap. J'ai pas de cheveux blancs et pas plus de rides qu'il y a quelques heures.
Mais je suis de l'autre côté de ma vie. Du côté obscur ?
Ca, c'est en tablant sur 80 ans. Ce qui est peut-être un peu présomptueux je te l'accorde, mais qui ne serait pas si mal que ça comme espérance de vie bien remplie.
Ah oui, parce que l'espérance de vie n'a d'intérêt que si la vie est bien remplie. A quoi ça sert de vivre pour vivre ? De se lever le matin, de s'habiller en vitesse, de déjeuner en vitesse, d'aller vite vite au travail, d'être débordée au travail, pas même le temps de discuter avec les collègues, une petite pause à midi avec un sandwich parce qu'il faut bien s'alimenter, hein ?, vite se remettre derrière l'ordinateur, encore le téléphone qui sonne et déjà la fin de la journée alors que je n'ai pas fait le quart de la moitié de ce que j'avais prévu, retour au bercail, le repas à préparer, toujours la course, on mange en vitesse devant la télé parce qu'il faut bien s'informer hein ?, les informations, c'est important, hein ?, les nouvelles du monde, les élections américaines, la guerre au Moyen-Orient et le meurtre sordide d'un détraqué au fin fond d'une campagne, c'est sérieux hein ?, vite vite, toujours pressée, il faut débarrasser, tout laver, tout ranger, un coup de balai et vite, devant la télé, pour le film du soir, histoire de se divertir, dépêche toi, ça commence, tu vas manquer le début. Dommage, je me suis endormie, je n'ai pas vu la fin, ni le milieu d'ailleurs, c'était pas terrible comme film, tu ne trouves pas ? Allez, on va se coucher, demain il faut se lever tôt.
Et encore, je n'ai pas intégré toutes les options : le métro (décidément, je ne m'y ferai pas), les devoirs des enfants, les courses et la queue à la caisse du supermarché, le petit dernier qui couve une grippe, la chasse d'eau qui fuit, le coup de téléphone de la belle-mère qui n'arrive pas à prendre le billet d'avion qu'elle a vu sur internet, non, elle ne veut pas déranger, mais quand même, il faut cliquer où ? Mais il n'est pas remboursable ? Ah bon, à ce prix-là, il n'est pas remboursable ? Et il faut payer un supplément pour les bagages ? Euh, comment vous dire Martine, je ne suis pas au service commercial d'Air France, et euh, j'ai le soufflé au four, d'ailleurs il vient de sonner le four, il faut vraiment que ... oui, un soufflé ... oui, c'est une bonne idée ... oui au fromage ... Martine, je ... Martine excusez-moi, il va retomber, il ... oh, vous pouvez continuer, je ne suis plus pressée maintenant, il vient de retomber, on a tout notre temps.
La vie donc.
La vraie, pas celle passée à la perdre.
La vraie vie, celle qui débouche les narines, celle qui dégage les poumons, celle qui adoucit les visages, celle qui imprime les souvenirs.
Il me reste quarante ans d'espérance de vie donc. Plus ou moins (j'espère plus que moins). Combien d'espérance de vraie vie ? Combien d'années, de mois, de jours, d'heures, de minutes, de secondes d'émerveillement ? Comme un surfeur en quête de la vague, il rame des heures, affrontant les vagues à contre-sens et le froid de l'eau pour combien de secondes de bonheur debout sur sa planche ? Cinq, tout au plus six. Multiplié par dix vagues maximum par sortie, ça fait une minute tout au plus.
Il faut profiter de la vague donc, préférer surfer que ramer.
Mon surf à moi ce matin, ce n'était pas la vague de l'année, mais c'était quand même une vague. Même si elle aurait pu être mieux la vague, contentons-nous de ce fluide de vie qui a coulé dans mes veines.
Antoine il m'a dit : « allez viens, on va se baigner ! » On va se baigner ? L'eau elle est à 0 degré. Bon OK, peut-être pas 0, mais 20, 21. 21 degrés, on a l'impression que c'est chaud, mais en fait, c'est super froid.
Je me demande en quoi il est fait Antoine, en fait : il peut aller se baigner quand il fait super froid. On serait en plein milieu de la toundra en Russie, il casserait la glace pour aller se baigner. Au milieu des phoques et leur couche de graisse en guise de combinaison. Des fois je me demande s'il n'est pas un peu inhumain. Ou même carrément extraterrestre. Du genre si on lui retire la peau, ou le masque, dessous il y a une carapace en acier trempé, blindé. Et waterproof. Ou alors une peau de grenouille : un peu lisse, un peu élastique, une peu étanche et verte en plus, ça irait bien avec le côté martien de la chose. Genre tu lui enlèves le masque et en dessous ça fait « balalalala » avec un nez qui pendouille et des grandes oreilles pointues et plates. Et puis trois yeux.
Mais c'est ça que j'aime bien chez Antoine. Pas ses grandes oreilles pointues et ses trois yeux, non ce que j'aime c'est qu'il est toujours motivé pour tout, toujours partant, toujours vaillant. A peu près tout le contraire de moi. Parce que moi, je me serais bien trouvé un petit coin tranquille, à l'ombre, avec juste les petits rayons du soleil qui tamisent à travers le feuillage pour avoir les belles couleurs, j'aurais sorti mes petits pinceaux et mon carnet en papier aquarelle et j'aurais essayé de dessiner le paysage. Bon ça aurait été super moche, j'aurais pas été contente, j'aurais tout nettoyé à l'eau pour bien tout effacer mais au moins j'aurais passé une heure tranquilou à en profiter. Et j'aurais accompagné le tout d'une petite Jamaïque, la petite décoction d'hibiscus fraîche servie sur un lit de glaçon et largement assaisonnée de sucre (boisson garantie 100% mexicaine et hyper bonne.) Bon, ça c'est le menu journée, parce que le soir, ça aurait été Margarita. Obligé ! Avec les citrons pressés avec le presse-citron mexicain, une pince hyper pratique qui vient à bout du jus d'un citron en une seconde. Même pas besoin de se mouiller les doigts ni de se tordre le poignet, pas besoin non plus de brancher le robot, réveiller tout le quartier et finir avec une vaisselle pas possible : le presse-citron mexicain, c'est l'invention du siècle. A 5 euros.
Et ça marche aussi pour les ti'punch.
On est donc allé se baigner. Enfin : il est allé se baigner, moi j'ai juste trempé mes pieds.
J'étais au bord de l'eau (pour une vague, c'est assez à propos), sur cette plage marron dorée, à regarder la mer de Cortes en face de moi, les pélicans qui virevoltaient au loin, le bleu de cette mer dont j'essayais en vain de distinguer la côte en face.
Pendant que je faisais batifoler mes orteils dans l'eau glacée (remarque ma témérité), un léger bruit, presque imperceptible, m'a sorti de ma rêverie : chhhhhh. Puis de l'onde sur l'eau. Suivi d'un passage furtif. Quelques ailerons noirs en escadrille, ils replongent, ils ressortent et s'éloignent rapidement : un groupe de dauphins, là, juste devant !
Antoine a sprinté pour les voir, genre crawl de Manaudou aux Jeux Olympiques. J'aurai moi aussi bien voulu aller nager avec eux, mais le temps que je retourne à la voiture chercher le maillot au fond du sac, puis que je l'enfile discrètement, que je me mouille la nuque, puis le ventre et que je me trempe entièrement, puis que je me mette à nager façon brasse indienne, les dauphins auraient déjà atteint le Canada.
Alors j'ai sorti mon cahier et mes crayons et je me suis installée à l'ombre d'un faré avec la ferme intention de croquer la famille qui jouait au foot en plein soleil avant de se faire un pique-nique sûrement tout léger, en témoigne les deux glacières bien lourdes qui leur servait de poteaux de but.
Comme prévu, mon dessin était tellement extraordinaire, que je l'ai gommé. La prochaine fois, j'essaierai les bonhommes patates, ça ne pourra pas être pire ! Malgré ma prise de conscience sur mon absence de talent de dessinatrice, je suis restée zen : le spectacle n'avait rien de particulier, mais il y avait une harmonie dans cette mère boudinée dans son legging rouge qui s'évertuait à courir derrière un ballon sous les rires francs de ses enfants.
J'étais tellement inspirée par cette contemplation que je n'ai même pas vu Antoine revenir. Comme d'habitude, à l'entendre, il avait été mauvais en natation, il n'avait pas réussi à atteindre les dauphins et en plus l'eau était trouble.
- Bon, ben on y va ? il m'a lancé.
Quoi, déjà ? Il vient à peine d'arriver !
- Tu ne veux pas prendre le temps de te sécher ?
- Ben tu vois, c'est fait. Allez, prends tes affaires, on a de la route !
Le problème avec Antoine, c'est que parfois, il est un peu trop partant !
Nous quittons donc la plage marron dorée et la famille qui a déjà sorti la glacière (des tacos à 10 heures du matin ? je comprends mieux le format du Sergent Garcia), nous quittons cette jolie petite ville et mettons le cap vers le nord. Toujours des cactus, des montagnes rocailleuses à gauche et la mer de Cortes à droite. Des aigles, des pélicans et des dauphins potentiels.
Je n'ai pas envie de conduire, je n'aime pas cette voiture trop lourde, je n'aime pas les boites automatiques. Et je n'ai pas aimé les enchiladas d'hier soir. Enfin, à choisir entre les enchiladas et les salsifis, y'a pas photo, je prends les enchiladas pâteux et un peu trop noyés sous la sauce verte.
Enchiladas : fait. Salsifis : fait. Tomates : fait.
Tant qu'à essayer de surfer sur la vague, autant la surfer en mangeant bien. C'est important la bouffe. Très important pour moi, pour nous qui ne concevons pas un repas de club sandwich sur le pouce tous les midis et un plat de haricots sauce tomate sucré le matin. La nature nous a doté de papilles, faisons leur honneur. Et s'il vous plaît, messieurs dames les Mexicains, arrêtez de trop saler vos plats par ailleurs délicieux (miam des tacos au fromage et à la sauce d'avocat). J'ai bien fait de choisir le Mexique pour le voyage de mes quarante ans. Laure m'a raconté les repas en Birmanie, je ne sais pas si je n'aurais pas demandé un rapatriement sanitaire. En même temps, un plat de bouillon gras et aigre avec un os à peine couvert de chair de poulet, c'est peut-être idéal pour la santé. Pour peu que tu l'accompagnes de riz blanc. J'ose imaginer que Laure n'est pas allée en Birmanie pour les festins gastronomiques.
Précisons un point important veux-tu : ce n'est pas le voyage de mes quarante ans. C'est un voyage parmi d'autres. Point à la ligne. C'est juste tombé pendant mon anniversaire et c'était LE pays qui me fascinait le plus. C'est d'ailleurs tout à fait par hasard qu'Antoine m'a proposé cette destination.
D'ailleurs, pour la fiesta de demi-vie, on repassera. Même pas une Margarita à trinquer. A la place, la soupe à la grimace, ou presque. Et des enchiladas sauce verte pas terribles. Mais ça, soyons honnête, Antoine n'y est pour rien.
On peut être séparés mais quand même trinquer ?
Mon problème à moi, c'est que j'y ai cru au prince charmant. Toute petite, j'adorais les histoires de la belle princesse blonde et du prince hyper beau qui tuait un dragon rien que pour la sauver. Quand tu vieillis, que tu atteints l'âge de raison, les parents te disent que le Père Noël n'existe pas, que la petite souris c'est une invention, mais pour le prince charmant, tintin. Alors moi, comme une idiote, je garde toujours espoir. Comme ces personnes qui veillent un proche dans le coma depuis 16 ans et 3 mois, je l'attends. Et plus je l'attends, plus je deviens exigeante. Parce que quand tu es jeune, tu veux qu'il ait bu le même filtre d'amour que toi, ton prince charmant, et qu'il soit beau (parce qu'un prince charmant, c'est toujours beau) mais plus tu vieillis, plus tu ajoutes les critères. Déjà c'est quoi être beau ? Un joli sourire (+1 point), des beaux yeux (+1), un nez fin (+1), des cheveux (à mon âge, c'est une donnée qui compte, +1, désolés lecteurs calviciteux, je ne suis pas fan. Quoique le crâne bien rasé, on peut peut-être s'arranger, - 0,5), un ventre plat (pas de bedonnant, grassouillet, ni amateur de bière fier de promener sa panse, +1, critère rédhibitoire, pas la peine d'insister), les jambes droites (+1, les jambes arquées, avouez que ce n'est pas très séduisant). Après il y a les bonus : les muscles plutôt que la peau flasque (+0,5), le visage lisse plutôt que ridé (+0,5), le teint frais (+0,5). Ensuite il y a l'attitude et les à-côtés : la gentillesse (+1), l'humour (+1), le respect (+1), la disponibilité (+1), l'intelligence (+1), le bon goût (+1), la capacité à partager réellement les tâches (+1), les talents de cuisinier (+1), la richesse (+1), la voiture (+1, ou plutôt le voilier, c'est plus romantique), la vieille maison en pierre de taille avec le jardin et le potager (+1), des points communs (+1), et une vision à partager (+2). Je vous épargne les enfants (points au cas par cas) et la belle-mère à demeure (-20). Ca fait combien tout ça ? Est-ce que quelqu'un parmi vous peut honnêtement se prévaloir de cumuler tous ces points ? Sur le long terme ? M'appeler si c'est votre cas. Sinon, arrêter de me faire croire au prince charmant.
Oui je sais, j'ai mis la richesse dans mes critères, houhou, c'est mal, mais il me reste à vivre mes plus vieilles années . C'est-à-dire : la vue et l'ouïe qui se dégradent, les dents qui se déchaussent, la hanche qui va dérailler, avant que ce ne soit la tête. Alors comme on dit, mieux vaut vivre riche et en bonne santé que pauvre et malade.
Rajouter le critère en bonne santé à ma liste (+1). Ce serait bête de s'amouracher d'un mourant.
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