III. Homme libre, toujours tu chériras la mer !
J'ai lâché mon cahier depuis un moment. Je ne sais plus depuis quand nous avons quitté Hawaï. Tout est bleu, parfois gris argenté, parfois gris taupe presque noir, même en pleine journée (et ce n'est pas de bonne augure).
Ca tangue, mais je m'y suis fait.
Il fait moite à l'intérieur du bateau et très chaud dehors, mais je m'y suis fait.
Mes cheveux sont rêches, ma peau est sèche, mes lèvres gercées, mais je m'y suis fait.
Et j'aime assez ça finalement. D'après Jean, je suis amarinée. A-marinée. Tout le contraire d'une marinade quoi.
A propos de marinade, j'ai eu droit à un festival et si ça continue, j'aurai eu droit à mon régime protéiné gratuitement. Poisson mariné dans le citron et le lait coco ou dans le soja, accompagné de riz à l'ananas ou de sauce piment citronnelle. En fait, je pourrais rétablir le calendrier de cette traversée rien qu'à l'aide des repas. Je n'aurais jamais cru qu'on mangerait si bien sur un voilier au milieu du Pacifique. Jean pourrait ouvrir un restaurant. Mais pas sûr que son banquier valide un business plan avec un seul client (qui en plus ne paie pas). En tous cas, sa cuisine est hyper bien conçue. Si je retrouve un job de cuisiniste, j'aurai plein d'idées pour agencer les kitchenettes. Sauf pour le frigo (pas pratique l'ouverture par le haut, spécial restes oubliés et collés sur les parois). Pas mieux avec l'aération : l'odeur d'ail mélangée au fumet de poisson et à l'acidité de la tomate coincée plusieurs jours au plafond pour cause d'écoutilles fermées dans la pluie ou les fortes vagues, ce n'est pas des plus ragoutants. Une bonne VMC pour sauver le resto de Jean ...
Parce qu'on s'est pris la pluie. Et la tempête. Enfin, une petite tempête d'après Jean. Je n'imagine pas ce que peut être une grosse tempête : à un moment, tout l'ameublement doit se décrocher, non ?
Le point positif, c'est que je n'ai pas été malade cette fois. Pas eu le temps à vrai dire. Il a fallu aider Jean à tout replier et à tout caler à l'intérieur. Puis je me suis concentrée pour ne pas subir : respirer et regarder l'horizon, enfin les vagues qui obstruent l'horizon devant. Et c'était finalement grisant ces embruns sur le visage et parfois les gifles de vagues sur le ciré. Comme une impression d'être terriblement vivante, chaude à l'intérieure, complètement trempée à l'extérieur. C'est ça le plaisir de Jean ?
Et moi, je suis devenue folle d'apprécier de me faire brasser, rincer et de finir vidée et fatiguée ? J'ai attrapé le syndrome de Stockholm ?
Le point négatif, c'est qu'on a perdu du temps sur l'estimation de départ, ce qui n'a pas perturbé Jean le moins du monde. Mais finalement, pourquoi arriver vite à Tahiti ? Que ferais je une fois là-bas ?
Il me faudra un job, histoire d'avoir des sous pour m'acheter un billet d'avion pour rentrer. Pas sûr qu'ils embauchent des cuisinistes pour trois mois seulement.
En même temps, rien ne presse. Je pourrais profiter de cette escale pour visiter le coin. Aller me faire une petite vadrouille à Bora-Bora par exemple. Ou aller ... où d'ailleurs ? Je ne sais pas du tout à quoi ressemble Tahiti. Si ça se trouve, c'est comme Hawaï : une jungle posée en plein milieu de l'océan , qui se débat entre les pluies et la lave. Avec des fleurs et des poissons multicolores. C'est vrai ça, à l'école, on nous bassine avec les Alpes, les Pyrénées, la forêt des Landes, la Loire et le Rhin, avec le Mont St Michel et Paris, mais Tahiti, quand ça n'est pas une marque de gel douche, ça ressemble à quoi ? C'est grand ? Petit ? Haut ? Sable blanc, vert ou noir ? Il y a beaucoup d'îles ? Bora-Bora, c'est où ? Sur Tahiti ? A côté ? Loin ? Déjà que Jean m'a dit qu'il fallait plusieurs jours de navigation entre les Marquises et Tahiti, je crains un peu pour la suite. D'autant que sur la carte du monde, la Polynésie est située complètement sur le côté, sur la tranche. Quand j'étais petite, je croyais que le monde se terminait là, et que d'un coup, la mer butait sur un mur blanc, sur lequel on avait tracé des chiffres, que mon père appelait les latitudes. D'ailleurs on a peut-être déjà franchi cette limite de la carte. On est peut-être déjà de l'autre côté, qui sait ? On a peut-être déjà traversé le mur. Faut que je demande à Jean de me montrer où on se trouve, mais j'ai peur qu'il me fasse un cours avec son compas et sa grande règle qui a des chiffres dans tous les sens !
Tahiti. Y rester un peu, donc. Mais si je trouve pas un job de cuisiniste, je fais quoi ? Pas sûre que ma maîtrise de science de gestion soit suffisamment alléchante pour devenir la nouvelle attraction de tous les patrons de l'île ! Faudra sûrement me résoudre à faire caissière au supermarché du coin, ou la plonge dans un resto. Parce que je suis déjà trop vieille pour faire serveuse. Je pourrais aussi faire la plonge sur un voilier de luxe, tiens, maintenant que je suis amarinée. Et même servir une tarte au citron meringuée devant une plage paradisiaque, je suis sûre qu'ils ont des supers robots de cuisine dans les yachts de luxe.
Sauf que c'est un peu long, être en mer. Il faut que je me trouve la même chose, mais sur une île paradisiaque. A Bora-Bora par exemple.
Et maintenant que je parle anglais, je pourrais aussi travailler dans l'hôtellerie. Gestionnaire du Sheraton, ce serait pas mal.
Ou femme de chambre pour commencer. Si je peux passer mes pauses à batifoler dans l'eau au milieu des poissons, ça me va. En plus, avec tous les mariages et les lunes de miel, il doit y avoir de bons pourboires.
Et pourquoi pas organisatrice de mariages ? Gérer les petits fours, le vin d'honneur, la pièce montée, la sono pour le bal sur la plage, les musiciens, ... Mince, il faut peut-être connaître un peu les gens du coin pour trouver le bon chanteur et pas le premier tocard venu si je ne veux pas finir en appât aux requins.
Bon ben alors : fleuriste. Qui dit mariages, dit fleurs. Et si ça se trouve les orchidées viennent tout droit de l'arrière cours où elles poussent comme du chien-dent. Plantes fraîches et débouché : tout pour faire un bon job. Et j'ai toujours aimé faire les bouquets. Les arranger comme Mamie me l'a appris. J'adorais rentrer dans sa boutique, ça sentait un mélange indescriptible d'où dépassaient des notes de rose, de jasmin et de mousse. C'était tout coloré, un festival de fushias, de rouges, de roses, d'oranges, de violets, de jaunes, de blancs, et bien sûr de verts, toutes ces couleurs que le bon sens de la mode t'interdit de mélanger sous peine de faute de goût et de railleries dans la cours de l'école, mais pas dans l'antre de Mamie. Là-bas, c'était le paradis. Quelques mètres carrés de nature en plein milieu du béton de la ville, avec le chant des oiseaux ou celui de la pluie, dispensé par un vieux radio-cassettes. Quand je passais le pas de la porte de son magasin, en même temps que la clochette tintait, me parvenait une bouffée de printemps depuis l'intérieur. Oui c'est ça : c'était toujours le printemps dans sa boutique. Et elle arrivait, cachée derrière des lys gigantesques en me gratifiant d'un énorme sourire, suivi d'un gros câlin, puis elle me caressait la joue avec sa main toute verte qui sentait l'herbe coupée. Je ne sais pas pourquoi je n'ai jamais pensé devenir fleuriste. Peut-être qu'elle est morte trop tôt. Et voir toutes ses belles fleurs finir flétries sur sa tombe m'a peut-être inconsciemment enlevé toute envie. Et puis, j'ai fait des études et on n'a pas besoin de toutes ces années de fac pour finir fleuriste. Mais tu me diras, cuisiniste non plus !
Mais pourquoi j'ai fait des études, au fait ? Je n'étais pas spécialement douée. Pas mauvaise non plus. La fille moyenne.
En fait, j'ai toujours été moyenne en tout. Ni moche ni laide. Ni la star du lycée ni la pestiférée. Ni drôle ni triste. Normale. Banale. Terriblement banale. Aucune passion, aucun hobby. A part collectionner les timbres, mais c'était juste parce que mon oncle ramenait beaucoup de lettres de Russie, de Pologne et des pays de l'Est. Sa mère était femme de ménage au Parti Communiste et elle récupérait les enveloppes dans la poubelle. Les timbres n'étaient pas spécialement beaux, mais les décoller et les classer faisait passer le temps des longues journées pluvieuses d'automne. Pour passer le temps, je regardais aussi beaucoup la télé. Les dessins animés, puis les feuilletons pour ados, puis les films et dernièrement les séries. Qu'est-ce que j'ai pu m'enfiler comme heures passées devant l'écran ! A m'inquiéter qu'ils se fasse capturer. Qu'elle ne retrouve pas son père. Qu'ils redevienne pauvre. Qu'elle se fasse virer. Qu'il ne l'aime pas. Qu'elle le quitte. Que son grand-père meure. Qu'il se prenne une balle. Qu'elle ne réussisse pas. Qu'il finisse par attraper cette maladie. Je ne sais plus qui cherchait quoi, les Jeanne, Esteban, Remy, Silas, Tom, Laura, Punky, Arnold, Zack, Doug, Dylan, Brandon, jusqu'aux Lynett, Nancy, Carry, Kevin, Malotru et Tokyo. J'ai frissonné des heures, que dis-je, des jours devant l'écran, pleurant quand la musique m'indiquait que c'était le moment, crissant des dents ou riant quand il le fallait, déformant des canapés bleu, marron, jaune, bordeaux et gris. J'aurais pu soutenir une thèse années TV, j'aurai eu une mention et même une bourse de la Cinq, si la chaîne existait encore ! Oui c'est ça, ma seule aptitude, le seul truc où j'excelle, ce sont les génériques des conneries que j'ai vu à la télé. Je les connais par cœur. Pas étonnant avec tout ce dont je me suis gavée ! Dès que je rentrais de l'école puis du boulot.
Heureusement, les week-ends de beau temps, mon père nous emmenait dans la nature : la mer, la forêt, la montagne, même les friches. Pour me désintoxiquer de l'écran en douceur, il m'avait acheté un appareil photo polaroid. Et ensemble, on recherchait la photo insolite, celle qui ferait de cette journée un moment particulier, lui avec son vieux reflex, manuel à l'époque, moi avec mon gros boîtier carré. On scrutait les fleurs, le sol, les feuilles des arbres, la mousse, les arbres morts, les rochers, les bois flottés, les coquillages, les voiliers, les parapentes, les boites aux lettres, les maisons biscornues, les tags sur les murs. On cherchait la beauté, même au milieu de la laideur. Moi ce que je préférais, c'étaient les ciels d'orages, ceux juste avant que ça explose, ceux avec des couleurs électriques, ceux qui faisaient nous sentir vivants, ceux qui nous obligeaient à déguerpir à temps avant que la pluie ne noie notre matériel.
Et puis, pendant les vacances, il y avait les cousins. Et leur grande maison en pierre toute fraîche dans la chaleur de l'été. On chevauchait nos vélos à travers la campagne, on sautait dans la rivière froide en criant, on bricolait des bateaux en polystyrène qu'on faisait flotter sur le bras mort, on jouait aux cowboy et aux indiens, on faisait des batailles d'eau, on découpait des images d'animaux pour les coller dans un grand cahier, on organisait des spectacles, on cuisinait des plats de chef à base de concombre et de tomates, on s'inventait des voyages extraordinaires avec des pirates et des îles du bout du monde et on se racontait des histoires qui font peur, recroquevillés sous des vieilles couvertures poussiéreuses derrière les malles du grenier. C'est bizarre, comme j'ai oublié tout ça, toute cette enfance, toute cette aventure, toute cette vie. S'ils savaient que je vogue au bout du monde, je crois qu'ils ne me croiraient pas. D'ailleurs, ils s'en ficheraient sûrement : Marc ne jure que par le cours de la bourse, Stéphane par la puissance de sa voiture, Sonia par la réussite de ses enfants et Christophe par ses repas mondains. Il n'y a que Babette qui serait fière de moi. Babette, la voisine des cousins. Babette, ma petite sœur de cœur. Babette qui voulait être docteur en Afrique pour sauver le monde de la misère. Es-tu partie là-bas ? Es-tu seulement médecin ? Ou infirmière ? Sauves-tu des gens ? Ebola, la fièvre jaune, le palud, la dysenterie ? Babette, la sainte. Babette la pure. Pourquoi tes parents ont déménagé ? Pourquoi n'a-t-on pas réussi à garder le contact ?
- Estelle, à tribord !
- Quoi ? Mon génois est bien bordé !
- Non pas ça ! Regarde comme elle est belle.
Un jet d'eau. Un dos gigantesque. Une queue en panache.
- Une baleine ! Mon dieu, une baleine !
Quelle grâce ! Quelle merveille !
Elle saute autour de nous et semble décidée à nous accompagner sur une petite distance. Petite pensée pour Amy qui me parlait des baleines à Hawaï, cernées par les bateaux de touristes. Nous, on l'a pour nous tout seuls. Quelle chance !
En voyant la beauté de l'animal, je comprends mieux Stian et sa bande d'écopirates, prêts à tout pour les protéger. On devrait tous les protéger. Tout le monde. Moi y compris. Je serais prête à tout ?
C'est drôle, depuis que je me suis réconciliée avec mer, avec cette virée dans le Pacifique, que j'ai accepté d'être sur ce bateau, avec un capitaine bougon mais quand même bien gentil, que je ne vis plus cette traversée comme une incarcération, que j'arrive à passer des heures à regarder la mer, juste la mer, que j'arrive à ne plus m'ennuyer, ou plutôt à savoir m'ennuyer, la vie me réserve plein de jolies surprises. Pat aurait sûrement traduit ça en « lâcher prise », Amy aurait dit que c'est la beauté du monde que je vois enfin, Max aurait ajouté que les étoiles se sont alignées pour moi et Stian aurait conclu que cette rencontre avec Lupita était la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie. Et si c'était vrai ?
Et comment peut-on voir la vie différemment ? Y-a-t il une paire de lunettes spéciales ? J'aurai dû demander à Max s'il connaissait un bon opticien aborigène. Ils prennent ma mutuelle en Australie ?
La baleine batifole toujours à côté du bateau. Tantôt, elle nous montre son dos, tantôt son ventre blanc, strié, qui semble si souple. Parfois un œil. Toute la beauté du monde et de la nature concentrée dans ce regard.
Dis-moi, jolie baleine, que me réserve la vie ? Et y arriverai-je ?
- « La mer
Qu'on voit danser le long des golfes clairs
A des reflets d'argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie »
Vite, l'appareil photo, avant que Jean ne la fasse fuir.
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