I. La grande traversée
J'arrive enfin à écrire sur ce cahier.
Sans avoir l'estomac qui se retourne et les tripes qui dansent la gigue.
J'ai l'impression que la mer s'est calmée mais d'après Jean, je suis juste amarinée. Pas trop tôt.
Trois jours à rester prostrée, tantôt grelottant à l'extérieur, le regard vissé à l'horizon, tantôt allongée dans le carré, les yeux fermés et l'estomac qui virevolte à chaque vague qui croise notre route. De l'acide dans la bouche, des bourdonnements dans les oreilles, les jambes flasques, la tête brûlante. Impossible d'avaler quelque chose. Juste un peu d'eau, sur l'insistance toute en lourdeur de Jean. Et à chaque fin de journée, un effort surhumain pour descendre les trois marches vers les entrailles de ce bateau, ou plutôt les tréfonds de mon estomac capricieux. L'humidité, la chaleur, les odeurs de légumes flétris mélangés aux effluves de mazout ne me souhaitent pas la bienvenue. Combien de fois ai-je imploré Antoine et notre voyage aseptisé en voiture de location au milieu des cactus de Basse Californie ? Combien de fois j'ai pensé au matelas dans le nid douillet de Stian ? Mais à chaque fois, cette pensée était chassée, dans mon délire pré-vomissement, par le regard de Lupita, sa gratitude (« muchas gracias, te lo digo, me salvas la vida ») et par la fierté d'Amy, de Pat, de Max, de Stian et de Shirley. Qu'est-ce qu'un mal de mer, le corps ballotté en tous sens dans des montagnes russes interminables et la tête figée par les coups assourdissants qui semblent transpercer la coque à chaque chute brutale sur une mer devenue dure comme du béton, comparé au massacre du village natal de Lupita et à la séparation de ses enfants ? Et comment me plaindre quand Shirley se bat, sourire aux lèvres, pour sauver la beauté du monde, elle qui a enterré son enfant ?
Estelle : héroïne des temps modernes, petit rouage dans le grand combat pour sauver moi aussi le monde de la bêtise humaine ?
C'est juste qu'au cinéma, les coups durs des héros sont édulcorés par une musique attendrissante et compactés en quelques toutes petites minutes. Même suant et vomissant, les acteurs sont beaux, sous la couleur ambrée de la caméra. Je n'ai juste pas eu la chance que mes trois jours nauséeux aient été coupés au montage.
Me voici donc quelque part au milieu du Pacifique. L'océan Pacifique : le plus vaste océan de la planète, celui des grandes expéditions et des courses au large prestigieuses. Estelle, petite terrienne qui rêve de tomates sur son balcon, perdue dans cette immensité bleue, à la merci des courroux de Neptune. Et si l'Espérance avait chaviré dans la houle? On aurait fait quoi ? Avec un peu de chance, on aurait fini dans le canot de sauvetage, mais après ? Combien de temps peut-on survivre dans un canot de sauvetage ? Et qui s'en serait soucié ? Peut-être aurions-nous fait l'ouverture du journal de 20 heures : « Deux naufragés français retrouvés morts dans leur canot de sauvetage, après 23 jours à la dérive en plein océan Pacifique ». Avec un peu de chance, le canot est gonflable, pas possible de graver les jours de pénitence sur la coque ! On est bien peu de choses. Faudra quand même que je demande à Jean comment on gonfle le canot de sauvetage.
Mais ne parlons pas de malheur (j'ai comme l'impression que Jean est superstitieux. A moins que ce ne soit le lot de tous les marins?). L'Espérance trace à vive allure, toutes voiles dehors. Le pilote automatique secoue la barre à roue par petits à-coup pour garder le cap. A l'ombre du soleil sous la petite toile tendue au dessus du cockpit, je profite du calme du matin. Le vent dans mes oreilles imprime un bruit continu mais apaisant, presque saoulant. L'impact du bateau dans les vagues ne me fait plus peur, c'est même étonnant que le coup soit si bruyant tant il paraît naturel. Je tangue, mais je ne subis plus. Bref, je me sens presque aussi normale que sur la terre ferme. Jean m'a dit qu'il avait parfois le mal de terre après plusieurs jours de mer ; J'espère que je ne finirai pas dans le même état que Lupita !
Pendant trois jours, Jean a dû tout gérer tout seul, le bateau et moi. Sûrement pas une tasse de thé, même pour un marin comme lui (ou plutôt une tasse de rhum?). Maintenant, je peux au moins faire la vigie, histoire qu'on n'éperonne personne. Ce serait trop bête, une collision dans tout cet espace !
Mais mon aide va s'arrêter là : ma connaissance de la voile est à peu près aussi bonne que mon anglais avant de rencontrer Amy. D'ailleurs, j'ai comme l'impression que la voile, c'est comme une langue étrangère : il faut se fader tout le vocabulaire. Jean m'a parlé de choquer et border et j'ai cru comprendre qu'il ne s'agissait ni d'un traumatisme ni d'un lit. Mais don't panic, ça va le faire. Faut juste que je trouve le dictionnaire Français-Marin.
Finalement, quand on n'est pas malade, on s'ennuie un peu sur un bateau. Que faire de tout ce temps, coincée sur quelques mètres carrés au milieu de rien ? Ni play-list de quatre-vingt seize films à ingurgiter, sans oublier les séries TV et les reportages, en attendant le plateau-repas et l'apéro que l'hôtesse devrait bientôt servir, en espérant qu'une turbulence ne vienne pas renverser le verre de vin rouge que le voisin de siège vient de se resservir. Ni paysage qui défile à toute allure à regarder, avec ses champs sans vaches, ses carrés de forêts, ses éoliennes, ses centrales nucléaires et ses autoroutes et leur inévitable kéké qui appuie sur le champignon de sa voiture de sport pour rattraper le TGV, trop fier de faire jouer ses gosses exaltés dans fast and furious, malgré les cris désespérés de sa femme, agrippée à la poignée de la place du mort.
Rien, juste les vagues, le bleu et l'horizon. Un paradis pour moine bouddhiste ou ermite. J'irai bien préparer le repas, mais j'ai peur de la réaction de mon estomac si je descends dans l'antre maléfique. Procédons pas étape. Concentrons-nous sur la vigie.
- 8 nœuds. Bonne allure, me lance Jean depuis la table à carte à l'intérieur.
Je me suis assoupie ou quoi ? Je n'en suis même pas sûre. « Océan Pacifique, pour s'endormir en un clin d'œil ! Océan Pacifique est un médicament, respectez les doses prescrites. »
- Rien à signaler ?
- Apparemment non. Ca veut dire quoi 8 nœuds ? je demande pour changer la conversation et ne pas montrer que, même pour la vigie, je ne tiens pas la route (ou plutôt le cap).
- Un peu moins de 15 km/h.
- La vitesse du vent ?
- Non, la nôtre. Celle du vent est plus forte.
- On va à 15 km/h seulement ?je demande, hallucinée, en voyant distinctement le grand sourire du kéké qui nous double allègrement, la casquette vissée sur la tête, les gosses jouant gentiment à l'arrière et la femme tranquillement installée à l'avant de leur vieille Volvo tractant l'antique caravane.
- Oui. C'est assez bon. On n'a que le génois. On pourrait peut-être sortir le spi mais ...
- Mais on va arriver dans combien de temps? C'est hyper loin la Polynésie !
- A cette allure, attends un peu ... 10 jours.
- 10 jours ?
Dix jours à ne rien faire au milieu de rien ? 10 jours de ma vie gâchés ? Quel crime ai-je commis pour mériter de moisir encore 10 jours dans cette prison ?
- Très approximativement. Ca c'est si le vent reste comme ça, c'est ce qui est annoncé pour les prochains jours, mais tu sais, les prévisions météo ... Et puis, il y a aussi le courant.
- Ce qui veut dire ?
Là, je commence vraiment à m'inquiéter. Mais quelle idée de vouloir sauver le monde ! Dans les films, ça dure 1 heure 40, pas quinze jours !
- Qu'un bon marin est avant tout patient.
Alléluia !
Pas la peine d'apprendre le vocabulaire du marin, j'ai comme l'impression que ce n'est pas fait pour moi.
De toute façon, je suis dépitée.
Enfin un bon repas. Ou plutôt : enfin un repas. J'ai tout avalé, comme un véritable goinfre. Et je n'ai même pas envie de vomir. YES, je suis guérie ! Je vais pouvoir m'attaquer aux choses sérieuses dans les jours qui viennent et délaisser les pâtes. Surtout qu'on a embarqué pas mal d'ananas.
Faut bien que je me trouve des occupations !
Ca y est : je suis un marin. Ou une marine ? En tous cas, un mousse. J'ai tenu la barre sans perdre mon cap et j'ai aidé Jean à échanger le génois contre le spi (désolée pour le jargon, mais maintenant que je fais partie du cercle des navigateurs, je ne peux pas me permettre de parler comme un vulgaire terrien). On a plus de voilure, donc normalement, on doit avancer plus vite. Mais ça tangue aussi plus.
- 9,7 nœuds, m'annonce Jean. 18 km/h.
On a gagné une remise de peine de combien de jours ?
Finalement, ça passe (vite) quand on navigue. Mon rôle est d'optimiser le vent dans les voiles. Qu'elles soient toujours gonflées à bloc mais pas trop. Dommage qu'il ait fallu affaler le spi (ne m'imagine pas affalée dans le canapé devant la télé, affaler pour un navigateur, c'est enlever une voile). On a mis le génois à la place, d'après Jean c'est moins dangereux pour la soirée (et pour info, on n'a pas accroché un habitant de Gènes en haut du mat, mais une grande voile d'avant, toutefois plus petite que le spi, mais qui peut aller dans toutes les directions, ou presque. Pour le cours de navigation à la voile, prière de s'inscrire aux Glénans, je ne suis pas encore certifiée). Maintenant, Jean se tâte pour mettre une voile plus petite pour que le bateau soit plus stable. Je suis tiraillée entre arriver plus vite et passer une bonne nuit.
Pendant que je préparais les patates, un poisson est venu mordre à l'hameçon. Une jolie bonite (d'après Jean). Ni une, ni deux, il a sorti un grand couteau et un seau et a transformé cet être bleu aux reflets arc-en-ciel en pavé de thon. Frais.
Ma compassion pour ce poisson si bien fuselé qui me regardait avec un œil implorant tout en cherchant désespérément de l'air, la bouche ouverte et les ouïes battantes, passa lorsque Jean me montra les quatre sardines qui tapissaient l'estomac de cet étonnant prédateur marin. La gourmandise est un bien vilain défaut, en l'occurrence, défaut fatal pour cette bonite, dégustée crue, découpée en tranches fines arrosées d'un filet de citron. L'incarcération aurait fait de moi une brute épaisse carnivore ?
Cette nuit est belle. Toute noire et pleine d'étoiles. Je n'ai jamais vu un ciel si grand. Qui sommes nous, petits humains dans cette immensité, nous et notre médiocrité, notre folie meurtrière et notre bêtise destructrice ?
Je suis sûre que ce ciel aurait inspiré Max.
Pour une théorie ou une chanson.
Je sais qu'il ne faut pas regretter nos choix, mais ils me manquent. Je nous revois encore sur la plage de sable noir, devant l'annexe, pour la cérémonie d'adieux.
Je revois encore les mains jointes de Shirley devant sa bouche pour contenir ses larmes et cette phrase qu'elle me chuchote et qui me trotte dans la tête « Tu es plus forte que tu ne le crois».
Je ressens encore la puissance presque tellurique de Max dans son accolade.
Je revois encore Lupita, toute en pudeur, embrasser son pendentif de la Vierge Marie et réciter une prière pour nous. Je me rappelle nos derniers mots :
- Adiós Estelle, que te vaya bien.
- Adiós nueva Estelle, buena suerte
- No te olvidaré nunca.
Je perçois encore la douceur des lèvres de Stian quand il y déposa un baiser sur ma joue avant de m'accoler tendrement. Très très tendrement.
Mais pourquoi suis-je partie ?
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