I. Au commencement étaient les cactus










J'ai 40 ans et je suis célibataire.

Enfin, techniquement, j'ai 39 ans et 364 jours.

Et je ne suis pas tout à fait célibataire. Mais ça n'est qu'une question d'heures ou de jour. Et de formulation.

D'ailleurs pour être plus précise, j'ai peut-être déjà 40 ans. Sachant que je suis née très tôt, qu'il est 17 heures ici et qu'il y a 8 heures de décalage horaire, quel est l'âge du capitaine ?

J'ai donc 40 piges, à un chouïa près, et devant moi défilent des cactus. Des milliers de cactus.

Que dis-je : des millions de cactus.

Bravant l'aridité de ces rochers sur des étendues à perte de vue, s'élançant vers le soleil brûlant de midi.

Sont fous ces cactus, doivent crever de chaud ! En tous cas, respect. Même s'ils piquent, ils sont quand même sacrément beaux. Et sacrément utiles, au moins pour les rapaces qui en font leur perchoir. Marrant d'ailleurs de voir le mimétisme du haut des cactus avec la silhouette du rapace posé dessus. Dans le soleil couchant ou levant, c'est bluffant. Mais j'y pense : qui imite qui ?

Le cactus. Je n'aurais jamais cru que je serais en extase pour un tronc plein de piquants. Mais il faut les voir dans la lumière de 17 heures : c'est un vert doré, strié de noir foncé, captant les couleurs les plus chatoyantes (et ne laissant plus rien pour les arbustes insignifiants à leur pied, pourtant parfois ornés de discrètes fleurs rouges ou jaunes). C'est bien simple : j'ai envie de tous les photographier. Faut dire qu'ils ont toujours des formes différentes, si là, regarde bien, il a une branche de plus celui-là, et ici, deux oreilles sur le haut de la tête, et tu trouves-pas que dans ce coin-ci, ils n'ont qu'une bougie à leur chandelier ? Ah oui, parce que ce sont des cactus chandelier. Pas sûr que ce soit le terme exact de la nomenclature botanique, mais je trouve ça assez parlant. Cactus chandelius. En italique pour faire plus vrai : Cactus chandelius. Ca claque, non ?

Du coup, c'est vrai que je n'arrête pas de demander à Antoine de stopper la voiture pour faire une photo. Et en plus, ça prend toujours des plombes mes photos, parce qu'il faut régler le filtre polarisant, puis le zoom, puis réfléchir à l'ouverture du diaphragme pour faire une photo comme les pros. Bon au final, la photo est aussi pro qu'une carte postale moisie des années 60. Même un smartphone discount fait mieux. Là-dessus, il a raison Antoine, je le comprendrais presque quand il râle au dixième arrêt. Mais si c'est mon plaisir à moi, de faire ces petits réglages, de regarder par le viseur comme à l'ancienne, il est où le problème, hein, il est où ?

Ben là, justement. Je suis trop lente.

Je suis toujours trop lente.

Trop ceci, trop cela, pas assez ci, et jamais ça. Gnagnagna.

De toute façon, avec Antoine, c'est jamais assez bien. Enfin, j'écris Antoine, mais c'est pas son vrai prénom. J'ai décidé de lui donner un pseudo, pour qu'il reste incognito. On sait jamais, quelque chose me dit que je risque de déraper et je ne voudrais pas lui porter tort. Il n'est pas méchant après tout. On a quand même vécu plus de cinq ans ensemble, alors si c'était le cas, je serais une sacrée tanche ! Non, c'est juste que je crois qu'on n'arrive plus à faire attention à l'autre. Ou à faire semblant. C'est pareil finalement. Mais qui peut faire un entretien d'embauche pendant plusieurs années ? Au bout d'un moment, le patron voit trop que t'as pipeauté le CV, que t'es pas si calme que ça et que pour le côté prévenant, on repassera. Et que dire de ta persévérance à la tâche ?

J'ai choisi Antoine, mais j'aurais aussi pu prendre Jim ou Jose. A prononcer « Rhossé ». Pour faire couleur locale. Mais Antoine, ça fait Antoine de Saint-Exupery, le Petit Prince, sa Rose et son Serpent, et même si je ne suis pas dans le désert de sable, ni en Afrique, l'aridité ici me fait penser qu'un petit prince pourrait surgir de nulle part. Bon, tu me diras, toi qui lis ces lignes (au fait, tu permets que je te tutoie ?), qu'Antoine c'est aussi ma mère m'a dit Antoine va t'faire couper les tifs et là tu n'y es pas du tout question ressemblance, parce que pour le coup, ses tifs il les a courts, très courts. Et comme c'est moi qui lui coupe (rase?) les cheveux avec le sabot n°2, il ne risque pas d'avoir une mèche dans les yeux.

Et puis surtout, je connais tellement d'Antoine, Anto, Tony, Tonio, Toinou, Jean-Antoine et même d'Antoine-Yves que toute ressemblance devient un vrai casse-tête chinois (enfin mexicain sur ce coup).

Donc, c'est pas mal Antoine, bon choix.

Je suis donc célibataire ou presque.

Dans ma tête du moins.

Va juste falloir rendre ça concret.

En fait, la question, c'est : qui, que, quoi, dont, où ?

Yvette, ma prof de français de seconde, nous avait expliqué qu'un roman ça commençait toujours par cadrer le lieu, le personnage, ou l'objet. Je l'aimais bien Yvette. Elle était toute fine et pourtant, elle en imposait. Avec des tenues excentriques mais pourtant pas babacool. La cinquantaine, les cheveux courts, brune, très bien conservée. Juste l'incisive qui partait de travers, oh, presque rien. Mais c'est ce qui me vient là tout de suite maintenant, 24 ans après, son incisive. Et une façon de se tenir à son bureau tellement cambrée que ses omoplates se touchaient presque. Elle avait dû être danseuse dans sa jeunesse. Ou contorsionniste au cirque de Moscou. Ou de Pékin, vu sa taille.

Elle était géniale Yvette. Elle avait le don pour nous faire aimer la littérature. Baudelaire, Rimbaud, Hugo, tout le programme du lycée. En commençant par Pennac, à voix haute siouplé. Silence dans le cours et succès garanti.

C'est marrant, je me souviens hyper bien de son appart. Il était sur le port, rue Saint Nicolas. A l'époque, c'était une petite rue tranquille, sans aucun bistrot, rien à voir avec le coin branché que c'est devenu juste quelques années plus tard, avec le comptoir à bières belges que tenait la mère de ma coloc. Mais ça c'est une autre histoire.

Son appart à Yvette, il rayonnait l'artiste. Des livres partout, sur trois étages, et entre les livres, des peintures. Mais pas biens alignés les livres, hein, pas sanctifiés comme dans un musée, non en vrac, en tas, ouverts, par terre, sur les tables, les fauteuils, les guéridons. En vie les livres. Partout, à 360° et peut-être même au plafond. Le genre d'appart qui n'existe que dans les films français. Moi qui adore lire les quatrièmes de couverture, j'étais aux anges. D'autant qu'Yvette, quand le téléphone sonnait, elle prenait son temps pour taper la causette, ce qui me laissait un répit pour farfouiller dans cette caverne d'Ali Baba et les quarante lecteurs. Je n'aurais pas été étonnée de voir trainer des Télérama sur le petit guéridon dans le couloir de l'étage alors qu'elle ne devait même pas avoir la télé, Yvette. Comment aurait-elle eu le temps de la regarder ?

Et puis, ce qui m'a toujours fasciné chez Yvette, ce sont ses deux escaliers. Le principal, un bel escalier en bois, orné de livres de chaque côté bien sûr (et peut-être un peu aussi sur les marches) et surtout, quelques mètres plus loin, camouflé derrière des piles de livres, le petit escalier métallique blanc en colimaçon qui descendait à la cuisine. Comme dans les films d'Arsène Lupin ou de Zorro. Sauf que Sergent Garcia aurait eu du mal à passer par l'escalier de la cuisine. Ou alors, il aurait dû faire une croix sur les enchiladas et la Corona pendant quelques mois. Et arrêter les sodas. Truc quasiment impossible pour un mexicain qui se respecte. Les Mexicains, le seul peuple capable de battre à la fois les Américains et les Wallisiens sur la balance. Sauf que les Wallisiens, c'est la génétique polynésienne qui veut ça.

Tiens, la boucle est bouclée : Cactus, Antoine, Yvette, Sergent Garcia, Mexique. A défaut d'avoir répondu à la question qui, j'ai au moins eu la .

Sauf que la première page est déjà finie depuis longtemps.

Dis, je t'ai pas encore perdu, cher lecteur ?

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