Violine / TW

TW Relation abusive 


« Vous êtes convié (e) à l'union de Margot Colemin et Samuel Rocher qui aura lieu le 14 février »

Je regarde la carte avec un air désespéré. Je suis dans la voiture, Camille est juste à côté de moi et nous sommes garés non loin de l'église. Je suis engoncée dans ma robe violette, lui dans un costume que son éditrice lui a fait acheter.

— Rappelle-moi pourquoi je fais ça ? Aller au mariage de mon premier amour, qui a eu l'excellente idée de le programmer le jour de la Saint-Valentin, d'ailleurs ?

— Pour l'oublier. Pour exorciser tous tes sentiments. Pour tourner la page, même si c'est violent.

— Merci d'être là, souris-je en passant la main sur son bras.

— C'est normal. Mais à charge de revanche. Si mon premier amour se marie et qu'il a l'audace de m'inviter, je te prends comme cavalière.

— Marché conclu.

Camille et moi, on est une sorte de duo maudit. On a aimé des personnes pendant beaucoup trop d'années, et on se retrouve avec le cœur en miettes. Et ces personnes ne comprennent strictement rien à ce que l'on traverse.

Nous sortons de la voiture en même temps et nous nous dirigeons vers l'église. Je ne suis pas très à l'aise sur mes talons et cette fichue ville de Rennes ne m'aide pas du tout. Camille me propose son bras, que j'attrape avec plaisir. Tout en faisant attention de ne pas me casser la figure, je continue à lui parler.

— Fais attention, à venir de cette manière, ça va jaser sur notre sujet. Tu comprends, je vais avoir vingt-quatre ans et je ne suis pas mariée. J'arrive avec un homme, c'est forcément mon compagnon que je veux présenter à tout le monde.

— Est-ce que tu veux que je joue ce rôle-là ? Ça ne me dérange pas du tout, parce que je suis dans le même cas.

Je m'arrête dans ma marche et le fixe. Depuis notre voyage en Irlande, il laisse pousser ses cheveux. Pour un effet un peu plus classe, il les a tirés en arrière pour faire une sorte de chignon. Il a essayé ce matin de se mettre des lentilles dans les yeux, mais il a déclaré forfait et gardé ses lunettes sur son nez. Elles sont parfaitement nettoyées.

— Non. Je ne veux pas mentir. Tu es là pour me soutenir et pouvoir être fabuleux avec moi pendant cette mascarade. Je ne veux pas qu'on s'embourbe dans une spirale de mensonge. Et dans un sens, j'aurais l'impression de donner raison à tous ceux qui pensent que l'amitié entre une fille et un gars, ça ne peut pas exister sans ambiguïté.

— Je comprends. Mais si tu veux me lâcher, tu peux. Je ne veux pas te mettre mal à l'aise.

— Tu me permets de ne pas casser la figure avec ces échasses. Donc je te garde, cher piquet.

Nous rions de connivence au moment d'entrer dans l'église. On nous accueille avec un sourire et un programme des festivités. Nous allons nous assoir du côté de la mariée et nous attendons.

— J'ai pris des mouchoirs, si tu veux pleurer, me glisse Camille, tout bas.

— Je pensais que le mouchoir, c'était toi.

Nouveaux rires, qui se font interrompre par quelques anciennes connaissances qui viennent jusqu'à moi. Ce sont que des couples hétéros, clichés à souhait. Ils sont beaux, ont de l'argent et dans deux ans, ils auront tous un enfant en route. Des personnes qui adorent juger, en somme.

— Violine, tu es venue ! Nous sommes ravis de te voir. Et nous rencontrons enfin ton mari !

Leur hypocrisie déforme leurs traits, finement maquillés et rasés. C'est hideux à souhait. Un coup d'œil vers mon prétendu mari m'encourage à répondre avec un tact très soigné.

— Camille, je te présente des personnes qui ne m'ont pas adressé la parole depuis cinq ans. Les personnes que je n'ai pas vues depuis cinq ans, voici Camille, mon meilleur ami — et uniquement cela — qui m'accompagne à ce mariage afin que vos langues de vipère ne me disent pas qu'il faut que je trouve chaussure à mon pied alors que vous ne savez plus qui je suis.

Propre, sans bavure. Les grimaces deviennent plus horribles encore et les couples s'en retournent vers leur place.

— L'élève a dépassé le maitre. Je n'aurais pas fait mieux.

— C'était facile, parce que j'ai raison. Ces personnes ne m'ont pas adressé la parole depuis cinq ans. Devant Margot, ça va être une autre histoire. Tu vas sans doute retrouver une sorte de flaque à ma place.

— Je te ramènerais chez toi dans un pot à confiture alors.

Il rit et je lui donne un coup de coude pour la forme. Nous dialoguons encore légèrement, avant de nous faire couper par de la musique. Je prends une grande respiration.

— C'est le début de la mascarade.

Camille me saisit la main qu'il serre fort. Ça me permet de rester dans la réalité.

***

Je suis complètement ailleurs. Dans un imaginaire bizarre, avec des couleurs pastel et des cercles qui se forment et naviguent autour de moi. Mes yeux, dans ma réalité, sont fixés sur le bouquet du centre de table. Ce sont des violettes.

— C'est original quand même, lâché-je, sortant de toute cette brume.

— Quoi donc ? s'éveille Camille, dans le même état que moi.

— Le bouquet de violettes. Habituellement, pour les mariages, ce sont des lys, ou des orchidées. Des fleurs pures, qui rappellent la blancheur de la mariée et une certaine beauté. De plus, elles sont roses. C'est vraiment étrange, pour des violettes.

— Tu as fumé ? Tu as trop bu à l'apéritif ? Tu veux devenir fleuriste, soudainement ?

— Je suis perdue.

Je relève de petits yeux vers lui, en essayant de ne pas pleurer. J'évite toujours la table des mariés.

— Alors, continue, si ça te fait du bien.

— Pour mon mariage, je veux des azalées. Tout simplement parce que j'aime bien leur nom. C'est assez intéressant, parce que la première et la dernière lettre de l'alphabet se côtoient dans cette fleur. Le A et le Z. C'est un peu comme sur un clavier d'ordinateur français. Pourquoi avoir mis le A et le Z l'un à côté de l'autre ? Enfin, je m'éloigne un peu du sujet. Moi, je veux des azalées.

— Moi, ce serait des tournesols. Je ne sais pas pourquoi, mais j'adore cette fleur. Elles sont grosses et toutes jaunes, elles prennent de la place, elles ne paraissent pas toutes fragiles comme les autres, à s'arracher au moindre coup de vent. Je trouve que pour un mariage, c'est une belle symbolique. Le fait de résister. Je pars peut-être un peu loin. Désolé, je suis écrivain.

Nous nous fixons, les larmes aux yeux. C'est vrai qu'on pleure souvent, aux mariages. Mais pas pour les mêmes raisons que nous. Et puis, nous rions du ridicule de la situation, à parler de fleurs et à partir dans des réflexions alambiquées.

— Tu sais quoi ? On devrait aller danser, déclare le brun, en se préparant à se lever.

— On ne peut pas. Les mariés n'ont pas ouvert le bal.

— D'ailleurs, j'aurais besoin de ton aide, Violine.

Je me retourne vers cette troisième voix qui vient de surgir derrière moi. Je tombe d'abord sur une robe entièrement blanche, près du corps. Mon cœur rate un battement et je remonte doucement cette silhouette fine. Mon regard ambré croise deux azurs brillants de joie. Les taches de rousseur piquetées comme les touches de couleur d'un impressionniste. Les cheveux d'un doux roux, attachés dans un chignon lâche dans lequel tiennent des fleurs. Un sourire à décrocher des nébuleuses entières.

— Margot. Tu as besoin de moi ?

Je n'avais pas besoin de laisser échapper son prénom, mais au moins, Camille sait pourquoi je suis dans un état lamentable — il me connait si bien que cela doit se lire sur mon visage. D'ailleurs, la jeune mariée regarde mon ami et s'approche de lui.

— Puis-je emprunter la place de ton mari ? Je dois te parler de quelque chose d'important.

Nous revoilà avec les bagues au doigt. Si je n'étais pas dans cette réalité, mais celle de tout à l'heure, avec les cercles et les violettes, je pense que je rirais.

— Bien sûr. Asseyez-vous donc. Je vais nous chercher à boire, à ma femme et moi.

Son regard croise le mien quelques secondes et il se retourne vers le bar. Je suis seule avec mon cœur tout sanguinolent.

— Est-ce que tu joues toujours du violon ?

Je ris jaune intérieurement. Elle qui dit savoir tout de moi, elle ne connait même plus cette information basique sur ma personne.

— Oui. Je suis dans l'orchestre philharmonique de Lorraine. Tu n'étais pas au courant ?

— Si, mais je préférais demander. Bien, c'est une bonne nouvelle. Est-ce que ça te dérangerait de m'accompagner sur scène ? J'ai préparé une surprise pour mon mari, à la guitare, et j'aurais besoin d'un accompagnement. J'ai toujours trouvé le violon magnifique.

Cette phrase résonne en moi. Parce que je me souviendrais toujours de ce camp de vacances, au fin fond de la France, où j'avais osé apporter mon violon. Que nous avons fait un concert toutes les deux et qu'elle m'a couverte de compliments à la fin. Ce moment est important pour moi, parce que c'est à cet instant précis que je suis tombée amoureuse d'elle. Quand elle a su parler à mon cœur de musicienne.

— Bien sûr, m'entends-je dire.

Mais bien sûr, je vais venir avec toi pour que tu fasses ta surprise à l'homme que tu aimes alors que je saigne à l'intérieur de mon corps. Mais bien sûr, je suis si douée que je vais jouer ce morceau sans le moindre entrainement, sur un violon qui n'est pas le mien. Mais bien sûr que je vais bien, pourquoi est-ce que tu poses cette question ?

Nous allons dans les vestiaires de la salle des fêtes louée pour l'occasion. Il fait froid, nous sommes entourées de manteaux et ce n'est clairement pas le meilleur endroit pour nous accorder.

— C'est le quatuor qui a ouvert la marche nuptiale qui te prête l'instrument. Je leur ai demandé.

— Pourquoi n'as-tu pas accompagné cette demande de celle d'un violoniste ? Pourquoi moi, Margot ?

— Parce que je sais que tu joues merveilleusement bien. Je me souviendrais toujours de la scène pendant un camp, lorsque nous avons fait un duo. J'étais tellement subjuguée par ton talent.

Elle est cruelle. Elle est cruelle et je ne sais pas si elle s'en rend compte. Ce n'est pas la première fois qu'elle me fait ce coup-là. D'après Camille, elle en est tout à fait consciente et joue sur la corde sensible et amoureuse de ma personne pour pouvoir me briser encore et encore le cœur. Elijah a même rajouté, au moment où je leur en ai parlé, que c'était une certaine technique de manipulation. Elle me donne de l'espoir, en étant gentille avec moi ou en me montrant que je suis spéciale. Et ensuite, elle me fait du mal, mais pas suffisamment pour que je m'en aille. Elle joue avec mes sentiments pour que je les garde et flatte ainsi son égo. Et moi, je suis incapable de savoir si c'est vrai ou non.

— Ne dis pas ce genre de choses, Margot. Je préfère que tu sois honnête avec moi.

— Je le suis.

Je hoche la tête. Je ne la crois pas, même si elle s'efforce de me regarder dans les yeux. Sa cruauté s'exprime encore sur ce point. Bien que je ne sois pas quelqu'un qui accorde beaucoup d'importance au physique, les yeux de Margot m'ont toujours fascinée. Leur couleur, le soleil qui y créait des reflets différents tous les étés. Alors que nous étions toutes les deux à discuter autour d'un verre, il y a quelques années, j'ai fait l'erreur de boire trop d'alcool et d'être honnête avec elle, lui avouant avoir toujours des sentiments pour elle et vouer une véritable admiration pour ses yeux. C'est exactement pour cette raison qu'elle est cruelle. Parce qu'elle m'oblige à faire face à cette nuance qui me déstabilise au possible.

— Non, tu ne l'es pas. Parce que tu ne me diras pas que tu m'as invitée pour me briser encore une fois le cœur, pour me voir vulnérable devant toi. Parce que tu aimes faire ça avec moi, parce que c'est comme un jeu pour toi. Mais aujourd'hui, je ne me laisserais pas faire Margot, aujourd'hui, je ne vais pas tomber dans ton piège. Je vais jouer parce que le violon est toute ma vie, je vais danser en fermant les yeux, je vais profiter au moins un minimum de ta fête et je vais rentrer chez moi. Et à ce moment-là, à ce moment précis, je te ferais enfin sortir de ma tête.

Je m'en vais vers l'extérieur, sans prendre le temps d'accorder nos instruments. Je me fiche complètement du résultat, je veux simplement m'enfermer dans ma bulle musicale.

— Pourquoi le fais-tu alors ? Pourquoi veux-tu jouer ? me retiens la rousse, en posant une main contre mon bras, extrêmement douce.

Je la regarde droit dans les yeux, de mon plein gré. Je suis complètement vaincue et je sens déjà les larmes pointer à l'horizon. Je pourrais répondre toutes sortes de choses à cette question. Mais il n'y en a qu'une qui me vient à l'esprit.

— Parce que je suis amoureuse, Margot. Voilà pourquoi je le fais.

Et je m'en vais sur scène, avec mon instrument qui me semble complètement étranger. Nous n'en avons pas parlé, mais j'attrape le micro déjà préparé et commence à parler, sous les yeux ébahis de Camille.

— L'amour est la chose la plus bête qui soit, croyez-moi. Cela nous abrutit, nous ramollit, nous amène dans un tourbillon de sentiments peu agréables. Oui, l'amour est la chose la plus bête qui soit. Mais c'est également la plus belle. Et c'est ce que la mariée, ainsi que moi-même, nous allons essayer de vous démontrer désormais.

Je m'installe devant un pupitre que j'ai remarqué en entrant — il a dû être posé lorsque je suis allée dans le vestiaire avec Margot. Je ne regarde pas la jeune mariée non loin de moi et je commence à jouer les notes qui s'étalent devant moi.

Je connais le morceau par cœur, puisque c'est moi qui l'ai composé, puis offert à la jeune femme qui m'accompagne. Une bêtise adolescente, qui n'est pas aboutie, qui n'est pas poétique. Mon unique composition à ce jour. Même Camille ne l'a pas entendue.

C'est cruel. C'est immonde. C'est moche. Tous ces adjectifs qui feraient pâlir le moindre écrivain me tordent la peau, la bouche et le cœur. Mais je joue parfaitement bien. Il n'y a pas une trace de mes sentiments néfastes dans ce que je joue, dans les notes qui sortent de l'instrument. Je suis une musicienne parfaite et je le sais. Alors pourquoi ces larmes viennent envahir mes yeux ? Pourquoi est-ce que je sens mes membres trembler ? Pourquoi je suis prête à tomber ?

***

— Ne pose pas de questions et fait moi danser, s'il te plait.

C'est avec ces mots que j'arrive devant Camille, la main tendue. Il l'attrape sans ouvrir la bouche, sans regarder à mon maquillage qui a disparu de mon visage, sans faire de commentaire sur la fin de ma prestation. Il se tait, me fait valser en trois temps, un deux trois, et ferme les yeux. Il me fait confiance pour le guider afin que nous n'entrions pas dans les autres danseurs. Il me fait entièrement confiance parce que lui aussi, il est ailleurs. Parce que lui est à Metz, chez nous, dans ce bar, à écouter son premier amour jouer de la basse en le fixant avec dureté, à écouter son premier amour ne pas penser à lui autrement qu'en tant qu'ancien camarade de classe, écouter son premier amour lui briser le cœur, encore et encore.

Et moi, dans tout cela, dans tous ces tours, tous ces un deux trois, je ne vois que le bouquet de violettes. 

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