Violine / TW
TW : mention de suicide et de dépression
Lorsque je joue, je m'échappe complètement de moi-même. Je cesse un peu d'être Violine, la fille. Je ne suis que des notes qui virevoltent. Je suis mon violon, qui chante sous des doigts agiles. Je me sens partir, partir loin de tout et de ce qui me pèse. Je suis aussi légère qu'une plume. Tout simplement.
Voir les garçons s'amuser autour de moi me renforce dans cette sensation de vertige. Un coup d'œil rapide avant de m'envoler non loin, seulement au-dessus d'eux. Il y a longtemps, je ressentais ça à chaque fois que je touchais mon instrument. L'envolée. Mais depuis que je suis dans l'orchestre philharmonique, pratiquer devient presque une corvée. Songer à ça m'arrache littéralement une grimace pendant ma prestation, parce que je n'aurais jamais imaginé penser une chose pareille de la musique. C'est extrêmement paradoxal comme situation. Parce que j'ai réalisé mon rêve, mais que le reste, ce qui faisait de moi une très bonne musicienne s'est effondré sur lui-même. Personne ne le sait et j'aimerais profiter de ce voyage pour en parler à mon meilleur ami. Lui expliquer qu'à la manière d'Elijah et Matéo, l'idée de Camille est en train de me reconnecter avec la véritable moi-même. Que je retrouve la fille musicienne et non pas la machine à produire des notes que j'ai l'impression d'être devenue.
Lorsque ma prestation se termine, je fais un clin d'œil au brun qui me comprend presque immédiatement. C'est assez impressionnant cette capacité qu'on a tous les deux à s'interpréter si bien. Nous sommes comme des partitions pour l'un et l'autre, à glisser sous les doigts des musiciens expérimentés.
— Je ne sais pas si tu étais au courant, mais t'es merveilleuse Violine.
Toujours le bon mot, toujours avec son sourire en coin, les lunettes qui lui tombent un peu sur le nez. Camille reste comme il a toujours été, une seconde moitié de mon cœur. Pourtant, je sais qu'il ne se passera jamais rien entre nous. Le truc qu'on partage est plus fort que ça, je crois. Et les deux tourtereaux qui nous servent d'amis l'ont très bien compris et n'ont jamais manifesté de jalousie envers ce lien spécial. Parce qu'eux sont pareils que nous, même si les sentiments s'ajoutent au mélange.
— Et toi tu es fantastique Camomille. Tellement fantastique que je vais emprunter toute ta personne pour aller regarder les étoiles dehors.
— J'allais juste te demander la même chose. Tu lis dans mes pensées ?
Je souris.
— Parfois, j'en ai l'impression.
Je lui prends le bras comme il y a cinq ans et nous passons la porte. Je confie mon violon à Elijah qui va se réinstaller avec Matéo. Ils ont tout un tas de trucs à se dire, je crois. C'est normal.
Il fait un peu froid et je ne regrette pas d'avoir mis mon gilet gris informe sur mon dos, même si ça ne va pas avec mon jeans haut et mon sweat. Je baisse les yeux et mes lèvres s'étirent doucement. J'avais déjà l'idée de parler à mon ami quand je me suis habillée tout à l'heure, sans le savoir.
La mer en contre bas bat contre les falaises dans un bruit apaisant. J'ai le cœur qui frappe dans les tempes, me faisant presque mal. Je suis un peu effrayée par ce que je vais dire. Faisant comme si de rien n'était, je m'allonge dans l'herbe verte et vais me blottir contre Camille qui m'ouvre ses bras. J'écoute sa respiration, il s'amuse avec mes cheveux, qu'il caresse doucement. Il doit sentir que je ne suis pas la plus tranquille des personnes.
— Je suis amoureuse d'une fille depuis presque dix ans. Elle s'appelle Margot. On s'est rencontrées en vacances, quand on était ados. Je pense que je suis bi, mais j'en ai jamais parlé à personne. Rien du tout, pas un seul mot. Je crois que c'est pour ça que je n'arrivais pas à savoir qui j'étais aussi. Je n'ai pas peur de toi ou de Matéo ou d'Elijah. Vous êtes mes meilleurs amis. Mais je n'y parvenais pas. Et Margot va se marier. Et j'ai besoin de pleurer. J'ai besoin de toi, Camomille.
Je me relève, le fixe droit dans les yeux. Ses pupilles sont toutes brillantes, au bord des larmes. J'ai l'impression que c'est la soirée. Je ne sais pas trop pourquoi.
— Pleure autant que tu veux. Je fais fonction de mouchoir de poche géant. Tu peux te moucher si ça te chante.
Sa réplique m'arrache un microscopique sourire et je la complète.
— Toi aussi tu peux.
On se rallonge bien proprement côte à côte. On se prend les mains. Et finalement nos pupilles ripent encore les unes dans les autres. Je sais, au plus profond de moi, qu'il est en train de vivre exactement la même chose que moi. Mais qu'est-ce que c'est dur de le dire, de mettre un mot sur cette brisure qui se construit en nous, qui sépare notre être en deux, qui dévale les côtes et vallées de nos cœurs.
— Je peux commencer si tu veux. À tout te raconter. Mais tu n'es pas obligé de dire quoi que ce soit. J'ai tout compris, glissé-je en pressant ses mains.
Il hoche la tête. Les lettres refusent de sortir. C'est complètement paradoxal comme situation. Une personne si douée avec ses mots, mais ceux-ci l'abandonne sans demander leur reste. C'est moche comme tout.
— On avait quatorze ans. On avait vécu tous les deux une année affreuse, avec cette bande de franches trottinettes qui voulaient notre peau et qui menaçaient nous tuer, presque littéralement. Je suis allée en colo, un peu comme les scouts, dans la forêt. J'ai dormi sous les arbres sans sac de couchage, j'ai eu un total de cent treize tiques sur ma peau. Il pleuvait des cordes. Et dans le froid, l'eau et le fait que je me demandais bien ce que je fichais là, il y a eu le sourire de Margot, ses yeux bleus aussi beaux que le ciel et sa timidité. On est devenue amie pendant la troisième et c'est à ce moment-là que j'ai ressenti le truc. Tu vois de quel truc je veux parler. Mais c'était dur. Parce que j'étais une fille et elle aussi, parce qu'elle habitait Rennes et moi Metz. J'avais l'impression que l'univers se fichait de nous.
Je fixe les étoiles en prononçant cette dernière phrase. Mon cœur me fait définitivement mal.
— On s'est revues tous les étés. Souvent quelques jours ou deux semaines en colo. J'essayais de la faire venir à chaque endroit où j'allais, j'étais parfois déçue, parfois agréablement surprise. Et quand on était en première, l'année où tu m'as fait ton coming out, je me suis décidée à lui avouer mes sentiments. Elle m'a répondu un franc et généreux « Non„. C'était très moche si tu savais. Mais après on a eu la discussion la plus intéressante de toute notre amitié. Tellement qu'on a dépassé le couvre-feu de deux heures et qu'on s'est faites disputées. Ça a été notre plus belle aventure.
Le sourire se fait tout petit sur mes lèvres. Je pleure toujours. C'est un étrange mélange.
— Et puis elle a nourri mon espoir. Elle n'est jamais sortie avec personne. Tout le monde croyait qu'elle allait finir avec sa guitare à gratouiller, son carnet pour composer et ses espadrilles aux pieds. Moi je voulais croire en nous. Je voulais croire en notre existence. Et puis les quelques phrases qu'elle me jetait de temps à autre remplissaient mon cœur d'amour. C'était magique.
Je me souviens bien de ces moments. Je souriais toujours derrière mon téléphone, au secret de ma chambre. C'était dur de se contenir devant les autres. Tellement compliqué.
— Et puis y a eu ma dépression. Le soir où j'ai atterri chez toi, elle venait de m'envoyer une série de messages qui disaient que je faisais exprès, que je me complaisais dans mon malheur, qu'elle ne voulait pas avancer avec des personnes comme moi, incapables de s'en sortir. Lorsque j'ai toqué chez toi, Camille, j'étais à deux doigts de courir à la gare et de me jeter sous un train. Parce que je savais plus comment on faisait pour vivre sans souffrir le martyre.
— Quoi ? m'arrête-t-il en se relevant d'un seul coup.
— Désolée pour la brutalité du truc. Mais il fallait que tu le saches. Je voulais que tu saches que ce soir-là, quand tu m'as accueilli chez toi parce que je venais de me prendre un refus du conservatoire de Paris, ce n'était pas la seule raison de mon malheur.
— Ma Violine. Ma belle Violine...
— Je vais mieux. Je me suis soignée et je me soigne encore. Et tu as été là Camille. Tu as été là au bon moment. Alors tu n'as pas intérêt à te culpabiliser. Parce que t'es, avec Téo et Lili, la meilleure chose qui me soit arrivée dans cette fichue vie.
Cette fois-ci, je retourne dans ses bras pour m'y blottir. Je l'aime vraiment, ce gars.
— Je l'ai revue juste avant qu'on parte. Je suis allée voir quelques amis à Rennes et elle était là. Elle m'a présenté son fiancé et elle m'a invitée au repas de son mariage. Elle a fait comme si de rien n'était, alors que j'étais à deux doigts de fondre en larmes. Ça fait du bien que ça sorte enfin ici. J'avais décidément besoin de ce voyage.
Je termine mon histoire comme ça. Parce que c'est comme ça que ça va se finir. Je vais aller à ce mariage, le cœur au bout des mains, prête à le poignarder avec une violence inouïe. Et quand il sera tout sanginolant, je le reprendrais une bonne fois pour toutes et je pourrais enfin passer à autre chose. Je suis parfaitement au courant que ce n'est pas la bonne solution et que je pourrais éviter de souffrir comme ce n'est pas pensable. Mais je me connais plutôt bien. Je sais que ça ne va pas marcher de cette manière. Que je vais m'accrocher à un sourire ou un après-midi passé ensemble et que je ne parviendrais jamais à l'oublier. Et ce n'est pas ce que je veux.
— Je t'accompagnerais, glisse-t-il pour la première fois. Je serais ton superbe cavalier. Elle en sera verte de jalousie. Et on dansera tous les deux en critiquant les musiciens qui jouent moins bien que Téo et toi. Je serais là, Violine. Je ne vais pas te laisser affronter ça toute seule. Parce que ça va te briser le cœur et il te faudra quelqu'un pour ne pas t'effondrer.
Je le serre plus encore dans mes bras. C'est douloureux parce que je suis presque sûre que ça doit lui faire un mal de chien de me dire ça.
— T'as deviné, n'est-ce pas ? C'est pour ça que t'as voulu qu'on sorte. Parce que tu savais que j'allais faire comme si de rien n'était.
— Oui. Tu es au courant depuis quand ?
— Juste avant qu'on parte au bar. Quand j'ai finalement réussi à choper du wifi dans le château. Il m'a envoyé un message, d'une longueur assez conséquente. Et il a glissé un bout de son film avec une musique toute douce. C'était vraiment dur de sourire et de rire. Et c'est aussi pour ça que j'ai laissé échapper les larmes tout à l'heure. Parce que je n'en pouvais plus et qu'une partie de moi criait de jalousie. Même si c'est affreux d'être jaloux de ses meilleurs amis.
Il me donne son téléphone. La vidéo est sauvegardée dans la mémoire pour éviter d'avoir systématiquement internet . Le connaissant, il va activer le mode boucle et la passer encore et encore. Sur ce point-là, on est exactement pareils.
— Lis d'abord, regarde ensuite. Et si tu veux, tu peux même le faire à voix haute. Je digérerais peut-être mieux si c'est quelqu'un d'autre.
Un pur mensonge dont nous avons tous les deux conscience.
— Salut Camille. J'espère que tes vacances avec tes amis se passent bien et que tu as retrouvé le temps que tu cherchais. De mon côté, la tournée est géniale, on gagne de nouveaux fans tous les soirs. J'ai l'impression d'être une rockstar.
J'ai eu le temps de lire ton recueil sur la route. Je suis de ce genre de personne chanceuse qui n'est pas dérangé par les roulis de la voiture. Premièrement, je tiens à te dire que j'ai beaucoup apprécié ton style, sans fioritures et qui n'essaie pas de se donner un genre. J'ai l'impression que tu écris comme tu vis, sans te poser de questions. C'est très agréable de te lire et j'ai le sentiment de désormais bien mieux te connaître. C'est très bénéfique.
Deuxièmement, tu m'as fait sourire de nombreuses fois. Quand ton personnage avoue à celui de Violine que tu m'as pris mon titre sans aucune gêne et que tu en es presque honteux. Les réactions de ton double de papier, qui te ressemble énormément. L'amour qui vous lit tous les quatre. C'en est presque magique. Et ensuite, je suis arrivé à la partie me concernant.
J'aimerais m'excuser de t'avoir fait tant souffrir, mais je crois que ça ne servirait à rien, puisque je n'étais pas au courant de ce qui se passait en toi. Mais sache que je suis extrêmement flatté par ce que tu as écrit sur moi. Par ce que tu ressens aussi. C'est beau et fort et je me suis senti envahi par un doux sentiment de plénitude. Mais je ne pense pas que ce soit ça que tu attendes.
Lorsque j'ai fini de te lire, je voulais te dire que j'avais envie de... tenter le truc ? Après tout, j'ai toujours pris ma sexualité pour acquise, comme la société nous incite fortement à le faire. Je me suis renseigné sur la bisexualité aussi. Mais je n'ai pas ressenti le truc, le coup au cœur, la réalisation que je me découvrais enfin. Alors je pense que ce serait drôlement malhonnête de te dire que je veux essayer dans ces conditions. J'aurais l'impression de jouer avec toi, de te considérer comme une expérience. Je ne veux pas te faire souffrir, même si j'imagine que ce n'est pas bien parti. Je t'apprécie beaucoup et je suis très heureux de t'avoir retrouvé. Mais je ne désire pas te mentir.
Je comprendrais que tu ne répondes pas. Prends ton temps pour digérer. En attendant, je t'envoie un extrait exclusif de la Temporalité des kiwis. J'espère que ça te plaira. Amicalement, Noah.
— Je ne devrais pas me plaindre. Je veux dire, son message est doux comme tout et je ne le dégoûte pas. Il y a mis les formes, il a choisi ses mots avec soin. C'en est presque beau. Alors pourquoi j'ai l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur ?
— Parce que tu es amoureux. Parce que tu es amoureux depuis très longtemps, parce que l'espoir t'a tenu en haleine. Et parce que ce n'est pas ce que tu attendais au plus profond de toi-même.
— Tu penses que ça passera ? Tu penses qu'un jour, il sortira de ma mémoire ?
Je le fixe. J'aimerais tellement répondre par l'affirmative. Mais je ne suis pas devin. Et surtout, je me pose exactement les mêmes questions. Je ne sais pas si un jour, je vais réussir à me débarrasser de Margot. De son souvenir, de ses sourires, de sa beauté renversante.
— J'en sais rien. J'en sais rien du tout. Seul le temps nous le dira, finis-je par répondre.
Camille se relève tout doucement de sa position et je l'accompagne, attendant patiemment sa prochaine action. Je ne comprends pas pourquoi, mais j'ai l'impression que ce sera drôlement important.
— J'ai envie d'écrire, déclare-t-il.
— Les M-O-T-S pour répondre aux M-A-U-X c'est ça ?
— Tu me connais trop bien.
Je ris. Il est doué. Il arrive à m'arracher un sourire.
— Ça, c'est parce que je t'aime Camomille. Je t'aime plus fort que les citrons. Plus fort que le temps. Et même plus fort que ces fameux kiwis.
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