Camille

Je suis en face de mon écran d'ordinateur depuis plus d'un quart d'heure. Je regarde la conversation de groupe qui s'étale devant moi, les dates qui sont si lointaines, les noms qui ramènent des souvenirs incroyables en moi. Ça fait deux ans. Deux ans sans s'adresser une seule fois la parole, juste très rapidement pour les anniversaires et les fêtes comme Noël et Nouvel An. Je ne suis même plus triste, je suis désespéré. Mais là, il faut que je leur dise. Même si le mémoire attend dans son fichier Word, même si Violine est déjà au courant depuis la semaine dernière. Il faut que les deux garçons l'apprennent eux aussi.

Mais je ne sais pas comment commencer. Un comble pour un écrivain à en devenir. Je suis blanc devant mon clavier. Je vais me chercher une tasse de thé noir pour essayer de garder les idées alertes, j'en renverse un peu à côté de mon ordinateur, je peste et je finis par abandonner, repartant vers mon lit.

Le nez sur le plafond, je compte les moutons, les flamants roses et les kangourous, mais rien n'y fait. Le sommeil me fuit avec sa copine l'inspiration. Ce n'est pas juste.

J'attrape mon téléphone et ouvre le bloc note, une habitude que j'avais auparavant. Je lis quelques-uns de mes écrits, des idées avortées et finalement, sans que je ne comprenne pourquoi, l'inspiration finit par arriver.

— Le temps est vraiment un salaud, vous ne trouvez pas ? Il s'étire entre nous et ne nous laisse pas le loisir de nous accrocher les uns aux autres. Je ne suis pas naïf, j'ai bien remarqué qu'on ne se parlait plus du tout. Ça me désespère, c'est vrai, mais je ne suis pas blanc non plus. Parce que c'est la faute de la temporalité de notre planète. Mais vous, ça ne vous direz pas de rattraper le temps perdu ? De lui courir après aussi. De le rechercher, comme ce cher Proust et cette chère Swann. Grâce à quelque chose de plutôt énorme, dont je vous parlerais, bien entendu, j'ai reçu une grosse somme d'argent. Et j'ai envie de nous payer à tous les quatre un voyage. Un voyage en Irlande. Comme à la sortie de notre lycée. Je ne sais pas si vous êtes encore sur la région, mais si oui, nous pourrions essayer de nous voir pour en discuter.

(Je signe quand même Camille, même si vous savez que c'est moi)

Et je finis par cliquer sur envoyer, le cœur battant, et louchant sur l'heure. Je n'aurais pas de réponse avant demain matin, je pense.

Pourtant, un peu moins de vingt minutes plus tard, mon téléphone vibre sous mon oreiller. Je l'attrape, les battements dans les tempes et je découvre une notification de notre vieux discord.

— J'en serais ravi. Pour ma part, je suis en ce moment même en Lorraine pour des affaires. Je repars à la fin de la semaine pour Paris. Mémoire sur le feu.

Je souris. C'est vrai qu'Elijah a une vie parisienne maintenant. Je préfère masquer le fait que la distance ait eu raison de notre amitié. Peu de temps après, je reçois trois pouces de la part de Violine, qui confirme sa présence dans notre belle région. Il n'en manque plus qu'un. Mais s'il n'a pas changé depuis l'époque où nous étions proches, Matéo a besoin de beaucoup de sommeil pour être parfaitement en forme le lendemain matin. Et c'est certain qu'à deux heures, il doit être au pays des rêves et des songes.

***

Comme je me l'imaginais, je reçois la dernière réponse le lendemain matin, sur les coups de sept heures.

— Je serais présent. Dis-nous simplement le lieu et la date. Et je viendrais.

Rien de plus, rien de moins. Maintenant que j'ai toutes les confirmations, je peux avancer un peu plus sur mon idée de voyage tous frais payés.

— Je vous propose une virée dans mon humble demeure. J'ai une fantastique machine à smoothie et le marché couvert est juste en bas de chez moi, pour aller choisir les fruits. Demain, sur les environs de quatorze heures, ça vous convient ?

Je reçois trois pouces levés et je serre le poing en faisant yes. Tout se goupille bien. Le plus rapidement possible, je passe une tenue un tout petit mieux que mon jogging et mon t-shirt informe et je vais faire les courses pour leur préparer un gâteau de ma composition.

C'est au stand de fruit, alors que je tiens un kiwi en attendant sans doute qu'il me supplie de le prendre que je fais une rencontre extrêmement fortuite.

— Tu parles le fruit couramment ?

Bien sûr, je tourne la tête tout doucement pour faire face à mon interlocuteur, mon kiwi toujours en main d'une manière parfaitement étrange. Mes lunettes me tombent du nez, mais je sais de qui il s'agit.

— Les kiwis sont un peu récalcitrants, vois-tu. Ils ne comprennent pas le français. C'est assez triste.

Noah va me prendre pour un être débarqué d'une autre planète avec un discours aussi étrange. Tant pis, c'est lui qui a commencé.

— Surtout que ton français est irréprochable. Ils ne savent pas ce qu'ils manquent.

Je rougis. Je pourrais faire concurrence aux fraises. C'est ridicule à presque vingt-trois ans.

— C'est gentil. Et donc... tu fais tes courses ?

Il sourit et remet son sac en place. Toujours l'Espack rouge de nos années lycée.

— Je passais juste par là pour me refroidir. Il fait chaud et mon appartement est une vraie fournaise. C'est affreux de vivre sous les combles.

— J'ai de la chance parce que le mien est pourvu de ventilateur. J'ai l'impression d'être un vampire parce que tout est fermé, mais au moins, je m'y sens bien.

La demande me démange la langue. Je ne peux pas m'en empêcher. Qu'est-ce que je risque après tout ?

— D'ailleurs, je comptais faire un gâteau avec tous ces fruits récalcitrants qui ne comprennent pas le français. Ça ne te dirait pas de venir te rafraîchir chez moi en parlant de choses et d'autres ?

Depuis cette fameuse soirée, il y a deux mois, j'ose faire ce genre de démarche. Parce qu'on essaie de rattraper le temps perdu. Parce qu'on y va tout doucement — je ne suis pas arrivé avec les énormes sabots pour lui faire ma déclaration par exemple — et que ce genre de moment est ce qui nous correspond pour l'instant.

— Il y a vraiment un ventilateur chez toi ?

— J'en ai quatre et si tu veux je pourrais les faire tous se diriger vers toi.

— D'accord. Alors j'en suis.

C'est la première fois qu'il vient chez moi. Lorsqu'on s'est vus, c'était toujours à l'extérieur. J'ai peur et en même temps je pourrais sauter huit étages d'un coup.

— Et tes kiwis ?

— Quoi, mes kiwis ? l'interrogé-je un peu trop violemment pour moi.

— Tu comptes les acheter ou continuer à leur parler ? rit-il.

Bon sang. J'ai failli oublier les kiwis.

***

On s'est séparé au coin de ma rue pour une vingtaine de minutes, le temps qu'il aille déposer des trucs chez lui et se changer — pour être plus à l'aise sans doute, même s'il était vraiment craquant dans son t-shirt rayé et son jeans délavé. Moi, ça me permet de mettre mes achats au fond de mon frigo, enclencher un peu de musique, de tourner trois minutes et cinquante-six secondes sur mon parquet et de m'assoir au milieu de mon appartement, prêt à flipper complètement et à me demander quelle espèce de fantaisie il m'a pris de l'inviter comme ça chez moi, sans la moindre préparation psychologique.

Je suis toujours dans ma position jambes croisées lorsque la sonnette retentit dans l'appartement. J'ai le cœur qui bat à trois mille à l'heure. Affreuse idée que celle-ci.

— C'est ouvert ! hurlé-je à la cantonade, complètement bloqué.

J'entends des pas dans l'entrée, signe de ses chaussures à petites talonnettes. Il apparaît dans mon salon en me cherchant.

— Camille ? Tu es là ?

Ses deux olives se plongent dans mes pupilles toutes fades et il sourit. Avec le sourire. Je suis encore retourné.

— Que fais-tu au sol ? Tu t'es fait mal ?

— Je remets ma vie en question.

Il dépose son sac sur le parquet et s'assieds dans la même position que moi. Il étire toujours autant ses lèvres. Le soleil qui entre dans la petite fenêtre de mon salon brille dans ses cheveux roux.

— Besoin d'aide ?

— Je suis un être vraiment complexe, tu sais.

Je crois que je suis en train d'essayer de le faire fuir. Je ne me comprends pas parfois. Je rêvais d'une telle opportunité et maintenant je crève de trouille. Alors que tout va bien et qu'il est aussi étrange que moi.

— Ça ne me fait pas peur.

— Je me demande... comment tu as pu oublier tous les trajets de bus qu'on a fait ? J'ai l'impression que toute la période du lycée a été occultée de ta mémoire. Et puis comment ai-je pu acheter des kiwis pour faire un gâteau alors que je déteste ça.

Il baisse la tête et rit un peu. J'espère que c'est grâce aux kiwis.

— C'est exactement ça. Je n'en ai pas de bons souvenirs. Alors quand je suis arrivé à Paris, j'ai voulu repartir à zéro. Tourner un nouveau film avec un scénario inconnu. Même si c'est un peu cliché pour un étudiant réalisateur.

— Je te comprends. Si tu savais comme je te comprends.

Je saisis mes jambes et les serre de toutes mes forces. Ça remue légèrement le couteau dans la plaie, mais tant pis. Il faut qu'il sache que je ne dis pas ça en l'air pour m'attirer ses faveurs ou quoique ce soit.

— En quatrième j'ai été harcelé. Alors pour éviter de croiser à nouveau cette très gentille personne qui avait fait de ma vie quelque chose qui ne valait plus la peine d'être vécu, j'ai choisi un lycée très loin de mon secteur sous couvert d'une option et je me suis éloigné de lui. L'idée de tout recommencer, je la comprends complètement.

Il pose une main sur mon bras, ce qui me fait sursauter. Je crois bien que c'est la toute première fois qu'il me touche de cette façon. Mais je n'ai pas le moral pour m'attarder sur tout ce qui remue en moi. C'est toujours la même chose de toute manière.

— Je suis désolé.

— Ça ne fait rien, tu ne pouvais pas savoir. Mais du coup, si je puis me permettre, qu'est-ce que tu fais de retour dans la région si tu voulais oublier tout ce qui attrait au lycée ?

Il sourit encore, mais c'est plus discret. Comme si je l'avais percé à jour.

— Je suis revenu à mes premiers amours : la musique. J'ai bien envie de manier mes deux passions : le cinéma et du coup, la musique. Donc je suis en master de musicologie à la fac.

Ça ne fait qu'un tour dans mon cerveau.

— À la fac ? Celle de Metz tu veux dire ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que j'y suis aussi ! Comment ça se fait qu'on ne se soit pas croisés ?

Il baisse les yeux, gêné. Il évite parfaitement bien mon regard. Et ça refait un tour dans mon cerveau.

— C'est vrai. Jusqu'à la dernière fois, tu ne savais plus qui j'étais.

Ça fait un coup au cœur, comme ce fameux soir. Ça me désespère d'avoir perdu deux ans. Mais perdu deux ans en quoi ? En cette amitié bizarre que nous venons de commencer ? Je rêvais quand j'espérais qu'il me tombe dans les bras. Et j'ai l'impression que ce rêve continue.

— J'avais quand même quelques réminiscences. Comme ce fameux trajet de bus, le jour du résultat du bac. On avait parlé de citrons. Décidément, c'est quelque chose de récurrent entre nous, ces histoires de fruits.

Je ris et lui aussi. Il a toujours sa main sur mon bras. Je n'ai pas envie qu'il se dégage et je crois que lui non plus. On est bien comme ça.

— Ça me fait plaisir que tu te souviennes de ça. Parce que ça a été le point de départ de quelque chose de grand. De très grand.

Son sourire se fait plus intense et mon cœur rate un petit battement. Je l'ai intéressé, je crois.

— Ha bon ? Et qu'est-ce que c'est, si je peux demander ?

— Mon bouquin de nouvelles. La toute première, je l'ai nommée comme ton film, tu sais, celui qui t'a fait entrer dans cette école à Paris.

— Le temps des citrons ?

— Oui. Je trouvais le nom vraiment génial alors je l'ai repris. J'espère que ça ne te dérange pas. Je pourrais te reverser des droits si tu veux, même si on ne peut pas dire que je gagne beaucoup pour l'instant.

— Wow, pas du tout. Par contre, j'aimerais bien le lire, ce recueil. Où est-ce que je peux l'acheter ?

— L'acheter ? Tu te fous de moi ? Ne bouge pas de là, je vais t'en chercher un exemplaire.

Je me déplace le plus vite possible vers ma chambre, shoote dans le carton que la maison d'édition m'a envoyé. Je chope le bouquin au vol, ainsi qu'un stylo pour le dédicacer. Et je m'arrête littéralement dans ma course, réalisant ce que je suis en train de faire.

Ces nouvelles racontent ma vie. C'est un peu romancé, forcément, et je change les noms de mes amis, ne laissant que le mien. Mais c'est très simple de reconnaitre tout le monde lorsqu'on me connait. Et je n'ai pas transformé les trajets en bus avec Noah en voyage en bateau ou en voiture. Il va savoir qu'Elias, c'est lui et va comprendre la nature de mes sentiments. C'est la catastrophe.

— Camille ? Ça va ? Tu trouves ?

J'entends sa voix qui se rapproche. Il doit se demander ce que je fabrique pendant tout ce temps. C'est vrai que quand je réfléchis, je suis dans ma bulle et c'est un peu compliqué de m'en sortir. Sauf en me remuant comme un prunier.

J'ai le cœur qui bat dans mes tempes. Je pourrais me liquéfier sur place. Il ne faut pas qu'il me voie. Mais déjà, j'aperçois sa chevelure dans l'embrasure de ma porte, son regard inquiet posé sur moi. Je suis fichu. J'étais censé faire un gâteau cette après-midi et je vais me retrouver à faire une déclaration indirecte. Violine ne va pas en croire ses oreilles.

— Oui, oui, désolé, j'étais complètement perdu dans mes pensées. T'as une envie particulière pour la dédicace ?

— Laisse-toi guider, je te fais confiance.

Si je pouvais, j'exploserais de rire. Parce que si je l'écoutais, je marquerais un truc du genre : À Noah, je que j'aime depuis plus de cinq ans dans le silence le plus complet. Le destin est une trottinette. Amicalement, Camille Aubry. Pas sûr qu'il veuille encore m'adresser la parole. Pour éviter cette situation fort peu plaisante, j'empoigne mon stylo et écris une bêtise un peu banale.

— À Noah, avec qui les trajets en bus sont devenus franchement sympathiques et bizarrement inspirants. C'est marrant comme dédicace. Mais c'est vrai que les trajets étaient cools avec toi. Ça me revient maintenant.

— Ah ?

Il pose le livre sur la commode derrière lui et s'assoit sur mon lit. Je sens la racine de mes cheveux rougir d'un contact indirect si intime. Mais je ne me laisse pas faire et reprends vite contenance. Il a l'air de se livrer.

— C'est assez marrant, parce qu'avec toi, les souvenirs ressortent facilement et sans que ça me fasse mal ou que ça me torture. C'est... bienfaisant. Et je suis encore désolé de ne pas t'avoir reconnu ce fameux soir du concert du groupe, au bar.

— Bah, ça ne fait rien, dis-je en faisant aller ma main devant moi.

— Pourtant, tu avais l'air bouleversé.

Et bougre. Je ne peux pas faire semblant. Je n'ai aucune histoire qui me vient. Rien du tout. Et puis mes yeux se posent sur mon recueil. Celui-là même ou j'ai raconté cette fameuse soirée, à la fin de la nouvelle qui est consacrée à Noah et moi. C'est peut-être le moment. C'est peut-être le moment de tout lui lâcher. Mais je vais le faire à la Camille Aubry. Je vais le faire indirectement, à travers ce bouquin.

— Tu le sauras en lisant. Mais en attendant, il y a un gâteau qui nous appelle. Ça te dit de passer à la cuisine pour m'aider ?

Son sourire semble mystérieux et étrangement, je n'ai même plus peur. Il s'y plongera quand je ne serai pas là, et comme ça, je ne stresserais pas — enfin, c'est ce que ma tête pense.

— Ce n'est pas la raison pour laquelle je suis venu ? T'aider avec ton fameux gâteau aux kiwis que tu détestes ?

Je ris et lui aussi. L'atmosphère se détend d'un seul coup et je souffle intérieurement. Je préfère ça. Avant de me rejoindre, il va déposer mon bouquin dans son sac, lâché dans l'entrée. Je l'oblige ensuite à aller se laver les mains, et lui présente un tablier, pour qu'il évite de se salir.

— Le tissu est fun. Moi qui croyais que ces trucs n'étaient bons qu'à être roses et blancs avec des froufrous partout. Les magasins sont en retard d'un demi-siècle.

— C'est Violine qui me l'a fait. Je lui ai toujours dit que ses pièces de coutures feraient un malheur.

C'est vrai que mes deux tabliers sont vraiment sympas. L'un est avec des serpents gélifiés, l'autre avec des crocodiles. Elle a l'idée de dénicher des tissus pareils en avalant des bonbons. La première fois que je les ai vus, j'ai bien pensé que le sucre lui était monté à la tête.

— Moi, j'en veux bien un. Tu pourras lui filer mes coordonnées pour que je puisse lui en commander un ? Je la paierais, bien entendu.

Je sens qu'elle va sauter au plafond. Ça lui fera du bien et ça lui changera un peu les idées de ses répétitions avec l'orchestre philharmonique.

— Bien sûr. Bon, du coup, tu veux bien éplucher les kiwis pendant que prépare la génoise ? Et aussi, ça te dérange que je mette de la musique ?

Il me fixe avec un regard penché, me demandant silencieusement si je me moque de lui. Le pire, c'est que ce n'est même pas le cas. Je suis sérieux à beaucoup trop de pour cent. Je vais donc allumer mon antiquité de radio, quelque chose qui ne se fait plus depuis l'invention des téléphones portables. Il complimente l'objet et je me dis que vraiment, Violine et lui se ressemblent de plus en plus.

— Alors, est-ce que je peux te demander pourquoi tu te mets aux fourneaux ?

Je souris en cassant mon œuf. Je n'ai rien lâché de côté et je suis assez fier de moi.

— J'invite mon ancienne bande d'amis à manger une sorte de goûter. Pour essayer de renouer avec tout le monde. Et parce que je veux leur annoncer que j'ai été publié et que j'ai eu un gros chèque. Je les amène en Irlande.

— Pourquoi l'Irlande ?

Je souris en ajoutant la farine. Il avance vite avec ses kiwis. Il ne perd pas le fil de la discussion ni de sa découpe. Je l'observe avec une attention toute particulière.

— Un jour, en terminale, on s'est promis qu'on irait en Irlande. Et c'est ce qu'on a fait juste après le bac. On était heureux pendant nos quelques jours sans nos parents. Et on essayait de rattraper le temps qui s'enfuyait sans nous, qui avait déjà avalé nos années lycée. On avait peur de se séparer. Et on avait raison, parce que là, cinq ans plus tard, on se parle presque plus. J'ai encore des contacts avec Violine parce qu'elle vit toujours ici et qu'elle me sort la tête de mon mémoire. Mais pas les deux autres. Alors en les amenant là-haut, je veux nous rappeler notre amitié perdue. Et peut-être la faire revivre, qui sait.

— C'est un beau projet. Dans un sens, je fais un peu ça avec mes propres amis. En rentrant dans la région, j'ai repris contact avec ceux du lycée et on a reformé notre petit groupe. Et cet été, on va sur les routes. Au moins, je saurais quoi faire quand je ne serais pas de conduite.

Il me fait un clin d'œil et je rougis un peu, me détestant moi-même pour cette faiblesse. Est-ce qu'un jour, je vais cesser d'être une tomate ?

— Est-ce que je peux te poser une question qui va sans doute te paraître étrange ? commence-t-il en déposant son couteau sur sa planche à découper, ayant terminé ses fameux kiwis.

— Oui, dis-je, peu sûr de moi.

Le stress monte comme une chantilly.

— Est-ce que ça te dérange que je raconte un peu votre histoire dans le film que je comptais faire sur la route pendant les concerts ?

— Pardon ?

J'écarquille les yeux. Je me suis égaré dans les méandres de mon esprit.

— Eh bien... ça m'inspire. Comme toi lorsque tu m'as piqué mon titre il y a cinq ans. Je peux complètement comprendre ce concept de rattraper le temps perdu et de vouloir combler les trous laissés par l'univers et les temporalités impossibles. Je suis désolé si c'est trop intrusif, mais je ne dirais pas vos noms. J'aimerais juste vos histoires.

Une idée jaillit derrière toute ma couche de chantilly. C'est un génie et j'ai la sensation que ce n'est pas la première fois que je le dis.

— À une condition.

— Laquelle ? Tente-t-il avec un sourire mystérieux.

J'arrête de touiller ma pâte, pose les coudes sur la table un peu salie de farine.

— Si toi tu tournes, moi j'écris. Et on prend le même titre. Exactement comme il y a cinq ans.

— Deal.

Il me tend sa main que j'empoigne avec une énergie toute nouvelle. Je passe outre le fait de lui toucher la paume, je m'en fiche. Je reste juste un peu trop longtemps dans cette position, mais ça n'a pas l'air de le déranger.

— Tu as une idée pour le titre ? m'interroge-t-il

C'est un vrai problème pour moi. Mon éditrice aime bien me répéter que je ne suis pas le seul écrivain qui bloque comme ça. J'ai quand même pris son titre à Proust pour mon tout premier recueil de nouvelles. Et celui de Noah, par la même occasion. Mes yeux dérivent vers ma table et la pile de kiwis bien verts et débarrassés de leur peau poilue. L'éclair me traverse et j'éclate de rire intérieurement.

— La temporalité du kiwi.  

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