NICK (3) - Tu dois avoir du succès

Paris, 12 avril 2004

Les semaines s'écoulent, vite, très vite. Le rythme du cabinet m'épuise. J'avais choisi de travailler dans des petites structures pour préserver ma qualité de vie mais je me retrouve trop souvent devant des dossiers de droit de la construction le samedi soir, pendant que Pauline se prélasse devant Star Academy.

-Je n'en peux plus, je me plains un dimanche matin, en avalant une gorgée de chocolat chaud.

J'ai des douleurs dans la nuque, je passe mon temps à bâiller, même un dimanche. Et je ne sais même pas qui a été nominé, hier.

-C'est sûr que c'est le pire, commente Pauline, philosophe, en plongeant sa cuillère dans le pot de Nutella. Je comprends ta détresse.

Alex, lui, ne faiblit pas sous l'épreuve, malgré la pile de dossiers qu'il trouve chaque matin sur son bureau et à laquelle il s'attelle en serrant les dents. Sa dispersion lui fait perdre du temps, mais il compense par une implication sans failles.

Et même lorsque Étienne vient jeter un dossier devant son ordinateur à 19h30, comme ce soir.

-Vos dernières conclusions n'étaient pas très heureuses, essayez de faire mieux, martèle-t-il avant de quitter la pièce. Si vous voulez rester dans la profession...

Je vois les yeux d'Alex s'embuer, et mon coeur se serre. Pour l'observer quotidiennement, je peux témoigner de son travail acharné, bien au-delà de ce qu'on peut attendre d'un stagiaire de son âge.

Et tant pis s'il ne sait jamais par où commencer et s'il en vient parfois à bâcler certaines de tes tâches du soir. C'est d'ailleurs probablement ce qui s'est passé, le fameux soir où il a raté ses conclusions.

Quoi qu'il en soit, rien ne justifie la brutalité d'Etienne. Le manque d'organisation, ce n'est pas une tare et surtout c'est loin d'être rare. Le milieu des avocats contient des bêtes curieuses. Et moi, j'ai encaissé les mêmes coups, à mes débuts, et aujourd'hui encore, j'en garde le goût amer en bouche.

Je m'approche de lui, passe ma main derrière son dos.

-Je vais t'aider, je propose. Ne te froisse pas, tu es doué et tu n'as que 20 ans. Il n'a pas à te charger d'autant de travail

-Ce n'est rien, sourit -il bravement. La fatigue prend le dessus, parfois....

-Allez, viens...

Je le gratifie d'une étreinte rapide dont il ne tente pas de se libérer, et j'ouvre le dossier laissé par Etienne.

-Je suis sûr que c'est rapide. Une simple affaire de responsabilité civile et zou, on est dehors dans deux heures.

Alex me remercie d'un sourire.

-J'aime ce métier, tu sais. J'ai vraiment envie d'apprendre à l'exercer mais j'ai la sensation d'être en permanence à côté de la plaque.

Vraiment ? Je fronce les sourcils. Une fois encore, je réalise que je n'avais pas soupçonné la profondeur de son manque de confiance en lui. Il est doué pourtant, c'est certain.

-Tu es un bon juriste, tu as de la rigueur et des réflexes. Personne n'a rien à te reprocher ici depuis ton arrivée, je le console comme je peux.

Il me remercie d'un sourire et son regard lumineux m'atteint de plein fouet, comme chacun de ses regards en ce moment, depuis que je suis amoureux...

J'avais raison, en fait. Une simple affaire de responsabilité civile et un peu plus de deux heures plus tard, nous sommes dehors, avec des conclusions pas trop mal ficelées sur le bureau d'Étienne.

Alex resserre son manteau contre lui. Le printemps a certes rendu l'air plus doux mais à presque 22 heures, la fraîcheur s'est abattue sur Paris.

-Tu veux mon écharpe ? je demande doucement en le voyant frissonner.

-Non, merci, ça va, il répond avec un grand sourire. Tu dois avoir aussi froid que moi, de toute façon.

Nous déambulons le long de la rue des Francs Bourgeois, dépassons le Musée Carnavalet, l'Église Saint Antoine. Autour de nous, Paris a revêtu son costume du soir, plus festive et plus détendue que dans la journée. Les couples quittent les brasseries, les restaurants, s'attardent un peu sous les arbres de la place des Vosges devant laquelle nous arrivons.

-Tu viens dormir chez moi ? demande Alex. Il est un peu tard pour sortir de Paris, non ?

Ravi de l'aubaine, j'acquiesce et sors mon téléphone pour envoyer un texto à Pauline, qui me renvoie un smiley rigolo assorti du V de Victoire.

Je réprime un sourire victorieux effectivement, même si je n'attends rien de cette soirée.

Passer du temps avec Alex est simplement une chance à saisir.

-Avec plaisir, tu vis où ?

Alex loue une chambre de bonne dans le 10ème arrondissement, au sixième étage d'un immeuble haussmannien.

-Tu vas voir, c'est minuscule, rigole-t-il quand on quitte la station Bonne Nouvelle. On se marche sur les pieds.

Effectivement, c'est sous les toits, je peux à peine me redresser, mais je suis content d'être là. L'ambiance est chaleureuse et la décoration agréable, avec ses lambris en bois et ses lampes de couleur.

-C'est ma soeur qui m'a aidé à emménager, précise Alex quand je lui en fais le compliment.

Il me fait asseoir, concocte à la va-vite un plat de spaghettis, pendant que je m'intéresse davantage à cette fameuse Emma qui semble tant compter pour lui.

-Elle est aussi juriste ?

-Pas du tout, décoratrice d'intérieur.

Il réfléchit et complète :

-Emma, c'est la fille qui s'entend avec tout le monde. Elle joue les intermédiaires entre mes parents et moi depuis des années. M'appelle tous les deux jours...

En même temps qu'il parle, il me montre d'un signe la photographie d'une jeune femme blonde et souriante sur la commode en face de moi. Elle est belle, et surtout elle dégage une aura douce et rassurante.

-Elle est très jolie, je murmure. C'est toi qui l'as photographiée ?

Il opine du chef, et j'applaudis intérieurement ma perspicacité. Ce n'était pas si difficile, pourtant. La photographie respire l'Amour et l'observation patiente de l'autre, et personne ne semble aimer Emma mieux qu'Alex.

-Et tes parents, alors ? je finis par demander. Pourquoi tu ne t'es jamais senti compris par eux ?

Avant de répondre, il pose le plat de pâtes sur la table, et ajoute la sauce bolognaise. C'est vrai que sa chambre est vraiment liliputienne, je songe en le regardant mélanger la sauce avec une cuillère en bois.

La salle à manger est en réalité une simple table basse sur laquelle on dîne sans chaise (là, je suis assis en tailleur sur le sol), face au canapé qui est aussi et surtout un lit. Et Alex n'a eu qu'à se retourner pour passer du coin cuisine au "salon". Même pas besoin de faire un pas.

-Mes parents .... , il débute en remplissant les assiettes. C'est complexe entre nous. Mon père n'a pas pu faire d'études. Il était pourtant intelligent, mais c'était une autre époque. Il avait 45 ans quand je suis né, donc à l'époque de son bac, c'était la fin des années 50. Il l'a raté et a dû gagner sa vie, ce qui l'a marqué.

Hum...

-C'est quelqu'un de dur, mon père. Avec moi, il a toujours été d'une grande exigence. J'ai eu la chance, dans un certain sens, de pouvoir le satisfaire, dans un premier temps, du moins.

Il s'interrompt, avale sa salive. Avec tristesse, je remarque qu'il semble mal à l'aise. Et il n'a pas encore touché à son assiette. Je pose ma main sur son avant-bras :

-Mange, ça va refroidir. Elles sont super bonnes en plus

Il sourit et avale une bouchée.

-J'ai eu mon bac avec un an d'avance, section internationale, mention bien, j'ai fait du piano, du judo.... Oh, rien d'extraordinaire, hein.

Sa bouche prend un pli amer.

-J'étais juste un bon élève, au fond. Mais j'ai été considéré comme "le petit génie" de la famille, mais on n'évoquait jamais que mes résultats scolaires. Personne ne m'a jamais demandé comment j'allais. J'ai été victime de harcèlement pendant toute une année, au collège, et mes parents n'y ont jamais accordé le moindre crédit. Pour eux, je devais simplement apprendre à me défendre.

Il s'arrête une nouvelle fois.

-Et dès que je ratais quelque chose, c'était le drame. Je suis maladroit, tu as remarqué. Désorganisé, un peu à l'ouest. Autant j'étais hyper valorisé à chaque réussite intellectuelle que je rencontrais, autant j'étais vilipendé au moindre échec. J'étais nul en judo, et d'ailleurs dans tous les sports de manière générale. Je ne suis jamais arrivé à tenir ma chambre en ordre et ma famille en faisait des gorges chaudes.

Alex reprend sa respiration :

-L'année dernière, j'ai balancé ses quatre vérités à mon père, poursuit-il avec des larmes dans la voix. Que je détestais le piano, que mon rêve à moi, c'était la littérature, pas le droit. Il l'a mal pris, comme tu peux l'imaginer.

Ses yeux verts s'accrochent aux miens, sensibles et en quête d'approbation. Trop pour son bien-être, alors je tente de l'apaiser par la magie de mon écoute et de mon regard. J'ignore si j'y parviens, tant Alex est à fleur de peau. Autour de nous, le monde extérieur s'est évanoui, et les pâtes refroidissent.

-Et ta mère ? je finis par demander.

-Oh, elle suit, il rétorque amèrement. Son mari, c'est l'homme de sa vie, son grand Manitou. Il n'y a qu''Emma qui ait jamais réussi à briser le cercle...

-Et elle, elle n'est pas soumise à la même pression ?

La question me trotte dans la tête depuis tout à l'heure.

Alex fait la moue et se décide à avaler une autre bouchée de spaghettis.

-Curieusement, les exigences parentales à son égard sont bien moins élevées, ou bien elle le vit différemment, marmonne-t-il.

-Ton père n'a peut-être pas le même comportement avec une fille, j'avance prudemment.

Il hoche la tête.

-Emma le pense aussi.

Puis relâche la pression avec une grimace comique qui allège un peu l'atmosphère.

-Merci de m'avoir écouté, cela m'a fait du bien. Je côtoie peu de monde à Paris.

Nous finissons nos pâtes, qu''Alex insiste pour réchauffer au micro-ondes, en parlant de la pluie et du beau temps. Ou plutôt, en l'espèce, du printemps qui se fait un peu attendre dans la capitale. D'un accord tacite, nous évitons tout ce qui a trait au cabinet. Étienne n'est pas dans nos pensées, ce soir.

Puis, incidemment, alors que nous avons terminé la vaisselle et qu'Alex tente de me dénicher un pyjama dans ses placards, j'évoque une potentielle petite amie.

-Tu dois avoir du succès, je le taquine.

Il se retourne, légèrement surpris, un sweater vert à la main.

-Non, même pas, tu sais. Je n'en ai jamais vraiment eu, pas encore.

L'information me traverse d'un trait, alors que je déplie le canapé lit dans lequel nous dormirons tous les deux, cette nuit. Alex, vierge de toute relation sentimentale ?

-Et tu as déjà été amoureux ?

La question est abrupte et l'espace d'un instant, je me maudis. Bien sûr, il va m'envoyer sur les roses. De quoi je me mêle, avec mes questions sur sa vie privée ?

Mais il ne semble pas se vexer, ni éprouver de gêne particulière.

-Non, avoue-t-il. Je ne crois pas.

Je n'insiste pas, mais alors que les lumières s'éteignent et que nous plongeons doucement dans le sommeil, je sens mon coeur battre d'espoir. Si Alex n'est pas clairement hétérosexuel, comme j'en étais persuadé, ai-je davantage d'espoir de le conquérir ?


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