NICK (2) - chassé, exclu, abandonné

Love Actually, c'est notre film préféré par-dessus tout. Il est sorti il y a un an, peut-être un peu plus, et on l'a déjà vu dix fois, en mangeant des glaces. Surtout quand Pauline était malheureuse après s'être fait plaquer par son mec, que je détestais... Un pharmacien dont j'ai oublié le nom.

Visiblement, ma belle a suivi le cheminement de mes pensées :

-Cela me rappelle Max, elle soupire en insérant le disque dans le lecteur.

Voilà, Max. Il s'appelait Max. Toujours sûr de lui, pédant. J'en vois tellement au boulot, des types dans son genre, que je ne les supporte plus une fois la porte du cabinet refermée.

Plus tard, alors qu'on est avachis sur le canapé et que Hugh Grant esquisse des pas de danse, un peu à l'étroit dans son costume de Prime Minister, Pauline lance :

-Tiens, ta mère a appelé.

Ah ?! Je lui jette un regard craintif. Un appel de ma mère, ce n'est jamais une bonne nouvelle.

-Elle voudrait te voir. Pour dialoguer.

Cela fait dix ans qu'elle veut "dialoguer", ma chère mère. Depuis que j'ai annoncé mon homosexualité, que mon père a manqué en avoir une crise cardiaque et que j'ai été relégué au rang de paria dans la famille. Dialoguer, pour elle c'est me convaincre d'épouser Pauline "puisqu'on s'entend si bien". Me faire miroiter la vie parfaite de ma soeur aînée.

Chloé a trois enfants, un mari épousé à la vingtaine. Elle s'épanouit, tu vois, croit bon me préciser ma chère maman à chacune de nos rencontres furtives, dans des restaurants anonymes.

Sans comprendre que cet épanouissement-là m'est interdit, à moi.

Tout comme il m'est interdit aussi, depuis dix ans, de remettre les pieds dans la maison familiale. Le mariage de Chloé, le baptême de ses chérubins, tous ces événements familiaux ont eu lieu sans moi.

-Tu devrais t'estimer heureux que je ne te coupe pas les vivres, avait râlé mon père quand j'avais tenté de m'insurger contre un traitement que j'estimais injuste.

J'étais un bon fils, pourtant. Un gamin paisible avec de bonnes notes à l'école. J'avais rendu mes parents fiers avec mes ambitions de futur avocat jusqu'à ce que je leur annonce que j'étais amoureux.

C'était le 3 juin 1994. Je venais d'avoir 20 ans et je n'en souviens comme si c'était hier. Je terminais ma deuxième année à la fac d'Angers et j'étais inscrit en licence à la Sorbonne.

Ce garçon qui m'avait fait chavirer, c'était mon moniteur de conduite. Je n'avais rien choisi, j'en avais même ressenti de la honte, une boule au ventre à chaque leçon. J'aurais tout donné pour aimer une Mathilde au lieu d'un Matthieu, pour être capable de ne pas frémir quand il avait par mégarde posé sa main sur mon épaule. Puis ma cuisse.

Et là, en un éclair, j'avais compris. Pourquoi j'avais été si sage, au lycée, quand tous mes potes cumulaient les conquêtes. J'aurais pu avoir quelques aventures, moi aussi. Je savais que j'avais un certain charme, un sourire enjôleur et des yeux verts "intéressants", disait ma mère.

Mais je n'avais pas ressenti de papillons dans le ventre quand j'avais embrassé cette fille de ma classe de première littéraire, derrière les étagères du CDI. Je n'avais pas eu envie de lui écrire de poèmes, et je m'en étais voulu de ne pas être capable d'être amoureux.

J'attendais les yeux clairs de Matthieu, sa bouche pulpeuse quand il s'est penché vers moi, dans la voiture. Sa main avait glissé de mon épaule à mon torse, puis mes cuisses.

J'avais frémi et il m'avait lâché, sourire triomphant aux lèvres.

-Je savais que tu en avais envie.

Il n'avait rien tenté de plus, ce jour-là, mais moi je m'étais retrouvé plongé du jour au lendemain dans un océan de torture et de délices. J'adorais Matthieu, je fantasmais sur son corps, mais je n'assumais rien.

Ce 3 juin, mon père avait eu l'excellente idée de venir me chercher à ma leçon de conduite.

C'était une des dernières avant le permis et il savait que j'angoissais.

Depuis dix ans, j'ai fait tourner en boucle cet instant. Si seulement il m'avait prévenu... Si seulement il n'était pas arrivé en avance... Il n'aurait pas vu Matthieu m'enlacer, ni poser ses lèvres sur les miennes.

J'avais croisé son regard glacé en passant la porte de l'auto-école, et là j'avais compris.

Il n'avait pas décoché un mot jusqu'à la maison, sans tenir compte de mes maigres tentatives pour restaurer un dialogue normal. Et alors que la voiture s'engageait dans l'allée qui menait à la maison ou j'avais grandi, il avait lancé :

-Tu pars à Paris demain. Ton appart est prêt, de toute façon.

C'est la dernière fois que j'avais entendu le son de sa voix, la dernière fois aussi que j'étais entré dans la maison de mon enfance.

A Paris, je m'étais jeté à corps perdu dans des études qu'heureusement, j'appréciais, j'avais multiplié les rencontres, aussi. Aucune n'avait comblé le besoin d'amour immense que m'avait laissé cette sensation d'être chassé, exclu, abandonné.

-En fait, on devrait se marier, m'avait lancé Pauline, un soir de tristesse et d'énième rupture sentimentale. On est les personnes les plus importantes de notre vie, après tout.

En riant, on s'était promis ce jour-là que si à 40 ans, il ne s'était rien passé dans nos vies, on aurait un enfant ensemble.

*******

Deux semaines plus tard.

Le stagiaire est le premier arrivé, le dernier parti. Il comprend vite, les mécanismes du droit civil n'auront bientôt plus de secrets pour lui.

-Tu prendras ma place avant la fin de ton stage, je lui promets en riant. Je le lui souhaite, d'ailleurs. Il le mérite, peut-être plus que moi.

-Sûrement pas !

Il est modeste. Je ne sais pas si j'avais cette attitude, à son âge. Et ses yeux verts forment un effet remarquable sur sa peau sombre. Je dois avouer que, la nuit dernière, j'en ai même rêvé, de ses yeux. Et c'était .....

J'émerge de mon fantasme pour lui demander :

-Tu viens, samedi ? 14h ?

-Pas de problème, il répond calmement en attrapant un dossier à conclure.

Quand j'ai appris qu'il venait du Sud de la France, et qu'il était seul à Paris, je lui ai proposé de venir à cette expo que j'ai envie de voir depuis longtemps sur les impressionnistes, au musée d'Orsay.

Peut-être parce que la solitude dont il semble s'entourer me rappelle la mienne, il y a longtemps...

Étienne passe la tête par la porte de notre bureau, un peu ironique.

-Vous ne vous quittez plus! Vous avez trouvé le temps de finir le dossier Nox ?

J'hoche la tête en pointant le doigt vers un dossier sur l'étagère de droite.

-Je vous ai envoyé les conclusions par mail.

-Très bien, on se voit demain, alors !

Il quitte le cabinet en claquant la porte, et je jette un regard à la pendule en baillant. Je suis fatigué, las de bosser comme un dingue pour un mec qui se marre et dégage du bureau deux heures avant mon heure habituelle de départ.

-Alex, il est six heures, tu ne veux pas finir ton dossier demain ?

-Euh si, mais....

-On bosse comme des fous ces dernières semaines, le cabinet ne s'écroulera pas si on va boire un verre...

Il sourit et ferme le dossier.

Rien d'urgent de toute façon. J'éteins l'ordinateur en souriant rêveusement. Avoir un nouvel ami me fait du bien. Mes camarades de fac ont tous une vie mouvementée, ces dernières années, et on s'est perdus de vue. Pauline est la seule qui me reste. La seule à vraiment partager ma vie....

On dévale l'escalier en faisant semblant de se chamailler, et on entre dans le sympathique café en bas du bureau, pour commander un thé et un chocolat chaud. Alex en boit cinq par jour durant l'hiver, ce qui m'amuse et m'attendrit aussi.

-Tu ne rentres pas voir ta famille souvent, on dirait ?

Il esquisse un vague sourire et un pli se creuse sur son front.

-Non, pas souvent. La distance ...., se justifie-t-il.

Il semble si mal à l'aise que je regrette d'avoir posé la question. Et j'ai envie de le prendre dans mes bras, aussi.

-Je ne m'entends pas très bien avec mes parents, finit-il par lâcher avec embarras. Ils sont... très critiques. Sur ma maladresse, mon manque d'organisation....

-Ah...

Je reste silencieux un instant, un peu interdit. C'est vrai qu'Alex est désorganisé. Il est en retard un matin sur deux, court en permanence. Passe son temps à chercher ses dossiers et une fois qu'il est passé par là, je ne retrouve plus les miens. Et pourtant, quand il commence à s'activer sur une problématique juridique, il est présent. A 100% et cette capacité-là compense tout le reste. Comment sa famille ne s'en est-elle jamais rendu compte ?

Je pose la question et il esquisse un sourire amer.

-Oh ben ils s'en rendent compte. Ils sont fiers, bien sûr, mais c'est... C'est un acquis, pour eux. Je suis une machine, une machine à savoir. Mais ils attendent toujours plus.

-Je comprends, je réponds après un silence. Tu penses qu'ils sont simplement maladroits ou... pire ?

-Pire, répond Alex en avalant une gorgée de chocolat chaud. Indifférents, je dirais. Mais je m'entends bien avec ma soeur, Emma.

-Elle vit où ? je fais, curieux.

-Elle est restée dans le Sud, mais elle veut suivre son ami qui va être muté à Fort-de-France, sa région natale. En attendant, c'est la seule qui vienne me voir parfois. Je ne sais pas pourquoi ça n'a pas collé avec mes parents, il ajoute nerveusement, après un instant de silence. Qu'est ce qui ne va pas chez moi....

-Arrête !

J'ai parlé trop fort, trop vite, et j'ai agrippé sa main. Je n'aurais pas dû me dévoiler autant, mais ses paroles font trop écho à mes propres sentiments pour que je puisse garder mes distances.

-Tu es parfait comme tu es, je me reprends avec plus de douceur, comme il me lance un regard surpris. Rien de ce que ne peuvent penser tes parents n'est de ta faute. Ils sont là pour te protéger, pas te blesser.

Nos regards se croisent un instant, puis Alex sourit, et détourne les yeux. Et là où quelques heures plus tôt, je ne voyais dans ses pupilles qu'un instrument de séduction, j'y trouve maintenant une vraie profondeur.

-Et toi ? il demande, pour détendre l'atmosphère.

Je toussote, pas très à l'aise pour parler de ma vie. Mais après ce qu'il vient de me confier, je lui dois bien ça. Alors, je me lance. J'ai toujours eu du mal à prononcer le terme "homosexuel" et à l'associer à ma personne, parce que j'ai peur d'être rejeté et que je n'assume pas davantage maintenant qu'il y a dix ans.

D'ailleurs, je n'en parle pas, généralement. Mais ce soir, je suis fatigué, attendri aussi par les révélations d'Alex. Et surtout, j'ai suffisamment confiance en son bon coeur pour m'ouvrir un peu à lui.

Il me regarde, les yeux brillants, sans rien dire, mais je vois qu il est touché.

-Je comprends pourquoi tu as semblé prendre mon cas tant à coeur. On vit un peu la même histoire, en fait.

J'hoche la tête et bois une gorgée de thé.

-La même histoire, oui.

*******

C'est officiel, je suis amoureux.

-Si tu savais, Pauline.... ! Il a les plus beaux yeux du monde mais ce n'est pas qu'une coquille vide. Il est sensible, intelligent, un peu perdu. On est vraiment connectés, je m'enflamme.

Elle lève les yeux des pancartes colorées qu'elle prépare pour sa classe.

-Tu le connais depuis 15 jours, me rappelle-elle de la voix calme et patiente qu'elle doit adopter devant sa classe de CP.

-Je sais, tu dois me prendre pour un imbécile, mais reconnais que je ne suis pas du genre à m'enflammer, je soupire tout en cassant des oeufs dans une poêle.

Il est 19h, ce samedi soir, et j'ai entrepris de me lancer dans la confection d'un cake aux légumes. Moi qui ne cuisine jamais.

Pauline me lance d'ailleurs un regard dubitatif.

-Tu es sûr de ce que tu fais, là ?

Non, mais ce n'est pas grave. Ce qui compte, c'est que je suis totalement sous le charme d'Alex, du corps d'Alex, de son intelligence juridique ("tu sais qu'il a déjà obtenu l'examen d'entrée à l'école d'avocats, à son âge ? Tu savais ? "), de sa sensibilité et sa douceur aussi.

Alex. .... Son prénom me reste sur la langue comme un parfum doux amer. Amer parce que je n'ai aucune chance, de toute façon. Il doit traîner derrière lui une cohorte d'étudiantes en mal de sensations fortes.

-Tu le crois séducteur ? demande Pauline qui lit dans mes pensées.

J'hésite un peu, puis :

-Non, je tranche. Il n'a pas conscience de son pouvoir de séduction. Pas encore.

Passer l'après-midi avec lui, à visiter le musée d'Orsay, a été une véritable torture. S'approcher de lui, frôler sa main, contempler comme un béat ses lèvres qui s'agitent avec ravissement devant les chefs d'oeuvre du 19ème... J'aurais voulu le toucher, m'enfouir au creux de lui tout en laissant les oeuvres d'art stimuler notre créativité.

Car Alex rajoute à ses autres qualités la culture. Il en connaît un rayon, en art contemporain, en histoire aussi, et l'écouter est un vrai plaisir.

-D'où tu sais tout cela, toi ? je lui ai demandé pendant qu'on faisait la queue à la cafétéria.

Il a esquissé un sourire ironique et désabusé.

-Je suis une machine à savoir, tu te souviens ? Une bête à concours... J'ai suivi les cours de l'École du Louvre, à l'époque où mes parents voulaient faire de moi un commissaire-priseur.

Retour cruel à la réalité quand Pauline me demande, effarée :

-Pourquoi tu mets de la crème dans la poêle ? Nick, arrête de faire l'imbécile, j'ai faim, moi ! Je veux dîner avant minuit !

Elle a levé le nez de ses pancartes et me prend la cuillère en bois des mains.

-Tu es une vraie catastrophe culinaire ! s'insurge-t-elle. Va plutôt choisir le film !

Vaguement vexé, je lui obéis pourtant et me penche vers l'appareil.

-Je préférais les cassettes vidéo, je grommelle, et Pauline me tire la langue.

*****


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