Yoongi mâchait. Pas mauvais, ce qu'il avait préparé. Il ne cuisinait pas souvent. Pourtant, il aimait bien ça. Ça ne l'ennuyait pas. Et puis, cette fois, il cuisinait pour quelqu'un. Il fallait bien faire. Taehyung avait l'air d'apprécier. Il était beau, d'ailleurs, Taehyung : des cheveux bruns légèrement ondulés, un visage doux, mignon. Ouais, pas mal, ce jeune homme. Par contre, même s'il était plus jeune, il était plus grand. Yoongi n'aimait pas se sentir petit à côté des autres. Mais bon, tant pis. Il était vraiment mignon, peu importait le reste.

« Ça te dérange vraiment pas que je reste une semaine ici ? demanda Taehyung après un long moment de silence.

- Non, ça me fera de la compagnie.

- Je vois... merci pour le repas, en tout cas. Ça fait du bien de manger.

- T'as pu te réchauffer ?

- Oui, merci.

- Ok, cool. »

Taehyung ne répondit pas. Yoongi non plus n'avait pas su quoi dire. « Ok, cool », fallait être con pour répondre ça. Son cadet ne semblait pas vexé. Bon, tant mieux. Il avait dû se rendre compte que Yoongi était comme ça. Il était pas très causant, Yoongi. Pas le courage de parler, c'était fatigant. Toujours économiser sa salive. Tourner sept fois la langue dans sa bouche, aussi. Hum, il tournerait bien sa langue dans la bouche de Taehyung. Ouais, fallait avouer qu'il était mignon, Taehyung. Il avait dit qu'il était bi, non ? Bof, peu importait. Ils n'étaient rien de plus que deux types las de la vie. Las à en crever. L'amour n'avait rien d'une priorité.

Qu'était-ce, l'amour ? Yoongi aimait la musique. Belle passion. Est-ce qu'on s'attachait autant quand on était amoureux ? Sans doute. En tout cas, c'était ce que les dramas disaient. Yoongi n'aimait pas beaucoup les dramas. Trop longs. Il n'avait jamais le courage de suivre toute l'histoire. Les histoires, pourtant, il aimait bien. Peut-être parce qu'il les racontait à travers la musique. Oui, Yoongi aimait décidément beaucoup la musique. La créer, l'écouter. Il aimait ça. Belle passion.

« Hyung ? hésita timidement Taehyung comme s'il craignait que cette appellation ne plaise pas.

- Ouais ?

- Je... où est-ce que je dormirai, par contre ?

- J'ai un lit à deux places, ça te dérange de dormir avec moi ?

- Non, ça me va. Merci beaucoup.

- Je t'en prie. Tu veux un dessert ?

- Non merci, c'est gentil. Je... enfin... non, rien.

- Tu peux parler librement, ici, tu sais. C'est pas moi qui vais te juger, dit Yoongi en haussant les épaules devant la mine embarrassée de son cadet.

- C'était rien d'important. Juste que je mange pas beaucoup, depuis un certain temps, alors j'ai perdu l'habitude des gros repas.

- T'es anorexique ? »

Peut-être un peu violente, la question. Taehyung déglutit. Il parut déstabilisé. Par la question ou par la nonchalance dont Yoongi avait fait preuve en la posant ? Aucune idée, mais ça le mettait mal à l'aise. Il détourna le regard.

« Réponds pas si t'as pas envie, oublie, dit Yoongi. C'est rien du tout.

- Je suis pas anorexique, murmura Taehyung. J'aime mon corps, mais j'ai juste pas envie de manger... quand je me sens mal. »

~~~

Ce que Taehyung voulait dire par là, c'était qu'il avait rarement le cœur à avaler quoi que ce soit quand il avait pleuré, et ces temps-ci, ça lui était souvent arrivé. Sa sensibilité lui avait semblé s'accroître, et chaque fois qu'il sanglotait, sa gorge serrée ne lui permettait même pas d'imaginer manger quoi que ce soit. Il n'avait dans ces moments-là qu'une envie : aller se coucher, fermer les yeux, s'oublier. S'oublier à tout jamais – ça, c'était quand il avait un peu trop songé à ses soucis.

« T'es maigre, toi aussi, ajouta Taehyung. T'as des problèmes avec la nourriture ?

- Non. »

Le cadet lui adressa un regard inquisiteur dans le but de l'inciter à poursuivre. Yoongi avait répondu avec son éternel détachement, si bien qu'il ne doutait pas de sa sincérité, mais sa curiosité le poussa à désirer en savoir plus. En vérité, il souhaitait simplement comprendre ce jeune garçon qui, derrière des phrases courtes et ennuyées, lui semblait une personne douée d'un esprit complexe et vif.

« Ni le temps ni le courage, expliqua Yoongi. J'ai d'autres choses à faire, je pense pas à la bouffe. J'ai pas souvent faim.

- Je vois...

- Tu veux dormir un peu ? T'as des cernes assez effrayants.

- Toi aussi.

- J'ai toujours les yeux cernés.

- Oh... Je veux me reposer, oui. Merci encore.

- Pas besoin de me remercier. Viens. »

Il se leva. Taehyung, dans un souci de politesse, proposa de l'aider à nettoyer la vaisselle ; son hôte déclina. Il ouvrit la dernière porte du studio, celle derrière laquelle se trouvait la chambre. Plus spacieuse que la cuisine-salon, c'était une pièce tout aussi sobre que le reste de l'appartement. En résumé, c'était très impersonnel : des tons de blancs et de gris, aucun poster, aucune photo, une décoration dépouillée et minimaliste qui n'était rendue chaleureuse que par les quelques meubles de bois clair. C'était élégant, certes, mais c'était triste.

Un peu comme Yoongi : son visage peu expressif, sa voix morne et traînante, sa peau pâle... il devait se sentir bien, ici.

La chambre de Yoongi ne comportait que peu de mobilier : il n'y avait rien de plus qu'un grand lit, une armoire, une étagère et un bureau autour duquel avait été installé tout son matériel de musique. Taehyung fut impressionné, il ne connaissait rien à ce qu'il voyait, mais ça le fascinait.

« Tu pourras me faire écouter tes compositions ? s'enquit-il.

- Ouais, comme tu voudras. »

Pour lors, c'était par le lit que Taehyung était le plus intéressé : s'il avait tenté de dormir pendant le trajet, il s'était cependant avéré qu'il n'y était pas parvenu. Il était épuisé, il sentait bien que dès lors qu'il s'allongerait, ses paupières s'alourdiraient.

Le cadet appuya d'abord un genou hésitant sur le matelas, puis s'y installa. L'odeur de Yoongi était, ici, beaucoup plus prononcée qu'ailleurs. Ça demeurait ténu, pourtant ça lui paraissait marqué. Les oreillers également en étaient imprégnés. Une fois étendu, Taehyung en saisit un dans ses bras et posa la tête sur un autre. Cela lui sembla plus confortable encore quand il remonta le drap jusqu'à son nez et qu'il ferma les yeux.

De cette façon, seul existait le parfum de Yoongi. Il aimait bien : ça rappelait sa présence auprès de lui pour le sauver, cette nuit-là. D'une certaine manière, ça le rassurait.

Yoongi quitta la pièce dans un « à plus » qui, étrangement, réchauffa le cœur de Taehyung. C'était pourtant son éternel ton détaché qu'il avait employé, un ton presque froid, un ton que lui connaissait désormais Taehyung et qui, d'une certaine manière, le rassurait.

Il voulait qu'il le rassure encore.

« Hyung, attends... »

Yoongi obéit. Il s'arrêta, marqua un court moment d'hésitation au terme duquel il se retourna pour lui demander s'il avait besoin de quelque chose.

Son cadet rougit de ce qu'il souhaitait. Il en ressentait pourtant l'impérieuse nécessité, alors s'en trouverait-il honteux ? Peu importait la honte, finalement, il n'en pouvait plus de se sentir esseulé.

« Dis, souffla-t-il juste assez haut pour que l'aîné l'entende, est-ce que tu veux bien venir dormir, toi aussi ?

- Avec toi ? demanda Yoongi après un silence.

- Oui, s'il te plaît. On... on peut avoir chacun notre côté du matelas, hein ?

- Ouais, si tu veux.

- T'es fatigué, au moins ?

- Ouais, mais je me disais que je viendrais après, quand tu serais déjà endormi. Comme ça, je te dérangerais pas.

- Pourquoi tu me dérangerais ?

- Je sais pas. On se connaît à peine, je pensais que tu serais gêné. »

Il avait vu juste ; Taehyung se mordit l'intérieur de la joue. Oui, il devrait se sentir embarrassé de poser une telle question... mais en son cœur brûlait ce désir de compagnie, un désir plus fort que tout.

« Je veux pas être seul... »

Il avait serré un peu plus fort l'oreiller contre lui, et Yoongi perçut sa détresse. Il opina :

« Je me dépêche d'aller prendre ma douche et j'arrive. »

Lorsque son aîné fut parti, le plus jeune esquissa un sourire en même temps qu'il écrasa une larme. Une larme de soulagement, une larme de bonheur. Pour la première fois depuis trop longtemps, il lui semblait qu'enfin quelqu'un le comprenait...