Chapitre 20

Taehyung avait déambulé un long moment dans les rues. Il se sentait bien incapable d'évaluer le temps de son errance, et ça importait finalement peu. Il avait pleuré, il pleurait encore. Personne ne s'était retourné sur son passage, personne ne lui avait demandé ce qui le bouleversait à ce point. À croire que le monde avait décidé de fermer les yeux sur sa détresse.

Le cœur émietté, Taehyung releva le regard par réflexe quand les graviers remplacèrent le béton sous ses pieds. Il ne fut pas en mesure de contenir son émotion lorsqu'il s'aperçut qu'il s'était spontanément rendu dans le parc près de chez Yoongi. Lui qui avait pensé se perdre dans les rues de Tokyo, son esprit l'avait naturellement dirigé ici... alors même qu'il n'était venu qu'une fois. Sans doute avait-il inconsciemment reconnu le chemin à emprunter pour gagner ce petit paradis.

Et pourtant... sans Yoongi, ce parc n'avait rien d'un paradis. Il lui semblait morne, ennuyeux – effrayant, même, d'une certaine manière. Il ne serait pas étonné de voir apparaître un soudain amoncellement de nuages que suivrait une pluie diluvienne. Ça conviendrait beaucoup mieux à son humeur que ce soleil magnifique qui baignait l'endroit.

Mécaniquement, Taehyung se rendit à la berge, au bord du petit coin d'eau qui leur avait appartenu, la veille, pendant un si doux moment. Comment s'en sortir ? Comment s'échapper de la spirale infernale dans laquelle le jeune garçon se sentait attiré inexorablement ? L'enfer de l'existence était le regard des autres. Il l'avait lu dans un livre, et il avait toujours approuvé.

Les poches et le cœur vide, il s'assit sur l'herbe chaude malgré son âme glacée. Le dégel oserait-il se montrer un jour ? Le froid terrifiant et l'ombre de ses proches planaient autour de lui, prédateurs de malheur, et insidieusement ils avaient préparé sa chute dans l'abîme – comme ils s'en délectaient !

Des nausées lui firent tourner, tourner, tourner la tête. Et tout tournait, tournait, tournait autour de lui. Alourdis par une pesante langueur, ses membres ne répondaient plus. Taehyung s'abandonna, tomba agenouillé sur le sol. Il se sentait lourd, lourd, lourd, et tout tournait, tournait, tournait. Le crâne entre les mains, la respiration haletante, il avait fermé les paupières par réflexe, fermé les paupières par peur de ce qui l'entourait, fermé les paupières par peur de ce qu'il voyait sans que ça existe. Parce qu'il les voyait, eux, ces regards méprisants, ces faux sourires qui dissimulaient mal la honte et la haine. Et ces regards, et ces sourires, ils tournaient, tournaient, tournaient autour de lui. Une prison retenait le pauvre innocent, et Taehyung ignorait comment quitter cette geôle.

Assis, les bras enroulés autour de ses genoux eux-mêmes ramenés contre son torse, Taehyung tentait d'oublier l'obscurité dans laquelle ses yeux clos le plongeaient. Il sanglotait bruyamment ; de toute façon, personne ne viendrait lui parler, alors à quoi bon se montrer discret ? Yoongi lui apparaissait comme le seul être humain à lui accorder de l'attention, à se soucier réellement de lui. Personne d'autre ne s'inquiétait de ce qui pouvait bien lui arriver.

Est-ce que Yoongi s'inquiétait, d'ailleurs ?

Est-ce qu'il avait au moins remarqué que son cadet avait fui ?

Un instant, le jeune garçon s'en voulut : Yoongi n'avait pas besoin de ça. Il travaillait beaucoup, il s'occupait de bien des choses à la fois, et Taehyung se sentait comme un véritable boulet. Son mal-être n'en devint que plus insupportable encore. Pourquoi fallait-il qu'il gêne tous ceux qui entraient dans sa vie ? Yoongi lui paraissait si inaccessible, si détaché. Est-ce qu'il se moquait de lui ou bien est-ce qu'il ne désirait tout simplement pas montrer qu'il l'aimait bien ? Le cadet avait voulu croire à ça, il avait voulu croire que son ami se rapprochait de lui jour après jour. Or, au plus profond de sa mélancolie, tout lui semblait si noir qu'il remettait chacune de ses impressions en question.

Il se sentait si minable qu'à ses yeux, rien d'étonnant à ce que le monde le considère également comme un minable. Yoongi aussi devait le regarder de cette façon. Il l'avait vu pleurer de si nombreuses fois, il l'avait vu supplier pour une lampe, il l'avait vu admettre ses troubles alimentaires... Il l'avait vu si faible ; et pourtant il l'avait accepté, encouragé, soutenu. Alors pourquoi Taehyung s'était-il convaincu que son ami ne pouvait pas le supporter ?

Dans ces moments où la panique prenait possession de son corps et de ses émotions, l'étudiant n'était rien de plus qu'une marionnette. Une. Misérable. Marionnette. Des fils qui le faisaient danser. En rythme : un, deux, trois, quatre. Il se balançait. Des fils qui le contrôlaient. Cours, cours le plus loin possible. Baisse la tête. Des fils contre lesquels il ne pouvait lutter. Misérable marionnette. Une expression figée, un faux sourire.

Il était l'instrument de la peur, elle l'envahissait et lui murmurait mille choses atroces auxquelles il ne parvenait pas à réfléchir. Il s'abandonnait, elle le possédait, et sa confiance en lui succombait tandis qu'il s'écroulait sous le poids de cet invisible fardeau.

Le monde autour de lui avait perdu sa consistance, Taehyung ne cessait pas de trembler, comme pris de convulsions. Au plus profond de sa détresse, il entendit pourtant les pas précipités qui se rapprochaient. Il ne trouva pas la force de bouger, il demeura immobile.

Brutalement, il fut tiré en arrière. Sa respiration se bloqua, il s'effondra sur l'herbe, désormais allongé sur le dos. Il poussa un gémissement de douleur alors que déjà deux mains puissantes plaquaient ses épaules au sol tandis qu'un poids s'installait sur ses cuisses.

« Mais tu vas pas bien ! hurla Yoongi. Bordel, qu'est-ce qui t'a pris, Tae ! »

Incapable de répondre, le jeune garçon observait son aîné. Son visage, surtout. Il n'avait encore jamais vu Yoongi en colère...

Et il ne l'avait jamais vu pleurer, non plus.

Le teint habituellement pâle de Yoongi avait viré à un rouge causé par les larmes qui glissaient sur ses joues et par l'effort : le compositeur haletait, visiblement épuisé – il avait sans doute couru pour le retrouver.

Taehyung grimaça : la pression que son ami effectuait sur ses clavicules devenait de plus en plus douloureuse. Il n'osa pourtant rien dire, et en toute honnêteté, la peine lui serrait toujours la gorge au point qu'il lui était impossible de prononcer le moindre mot.

Yoongi n'écarta une de ses mains que pour balayer ses pleurs d'un geste rageur. Son regard planté dans celui de son cadet donnait à ce dernier la sensation qu'il lui intimait le silence. Le compositeur n'attendit que quelques secondes avant de hurler, la voix tremblante de colère.

« Qu'est-ce qui t'a pris ! C'est à cause de ces messages à la con que t'as reçus ? C'est ça, hein ! Merde, Tae, t'imagines à quel point tu m'as fait peur ! J'ai cru que j'allais te retrouver sous un camion, au fond d'un cours d'eau, ou en bas d'une falaise ! Et si ça avait été le cas, j'aurais fait quoi, moi ! Qu'est-ce que je serais devenu ! Que tu le veuilles ou non, toi et moi on est liés, maintenant ! Si tu crèves, je crève aussi ! J'ai jamais eu autant envie d'en finir que quand j'ai commencé à me dire que je te retrouverai pas ! T'as pas le droit de me demander de te sauver sans accepter d'essayer de me sauver en retour ! T'as pas le droit de me lâcher comme ça ! Tu te rends compte, de ça ? Tu peux comprendre que même si je le montre pas, j'ai désespérément besoin de toi ! J'ai... j'ai besoin de toi... »

Et alors que jusque-là il hurlait, Yoongi se laissa submerger par la peine endurée ces dernières minutes et le soulagement qu'il ressentait désormais. Les larmes coulèrent abondamment de son regard sombre, rapidement imitées par celle de Taehyung : jamais il n'avait entendu pareille déclaration.

Peu importait la douleur dans ses épaules, son cœur brûlait d'une joie incommensurable... tout simplement parce que Yoongi venait de lui avouer que le lien que son cadet avait senti se tisser entre eux s'avérait bien réel. L'attachement qu'il éprouvait se révélait réciproque, et il s'agissait là sans doute de la plus belle chose qu'il puisse espérer.

« Je suis désolé, » murmura-t-il finalement d'une voix affaiblie.

Yoongi ne répondit pas. La tête baissée, il permettait à ses larmes trop longtemps retenues de couler enfin. Il se laissa doucement tomber vers l'avant. Ainsi, installé sur les cuisses de son ami, les mains toujours sur ses clavicules – mais désormais crispées en forme de poings –, il posa le front contre le haut de son torse.

« J'ai jamais eu aussi peur de perdre quelqu'un, sanglota Yoongi. Je savais pas que ça pouvait faire aussi mal... »

Sa voix tremblait, rendue vibrante de détresse par de lourds trémolos. Taehyung hésita avant d'oser glisser les doigts dans ses cheveux pour les lui caresser.

« Je me contrôlais pas, souffla-t-il. Pardonne-moi. »

Il passa sa paume libre dans le dos de Yoongi et, malgré la gêne qu'il aurait dû éprouver à ce geste, il le serra avec tendresse sans s'inquiéter du potentiel regard des silhouettes qui se promenaient par moment ici. Il finit par s'assoir, emportant Yoongi dans son mouvement, qui se retrouva installé sur ses cuisses et décida d'enrouler les bras autour de sa nuque, le visage désormais contre son cou.

« Refais plus jamais ça, Tae...

- Je te le promets. »

Yoongi s'écarta de lui sans pour autant quitter son étreinte. Face à face, si proches, ils échangèrent un regard... un regard qui sembla étouffant pour Taehyung. Il déglutit, envoûté par tout ce qui se dégageait des prunelles humides de son aîné. Ce dernier posa une main sur sa joue, garda l'autre dans sa nuque, et s'avança lentement.

Le cœur de Taehyung s'emballa.

« S'il te plaît, susurra Yoongi, je peux ?

- Vas-y... »

Même si ces mots demeurèrent des murmures étranglés par l'émotion, Yoongi les entendit. Un très léger sourire lui fendit les lèvres... lèvres qu'il appuya, au terme de longues et intenses secondes, sur celles du garçon qu'il aimait.

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