~25~

(Brice )

Ma langue a été plus rapide que mon esprit. Sa curiosité naturelle ne me gêne pas plus que cela mais j’ai peur qu’elle entraîne d’autres explications. Parler d’Éric avec Stéphane a été dur et je n’ai pas envie de renouveler l’expérience. Je laisse donc la question en suspens, misant sur la politesse de Corentin. Nous continuons à marcher en silence jusqu'à ce que je repère la terrasse. 

— À voir ta tête, le lieu te plaît. On s'installe ? 

J’approuve d'un signe de tête et nous prenons place. Je regarde autour de moi, la rue est relativement passante mais j’aime assez ce bruit urbain. Beaucoup de tables sont occupées à la terrasse. J’ai bien compris que Corentin aurait préféré s’installer dans un coin plus calme. Pourtant, il n’a pas argumenté et nous avons donc mangé dehors, entre un groupe d’étudiants bruyants et affamés à notre droite et une famille avec deux jeunes enfants très agités. 

— Tu sais, sans vouloir jouer le couplet du pauvre petit gars sans le sou, en fugue, la moindre dépense compte. J’ai vite compris qu'une baguette et un paquet de tranches de jambon coûtent moins chers et nourrissent plus longtemps qu'un burger ici. L’important est de garder en vue l’objectif que l’on s’est donné et tenter de s'y tenir.

— Je n’ai jamais eu de raisons pour fuir comme toi. Mes parents n’étaient pas maltraitants, nous n’avions juste rien à nous dire. J’ai donc construit ma propre vie. 

La voix de Corentin est douce. Je ne ressens pas de jugements sur mes actes. Dans un coin de mon esprit, tout petit encore, se forme l’idée que je pourrais peut-être un jour me livrer plus, me laisser aller vers un autre chose. C'est la première fois depuis Éric où je sens cette envie, petit à petit, s'installer et c'est très loin d'être désagréable. 

Je me sens bien avec lui, les mots viennent sans difficultés sur beaucoup de sujets d’actualités. Lorsqu'il parle de son travail, ses yeux brillent de plaisir. Ses anecdotes sont drôles, émouvantes parfois et le temps passe vite. Vers quinze heures, nous remontons en voiture. 

— As-tu besoin de la voiture demain ? me demande-t-il. 

— Honnêtement, je n'en sais rien. Je vais passer pas mal de temps au téléphone et tâcher d'obtenir des réponses et si possible des entretiens. 

— Écoute, le plus pratique, je pense est que tu me déposes chez moi et que tu gardes la voiture. J’ai pas mal de cours à préparer demain et je ne vais pas quitter mon appartement. Il me la faudra jeudi, j’ai un rendez-vous,  note- le. 

— C’est très gentil de ta part, vraiment. Dès que l’argent de l’héritage est versé, j’agis. 

— Prends le temps nécessaire, dit-il en se stationnant. Voilà, c’est ici. Je te paye un café ? La pisse de chat de ce midi m'est restée sur l’estomac. 

— Je ne dis pas non. Il était vraiment dégueulasse, c’est clair.

Nous avançons vers un ensemble de petits bâtiments qui semblent neufs. Corentin pousse une porte, et nous entrons dans une sorte de petit hall. Deux portes et un escalier vers lequel il se dirige. 

— Je suis arrivé un mois trop tard, les appartements du rez-de-chaussée étaient déjà attribués. Du coup, pas de terrain, m’explique-t-il en prenant l’escalier.

— Ils sont réservés aux profs ?

— Je ne pense pas, non, dit-il en s’ arrêtant devant une porte qu'il déverrouille. 

L’appartement est très lumineux. La  baie vitrée attire obligatoirement le regard. Elle s'ouvre sur un faux balcon où il est impossible de poser une chaise.

— L’architecte est carrément sadique de mettre une si grande fenêtre sans avoir la possibilité de sortir. 

— C’est exactement ce que j’ai pensé. Après, il suffit de descendre les marches et la campagne est juste derrière, c’est déjà inespéré. Désolé, je n'ai que ce fauteuil. J'attends la livraison d'un convertible pour la semaine prochaine.

— Pas de problèmes, Stéphane a la télé dans sa chambre. Je n’ai jamais regardé la télé dans un salon. Ni même gardé une télé assez longtemps pour m’y habituer, une trop belle occaz pour récupérer un peu de fric pour Éric, pensé-je brusquement. Perso, je préfère un bon livre ou discuter.

— Installe-toi, j'arrive, dit-il en sortant de la pièce avec son sac de fringues.

Je suis une personne  relativement réservée, mais lorsque j’arrive à être bien en présence de quelqu'un, je me détends. Enfin, j’ai appris des méthodes pour le faire plus facilement. Avec Stéphane, la tension diminue de plus en plus. Contrairement à mon père, mon oncle ne juge pas. Il ne me brusque pas, me laissant trouver le moment et la manière de lui parler. Corentin agit presque pareil. Sans me pousser dans mes retranchements, son vécu me permet d’avancer et de m’aider à relativiser. Sa gentillesse m’aurait fait fuir, il y a quelques années. Ma vie se résumait à Éric et aux tâches que je devais effectuer à sa place ou à cause de son état : Travailler seul pour payer le loyer et les quelques factures, gérer l’état de délabrement de l’endroit où nous vivions pour éviter l'expulsion, le relever du sol, le laver bien souvent puisque lui-même n'était plus en état de le faire. 

Je préfère déambuler dans la pièce plutôt que de m’asseoir à la table. Est-ce malpoli d’avoir envie de regarder d'un peu plus près les cadre-photos posés sur le buffet ? Un petit  sourire en coin me pousse vers celles-ci  où j’imagine découvrir  un Corentin adolescent. Un couple d'une cinquantaine d’années au visage sérieux, ses parents je suppose. L’autre cadre attire mon regard, je fronce les sourcils, m’approche un peu plus pour l’examiner de plus près. Les battements de mon cœur accélèrent, mes yeux fixent ce visage. Pas la peine de se voiler la face, une telle ressemblance ne peut pas être une simple coïncidence. Mes mains tremblent. Je sais qu'il va m'être impossible de m'asseoir face à Corentin et lui faire la conversation comme si de rien était. Son frère est mort car je n'ai pas su dire stop ! Il faut que je parte ! Vite. Je dois absolument trouver une raison pour m'éclipser. L'idée fuse dans mon esprit, alors que j'entends les pas de Corentin dans le couloir. 

— Je ne vais pas pouvoir rester, Stéphane vient d’appeler,  il a besoin de moi, dis-je en essayant de maîtriser ma voix. Je le rejoins.

Je me tourne vers la porte et je la franchis avant de perdre complètement pied. Je dévale l’escalier comme si j’avais le diable aux trousses, démarre la voiture et je roule.

Dès que je me suis suffisamment éloigné, je me gare, sors mon portable. Au bout de deux sonneries, cela décroche.

— J’ai besoin d’aide.

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