~19~

(Brice) 

Sa main remonte délicatement ma manche, c’est juste un effleurement. Son regard ne me lâche pas une seconde comme s'il surveillait le moindre signe dans le mien. S'il savait à quel point j'aurais souhaité avoir la force de lui montrer avant ! Si dès les premières entailles, je m'étais confié, mes choix de vie auraient, sans aucun doute, été différents. Du bout de ses doigts, Stéphane remonte quelques cicatrices comme s'il essayait d’en comprendre les raisons.

— Elles sont anciennes. Brice, je dois poser la question. As-tu eu besoin ... depuis que tu es ici ?

Sa voix est rauque, angoissée.

— J’ai cassé des murs à la place... Parler de lui, d’eux fait remonter des images. 

— Je préférerais que tu m’en parles, que tu expulses ces moments. Même si je ne sais pas si cela pourra t’aider. Es-tu toujours suivi ? 

— J’ai un numéro de téléphone si je sens que je peux dérailler. Tu comprends pourquoi j’ai besoin que tu réfléchisses avant d’accepter. Mon suivi a duré plus d'un an. J’ai été très long à m’autoriser à reprendre ma vie en main. 

— Pourquoi ne pas m’avoir contacté ? Nous aurions pu en discuter. 

Mon silence à sa question envahit l’espace. Comment lui dire que j’avais trop peur de son refus ? Qu’apprendre le décès de mon père m’avait fait rechuter ? Son regard se voile, et son bras vient entourer mes épaules. Je contrôle plus ou moins les larmes qui menacent de se déverser, mais je remarque qu'il est sensiblement dans le même état que moi. 

—Ton projet me plait. Pas parce que tu es mon neveu, parce qu'il entre dans le parcours que j’ai choisi pour le mien. Ils ne seront pas en contradiction. 

— Et Vivian dont tu ne parles pas, il va en penser quoi de mon implication dans ton exploitation  ?

— Encore faudrait-il qu'il s’y intéresse ! J’ai laissé une bonne quinzaine de messages sur son répondeur. Silence radio. 

— Peut-être que mon retour ne lui plait pas ? 

— J’en doute, je ne lui en ai pas parlé. Il s’est éloigné petit à petit. Comme si nous ne trouvions plus de sujets de conversation. Ses vacances se terminent demain. Rien ne t’oblige à lui expliquer ce qu’il s’est passé. Il ne remarquera peut-être rien. Seules les personnes qui te côtoient plus régulièrement  remarquent ton acharnement à couvrir tes bras. D’ailleurs, il va te falloir trouver une explication pour Corentin. Il sait se servir de ses yeux, lui.

— C’est déjà fait. Ce matin. Avant le repas, pendant que tu étais sur l'exploitation, il m’a surpris en train d’éclater un mur, torse nu. Puis nous avons discuté et je lui ai proposé de passer ce matin. C'est d'ailleurs lui qui m'a motivé à te parler. 

— Parce que tu lui as parlé de ton projet ? 

— Entre autres choses, oui. Cela lui plairait bien d'emmener sa classe ici. 

— Je suis content que vous vous entendiez bien tous les deux. J’aime son côté gentil garçon et puis, il aime mon humour et ça c’est une énorme qualité, non ? 

—Je ne ferai aucun commentaire, commenté-je en rigolant. N’essaye pas non plus d’obtenir des informations sur lui. Je crois qu'il a repéré tes facilités d’écoute. Cela ne m'étonnerait pas qu’un jour, il te lâche quelques confidences. 

(Vivian ) 

Mes vacances se terminent, je suis dans le train. Je prends rarement ma voiture. Habituellement, je m’arrange avec mon père pour qu'il vienne me chercher. Ainsi on se voit un peu, je mange avec lui, on discute et il me raccompagne au pied de l’immeuble. 

Je ne sais pas comment nous avons réussi ce tour de force, mais il n’est jamais entré chez moi. Mon père, l’homme le plus curieux que je connaisse, n’a jamais franchi le seuil de mon appartement. Je ne lui ai jamais proposé, et lui n’a jamais demandé à le faire. Comme si cela nous était impossible de mélanger nos deux univers. Quelque part au fond de moi, je sais qu'il aurait souhaité que je reste sur l’exploitation, pourtant ni l’un ni l’autre n’avons un jour osé réellement entamer cette discussion. 

Je n’ai jamais eu une foule de potes autour de moi. Même si mon père n'a jamais refusé la pratique d’ activités de loisirs, j’ai toujours eu conscience que nos moyens financiers n’étaient pas très élevés. Je ne souhaitais pas me retrouver dans la même situation plus tard, à compter le moindre sou. J’ai donc mis toute mon énergie pour me diriger vers un travail qui ne nécessitait pas des études longues et coûteuses. Lorsque j’ai décroché mon premier emploi dans cette boutique de téléphonie, j’étais fier de moi. Mon père aussi l’était. Enfin, je crois puisqu'il n'en parle pas. J’ai ruminé toutes ses réflexions pendant mes vacances. Et pris la décision de débloquer cette situation. 

J’ai déposé mon sac de voyage chez moi, récupéré ma voiture. Il est quinze heures. Sur ce que je connais des habitudes de mon père, il est sur l’exploitation. J’ai les clefs de la maison, mais je préfère prendre le chemin derrière. Je ne sais pas comment il va réagir en me découvrant là.  

Près des cabanes à poules, j’aperçois deux silhouettes. Aucune difficulté pour reconnaître mon père. De l’endroit où je suis, l’autre homme semble l’aider à pousser ses maudites cabanes. J'ai du mal à supporter les poules.  Rien ne me convient dans cet animal : son agressivité envers moi, ses bruits, ses déjections. J’ai dû prendre sur moi à chaque fois que je devais les approcher. Maîtrisant mon dégoût, je marche vers eux d'un pas décidé, prêt à interpeller mon père. L'homme se tourne vers moi, me regarde, les sourcils froncés. Il nous faut quelques petites secondes pour réaliser et un élan nous pousse l'un vers l’autre. 

Mon père sourit et me serre contre lui, tendrement.

— Pourquoi ne m’as tu pas appelé ? Je serai venu te chercher à la gare ? 

— Et tu en aurais profité pour m’annoncer le retour de Brice ? À moins qu’au milieu des messages, j’ai raté celui me le disant ? 

Je sais que je ne devrais pas le prendre ainsi, que je viens de blesser mon père, et sûrement Brice, mon seul cousin. Je venais dans l'espoir de parler, de renouer le dialogue avec mon père. J’ai l’impression qu'il a trouvé un autre interlocuteur. Je ne lui laisse même pas la possibilité de répondre, fait demi-tour et repart vers ma voiture.




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top