~17~
(Stéphane )
Je m’arrête un instant devant la porte d’entrée que je viens de franchir et je savoure. Cela fait si longtemps que je n’avais pas entendu d'éclats de rire dans cette maison. Depuis le départ de Vivian, ma solitude me pèse. Nous nous appelons régulièrement mais j’ai la sensation que nous avons de moins en moins de choses à nous raconter. Il est rarement opposé à m’apporter de l’aide et parfois manger avec moi. Pourtant, il ne me fait pas la surprise de débarquer à l’improviste, juste par envie ! Je ne sais pas grand chose de sa vie personnelle, lui laissant la possibilité d’en parler à sa guise. Cette année il a profité d'une opportunité pour partir à l’étranger, et m’avait prévenu d'un complet silence pour se vider l’esprit. J’ai respecté sa volonté, il ne sait donc rien du retour de Brice. Derrière la porte, les rires continuent. Je fais volontairement un peu de bruit pour annoncer ma présence comme si cela pouvait les déranger. Deux regards me scrutent, Brice se lève pour me prendre la glacière que je porte.
— Et bien, les ventes ont été bonnes vu le poids ! s’extasie-t-il !
— Je suis plutôt satisfait, en effet. Des nouveaux clients en plus, j’ai bien fait d’en prendre plus. J’ai du rôti de porc de Marcel dans la boite hermétique. Il est prêt à déguster. Tu manges avec nous Corentin ?
Celui-ci me regarde, jette un œil sur Brice comme pour avoir un accord tacite.
— Il a bien mérité sa pitance, crois-moi, enchaîne mon neveu. Nous avons bougé les abreuvoirs, ramassé les œufs et curé deux des quatres poulaillers.
— Je n’en doute pas un instant.
Dans l'après-midi, après une petite sieste, je découvre Brice à l’ombre du platane. Devant lui, un classeur qu'il feuillette, concentré. Aucune trace de Corentin qui a dû, je suppose, rentrer chez lui. Même s'il est face à moi, je ne suis pas certain que mon neveu a pris conscience de ma présence et du coup, je me demande si je dois l’interrompre. Ses yeux se lèvent vers moi, et il m’offre un sourire. J’en profite pour m’installer à ses côtés.
— J’avais peur de te déranger, tu semblais si concentré.
— J’ai fini de mettre à plat mon projet. Je voulais justement que nous en parlions ensemble.
— Ensemble ?
— Une partie de celui-ci s'appuie sur ton exploitation. Je t'ai expliqué à quel point les animaux m'avaient aidés psychologiquement. Peu de personnes n'y sont pas sensibles. Mon objectif est de l'utiliser en une ferme pédagogique où pourraient venir les enfants de l'école et les personnes âgées de la maison de retraite. Cela ne gênerait en rien ton entreprise à toi et nous permettrait, d'après mes calculs, de dégager un revenu correct. Ma maison restaurée pourrait me permettre d'y faire une chambre d'hôte.
— Et tu vivrais où ?
— La surface à l'étage est suffisante pour faire une chambre et une mini salle de bain. Je n'ai besoin que d'une petite chambre, il y a presque cinquante mètres carrés en bas, c'est suffisant.
— Au pire, tu pourrais même rester chez moi et louer à la semaine.
Il me regarde sans commenter. Je comprends que quelque chose le tracasse. A-t-il décidé de se confier ?
— Tu es prêt à me laisser faire sans exiger quoi que ce soit en échange ? Sans l’assurance que je ne mette pas tout en l’air ? Tu ne sais pas qui je suis, Tonton.
— Brice. Je ne perçois aucune méchanceté, aucune perversité en toi. Une profonde tristesse parfois au fond de tes yeux m’en dit beaucoup. Mais je te l’ai dit, dès que tu te sentiras la force de me raconter, je serai là.
J’ai la sensation qu'il s’est recroquevillé sur sa chaise, frottant ses poignets l’un contre l’autre. Je lui attrape une main et le tire contre moi sans qu'il ne résiste. Sa tête est posée contre mon torse, son cœur bat si fort qu'il résonne contre le mien. La position n’est pas confortable mais je n’en changerai pour rien au monde. Il se redresse un peu, soulageant la torsion de son buste. Je le laisse faire, n’osant pas risquer d’interrompre ses aveux.
— J’ai…j’ai rencontré quelqu'un dès les premières semaines sur la route...
C’est un filet de voix qui sort de sa bouche, mais je me doute que pour l’instant, il n’est pas en mesure de faire plus.
— J’avais besoin de m'émanciper de la maison, d’oser faire des choses. Il était plus jeune que moi mais il était très déluré. Parce que moi, je devais me cacher, mes expériences étaient très limitées. Lui, ne s’interdisait rien. Je ne sais pas si je peux te parler de tout cela…
— Ne te tracasse pas, gamin. Si j’ai des questions, je les poserai. Et si je rougis, je m'en remettrais.
— Tu sais, dans ma tête, je n’avais pas fait des prévisions. Je voulais juste m’éloigner de lui, de papa. Vivre un peu, gagner ma vie pour pouvoir habiter ailleurs. Mais ce gars, j’ai craqué pour lui. Nous n’étions que deux de notre âge, les autres étaient des hommes mûrs, à la dérive pour la plupart. Et Éric était tellement vivant. Il ne se satisfaisait de rien. Oui, c’est ça, il voulait croquer la vie à pleines dents, comme s'il avait peur que cela s'arrête brusquement. Il utilisait son corps comme monnaie d’échange, pour tout.
— Vous étiez en couple ?
— J’aurai bien voulu, oui. Au début, nous nous laissions aller à des caresses. Cela l'amusait de m'initier. Moi, le vieux. Après, ses addictions le mettaient dans un sale état. Je le gardais serré contre moi, je ne voulais rien d’autre. Pas ce qu'il vendait aux autres. Tu comprends ?
— Oui, gamin. Lorsque tu as disparu, j’ai essayé de comprendre, de trouver des raisons. Ces adultes autour de vous, ils ne voyaient rien, eux ?
— Nous n’y étions plus quand il est devenu addict. Je travaillais pour payer le petit studio et le reste. Éric se faisait virer tout le temps. J’aurai dû demander de l’aide, je sais. J’étais perdu, je n’en voyais plus le bout. Je perdais pied...comme ici...quand cela ne devenait plus supportable.
Ses phrases deviennent hachées, entrecoupées de silence et de sanglots. Il recommence à frotter ses poignets convulsivement. J’ai lu beaucoup d’articles depuis qu'il est arrivé devant ma porte, j’ai cherché plein d'informations pouvant expliquer pourquoi il cachait ses bras. J’ai joué à l’autruche pour ne pas le faire fuir. Mais c’est fini, je ne veux plus le faire.
Comme tout à l’heure, je saisis une de ses mains pour stopper ce mouvement. Je le sens se tendre sans pour autant essayer d’échapper à ma poigne. Il lève la tête, son regard ancré dans le mien.
— Laisse-moi voir, chuchoté-je.
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