Chapitre 5

Les invités se massaient dans la cour d'honneur du château de Savignat. Consterné, Gabriel observait la scène depuis la chambre de son frère. Il croyait que sa mère avait organisé un simple goûter avec des jeunes de son âge. Il s'était trompé. Il s'agissait d'une véritable réception à l'instar de celle qui clôturait la saison des vendanges. Chaque invité était vêtu avec élégance et Gabriel comprenait à présent pourquoi sa mère avait déposé son plus beau costume sur son lit le matin même.

— Gab', pourrais-tu te changer ? Maman t'attend depuis plus de dix minutes. Te réfugier dans ma chambre n'y changera rien.

Marceau observait son jeune frère d'un air compréhensif. Victorine de Savignat aimait organiser des fêtes pour toutes les occasions possibles et imaginables. Avoir quinze ans dans la famille signifiait faire son entrée dans le monde des adultes et devenir un membre à part entière de l'équipe de gestion du domaine viticole.

Gabriel secoua la tête, sans détourner le regard de la fenêtre :

— Elle m'avait promis que ce serait une petite fête. Pas...pas un dîner de gala ! Je n'ai même pas l'impression qu'elle veut vraiment fêter mon anniversaire !

— Allez Gab', c'est juste pour quelques heures. Va serrer quelques mains, dire bonjour aux amis de papa et tu seras libéré ensuite. Tu pourras jouer avec tes amis. J'ai vu que Louis...

— Louis n'est pas mon ami. Ni tous ces stupides gosses que j'ai vu arriver tout à l'heure.

— Ces stupides gosses, comme tu les nommes, tu vas les côtoyer pendant des années, Gabriel. Tu vas travailler avec eux. Tu ne peux pas te permettre de les snober ni de te montrer désagréables avec eux.

— C'est facile à dire pour toi. Tu vas devenir médecin, tu ne viendras au domaine que pour les grandes occasions.

— As-tu toujours envie d'aider papa et de lui succéder un jour ?

— Quelle question ! Bien sûr ! Personne ne m'a forcé, tu sais. J'adore ça.

— Alors tu n'as pas le choix. La vie n'est pas qu'une partie de plaisir, Gabriel. Allez, vas t'habiller avant que maman n'abandonne ses invités pour venir te chercher par la peau du cou.

L'adolescent soupira en quittant la pièce. Sans entrain, il troqua son pull et son jeans contre un costume réalisé sur mesure dans lequel il ne se sentait pas à l'aise. Puis, il se rendit sur la vaste terrasse à l'arrière du manoir et qui surplombait le grand jardin à l'italienne.

Auxane s'y trouvait déjà, au bras d'un garçon que Gabriel ne connaissait pas. La jeune femme, rayonnante, s'approcha de son frère :

— Gabriel, je suis ravie de te présenter Thibault-Robert, mon petit ami. Ses parents sont là-bas, ils discutent avec Monsieur de Tornay, tu devrais aller les saluer.

Gabriel, trop surpris, se contenta d'une brève poignée de mains. Il avait abandonné depuis longtemps l'idée de répertorier les trop nombreux petits amis de sa sœur. Cependant, ce Thibault-Robert ne devait pas être n'importe qui. Seuls deux autres garçons avant lui avaient eu l'honneur d'être conviés aux grandes réceptions familiales.

Auxane, voyant que son frère ne bougeait pas, lui donna une petite claque dans le dos :

— Gabriel, la famille de Béatrice aimerait te saluer.

L'adolescent retient difficilement une grimace. Eudes de Tornay possédait plusieurs épiceries fines où n'étaient vendus que des produits de luxe. Il était également producteur d'un des caviars les plus chers au monde. Parmi ses clients figuraient les familles les plus fortunées du pays. Il fournissait même l'Élysée.

Gabriel savait que l'homme souhaitait devenir un associé de son père. Et il n'aimait pas cela du tout. Au début de l'année, il avait surpris une discussion animée entre ses parents à ce sujet. Pierre-Antoine de Savignat avait conscience qu'un tel partenariat lui permettrait d'augmenter ses ventes. Cependant, des rumeurs désagréables circulaient sur Eudes de Tornay. Il semblait avoir pour habitude de pousser ses associés à la faillite avant de racheter leurs entreprises et d'en faire un commerce florissant. Le père de Gabriel ne souhaitait pas que les terres familiales reviennent à un tel homme.

Néanmoins, Pierre-Antoine de Savignat ne souhaitait pas se brouiller avec le businessman. Les deux clans se fréquentaient depuis de nombreuses années car la famille de Tornay était originaire de Bordeaux. Ils étaient donc régulièrement invités au domaine viticole.

Gabriel salua d'abord Eudes et son épouse Gersende. Puis il se tourna vers Béatrice, l'une de leurs cinq enfants et la seule présente ce jour-là.

Les années passant, l'adolescent avait remarqué que l'intérêt de la jeune fille à son égard avait évolué. Depuis un an environ, Gabriel devait supporter la présence de Béatrice à ses côtés à chacune des réceptions auxquelles ils participaient tous les deux.

Il ne l'aimait pas. Elle était fausse, mesquine. Condescendante également. Née dans l'opulence, elle était habituée à un certain confort de vie et à être servie en permanence. La famille de Tornay vivait dans un grand château du dix-huitième siècle construit au cœur d'un immense domaine sur les bords de l'estuaire de la Gironde. Une quinzaine d'employés travaillaient quotidiennement sur place.

Gabriel, qui la côtoyait au sein de son lycée privé, ne supportait pas la manière dont elle dénigrait le personnel au service de sa famille.

De plus, Béatrice avait eu le cran de se moquer de Noah devant lui, plusieurs années auparavant. Depuis, l'adolescent n'avait plus aucune indulgence pour la jeune fille.

Mais, puisqu'il fallait agir comme s'il l'appréciait, il prit sur lui, la salua d'un bref sourire avant de s'adresser à ses parents :

— Monsieur de Tornay, comment allez-vous ?

— Bien, bien ! Alors Gabriel, es-tu toujours décidé à reprendre la direction du vignoble lorsque ton père prendra sa retraite ?

— Oui, c'est mon souhait. Mais j'ai encore du temps devant moi. Et je n'ai pas terminé mon apprentissage.

— Je suis curieux de voir ce que tu peux apporter à ce domaine. Mais je n'en doute pas, tu feras un homme d'affaires exceptionnel.

Gabriel retient une grimace. Eudes de Tornay était comme sa fille : il ne cessait de le gratifier de compliments immérités. Et cela le mettait mal à l'aise. L'arrivée de Pierre-Antoine de Savignat mit fin à la courte discussion. L'adolescent fut prié de se rendre dans le parc avec ses invités personnels. Béatrice saisit son bras et l'entraîna vers les jardins :

— Quelle fête magnifique, Gabriel ! Tu as beaucoup de chance. Pourrions-nous aller à l'écurie ? Cela fait bien longtemps que je n'ai pas vu les chevaux de ton père. As-tu déjà le tien ?

— Non. Je n'aime pas monter. Je préfère les randonnées en VTT.

— Comme c'est barbare. Et indigne de ton rang. Je pourrais t'apprendre, tu sais. J'ai eu mon premier poney à cinq ans !

— Merci Béatrice. Mais cela ne m'intéresse pas.

La jeune fille ne dissimula pas sa moue boudeuse. Elle détestait que Gabriel la rabroue en public. Elle raffermit sa prise sur son bras et pencha la tête pour murmurer à l'oreille du garçon :

— J'espérais te donner l'occasion d'apprendre à mieux me connaître. J'aimerais vraiment que nous soyons de bons amis. Nous pourrions partager tant de choses ensemble...

Gabriel faillit repousser Béatrice. Elle n'avait que quatorze ans mais elle venait de lui dévoiler clairement ses projets d'avenir. Sans aucune honte. Elle est bien la digne fille de son père ! songea l'adolescent. Il la trouvait pitoyable. Mais il se demande jusqu'où elle serait prête à aller pour obéir aux ordres d'Eudes de Tornay.

Les quatre autres invités, deux garçons et deux filles, observaient le duo avec intérêt. Ils avaient compris que Gabriel n'appréciait pas Béatrice et ils espéraient secrètement assister à une dispute mémorable qu'ils s'empresseraient ensuite de raconter à leurs parents.

Ils approchaient des écuries. Dissimulé derrière une haie, Noah ne perdait rien de leurs mouvements. Il avait bravé l'interdiction de Victorine de Savignat et avait profité que ses parents soient occupés dans la cuisine pour s'échapper de sa maison.

Naïvement, il avait cru qu'il lui serait possible de parler avec son meilleur ami quelques instants mais il se rendait compte, à présent, que cela s'avérerait impossible.

Tandis que le garçon observait Béatrice minauder, une bouffée de colère l'envahit. Noah détestait cette fille. Elle lui volait des instants précieux, elle agissait comme si Gabriel lui appartenait. Pire, elle était dangereuse. Noah savait qu'elle s'entendait à merveille avec la mère de son meilleur ami. Si elles le désiraient, elles pouvaient lui rendre la vie infernale.

Tout à coup, la perspective de quitter Saint-Émilion ne lui parut plus si insurmontable. Il serait séparé de son meilleur ami mais ils garderaient le contact. S'il restait au domaine, il avait le sentiment qu'il aggraverait la situation.

D'un autre côté, en étant à Paris, il laissait le champ libre à Béatrice pour opérer en toute liberté.

Son regard se fixa à nouveau sur la jeune fille. À présent, elle avait passé un bras autour de la taille de Gabriel. Noah ressentit une certaine satisfaction en observant son ami s'écarter vivement de l'insupportable adolescente.

Lorsque le petit groupe pénétra dans les écuries, Noah quitta les lieux. Il ne souhaitait pas que quelqu'un l'aperçoive et indique à Victorine de Savignat qu'il avait outrepassé ses ordres.

De retour chez lui, le garçon s'enferma dans sa chambre et passa toute la journée allongé sur son lit à ruminer.

Il se rappela de sa première rencontre avec Béatrice. Elle l'avait traité de gamin et s'était emporté contre Gabriel au sujet de sa présence parmi eux.

Noah avait un mauvais pressentiment. Cette chipie avait le pouvoir de briser le lien qui l'unissait à son meilleur ami. Et il se demandait si leur amitié serait assez forte pour résister à toutes les tempêtes.

Ces dernières semaines lui avaient prouvé que le danger était bien réel. Gabriel n'était plus aussi disponible qu'auparavant et le garçon avait du mal à l'accepter. Il ne voulait pas le perdre. Mais peut-être qu'il était déjà trop tard...


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Chouette anniversaire pour Gabriel n'est-ce pas ? (Notez l'ironie dans ce commentaire bien entendu !)

Vous avez eu ici un petit aperçu des très charmants membres de la famille de Tornay. On va encore en parler souvent dans ce roman, croyez-moi ! 

Que pensez-vous de ce que vous avez appris à leur sujet ?

De Béatrice ? 


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