Quand a que l'amour

* Ici Violette Baudelaire au rapport ! La musique d'aujourd'hui m'a accompagné tout au long de l'écriture et m'a aidé dans les moments de page blanche. Elle fait partie intégrante de la nouvelle, au point même qu'elle lui a donné son titre. Donc pour cette histoire plus que jamais, je ne peux que vous conseiller de l'écouter. Si jamais cela vous tente, j'ai aussi écouté "aimer à perdre la raison" de  Jean Ferrat. Fin du rapport *




- Vous savez Sylvie, je n'ai pas peur.

Au dehors, le soleil commençait à peine à se coucher. La nuit était encore loin.

- Je pourrais être terrifiée. Je pourrais hurler, pleurer, supplier. Je pourrais faire toutes ces choses et je ne doute pas un seul instant que l'on ne m'en tiendrait pas rigueur. Agir ainsi serait sans doute plus compréhensible. Plus normal aussi. Vous pensez que ma façon de l'affronter ne l'est pas ?

- Non, je pense simplement que vous avez une autre façon de lui faire face.

Sylvie abandonna le monde qui s'étendait au-delà de la fenêtre. Laissant derrière elle le flamboyant coucher de soleil pour le moment, elle se tourna vers son interlocutrice. L'une comme l'autre ne s'étaient pas regardées depuis le début de leur conversation : Sylvie s'était laissée emporter par le spectacle de Dame Nature et Marie avait été absorbée par la contemplation de ses mains noueuses. Mais cela avait beau être leur premier regard de la journée, elles avaient déjà passé tant de temps ensemble à d'autres occasions que Sylvie comprit immédiatement la mimique de Marie. La vieille dame pencha la tête sur le côté, signe qu'elle n'avait pas tout à fait saisi le sens de ces paroles et qu'elle souhaitait des explications.

- La plupart des gens ont peur de l'inconnu. Ils ont beau savoir qu'un jour viendra où forcément, ils seront amenés à vivre des situations dérivant totalement de leur quotidien et pour lesquelles personne ne sera là pour leur expliquer comment agir, ils n'arrivent jamais à calmer leur angoisse. Mais vous Marie, vous êtes de ceux que n'en avez pas peur. Ceux qui ont toujours aimé tenter de nouvelles choses, voyager dans des régions dont ils ne connaissent rien d'autre que le nom, saisir des opportunités alors que rien ne leur permet d'en prévoir les conséquences. Vous Marie, comme tant d'autres avant vous et comme tant d'autres après vous, avez accepté que la vie vous mènerait forcément à vivre des situations sortant de votre routine et pour lesquelles vous devriez vous débrouiller seule. Et le fait de l'avoir accepté, c'est justement cela qui fait vous n'en ayez plus peur.

Sylvie s'arrêta un instant, les lèvres remuant dans le silence, tout comme si elle cherchait les bons mots. Lorsqu'elle reprit la parole, elle murmura ces derniers d'une voix douce.

- Vous avez accepté qu'un crépuscule prochain, vous embarquerez pour un grand voyage. Certains refusent d'accepter que l'heure de l'embarquement est venue et ils vivent dans la crainte permanente de celle-ci. Mais vous Marie, vous avez accepté que ce n'est rien de plus qu'une étape dans l'existence. Et une fois débarrassé de cette peur, il ne reste plus rien d'autre que la paix.

Un sourire vint s'échouer sur les lèvres de Marie.

- Un grand voyage... j'aime cette façon que vous avez de l'appeler. C'est doux et ça m'évoque pleins de belles choses.

- Et qu'est-ce que cela vous évoque ?

- Tout un tas de bons souvenirs. Des moments qui me sont doux et dans lesquels j'aime à me replonger quelques fois. Seulement, si je ne devais citer qu'un seul souvenir, ce serait cette compétition lors de mes jeunes années où je suis montée sur la troisième marche du podium. Ne décrocher que la médaille de bronze aurait pu être une déception, mais croyez-moi cela n'en fut rien. J'ai vécu tant de belles choses durant cette compétition et fait tant de belles rencontres que cela vaut bien toutes les médailles du monde. Vous l'ai-je déjà racontée d'ailleurs ?

- Je crois bien que non. Mais je serai ravie de l'entendre.

- Dans ce cas, permettez-moi de vous emmener avec moi dans les années 50. Je pourrais même débuter mon récit quelques années plus tôt. Je me rappelle par exemple cette fois où ...

Les mots se transformèrent en phrases et les phrases elles, se métamorphosèrent en souvenirs. Soigneusement conservées au fond de sa mémoire comme de petits joyaux, des anecdotes revinrent à la surface et créèrent de magnifiques éclats de rire. Les yeux étincelants et le visage illuminé d'un sourire, Marie emmena Sylvie dans une époque que cette dernière n'avait connue qu'à travers les photographies jaunies des albums de famille. Celle aux mains noueuses lui livra des morceaux de son passé, des instants qui avaient eu un impact sur sa vie entière, des souvenirs que rien ne pourrait jamais lui arracher. Elles en rirent, en sourirent, en pleurèrent quelques fois.

Ensembles, elles coururent sur les pavés des capitales qui avaient autrefois accueilli des compétitions sportives et y rencontrèrent un tas de monde, elles visitèrent la ville lumière et s'attardèrent sur la place Montmartre, elles galopèrent dans les champs qui encerclaient la maison d'enfance de Marie et s'allongèrent dans les hautes herbes pour observer les nuages, elles trouvèrent le chemin de fêtes de villages et y dansèrent toute la nuit au son de l'accordéon, elles firent une pause sur les bancs où se reposaient déjà les adolescents de cette époque et sirotèrent une limonade au bar, puis elles reprirent leur chemin aussitôt que la narratrice eut retrouvé son souffle.

Bien vite, les yeux de Sylvie brillèrent eux-aussi. Non pas de tristesse, mais de joie. Car il y avait une telle dose de bonheur dans ce que racontait cette vieille dame qu'il était parfaitement impossible de ne pas en éprouver soi-même. Elle avait ce pouvoir-là Marie : celui de rendre heureux quiconque la côtoyait. Marie, c'était un phare dans la nuit, une lueur dans l'obscurité, une tache de couleur sur un fond noir. Marie, c'était un petit bout de femme avec un cœur immense. Marie, c'était une vieille dame adorable, altruiste, qui répondait toujours lorsqu'on lui demandait comment est-ce qu'elle se portait : « et vous, comment est-ce vous allez ? »

Marie lui raconta la compétition sportive où elle avait décroché la fameuse médaille de bronze, puis la suivante, celle d'après et encore d'après. Elle raconta d'autres événements, certaines rencontres au gré de ses chemins et les amitiés qui en avaient résulté. Puis le récit se poursuivit sur quelques années encore, puis les années 40 devinrent années 50, les années 50 se changèrent en la décennie 60 et ainsi de suite jusqu'au siècle suivant. Ainsi, elles retrouvèrent le XXI -ème siècle, le froid du mois de décembre, leurs âges réels et cette chambre d'hôpital dont en réalité... elles n'avaient même jamais franchi la porte.

À cet instant, bon nombre de détails devinrent plus clairs.

La raison pour laquelle elles n'avaient fait ce voyage autrement qu'à travers des mots. La raison pour laquelle elles n'avaient pas mis un pied dehors pour aller courir dans les blés, pour aller danser au bal du village, et encore moins pour aller visiter la place des peintres. La raison pour laquelle seul leur esprit avait fait le tour du globe. La raison pour laquelle Marie portait une chemise de nuit, prenait des gélules et ne quittait plus son lit. La raison pour laquelle cette fière et grande dame était soutenue par tant de machines et de perfusions différentes.

La raison pour laquelle une aumônière se tenait au chevet d'une malade.

- Marie dites-moi, comment allez-vous depuis la dernière fois ?

- Non Sylvie, vous, comment vous allez ?

Marie allait mourir.

Cela était indéniable. On avait beau vouloir le contraire, supplier, hurler, pleurer, cela ne servait à rien. Marie allait mourir et personne ne pouvait rien pour empêcher cela. Le bateau du grand voyage était déjà à quai, attendant simplement que son unique passagère veuille bien monter à son bord.

La simple chute pour laquelle elle avait été hospitalisée avait révélé un cancer. Un cancer grave. Un cancer grave pour lequel il était déjà bien trop tard.

Sylvie l'avait appris il y a six jours à peine, lorsque le médecin en charge de la vieille dame l'avait interpellée au moment où elle sortait de sa chambre. De cette seconde, Sylvie se souvenait avoir ressenti une vive douleur dans la poitrine. Ce n'était pas le premier patient qu'elle côtoyait dont la maladie se révélait bien plus grave que prévu, tout comme ce n'était pas la première personne en fin de vie qu'elle accompagnait sur le ponton menant au bateau du grand voyage : alors pourquoi avait-elle aussi mal ? Parce que Sylvie s'était profondément attachée à Marie. Elle s'était attachée à cette femme de presque un siècle et de tout autant de souvenirs, douce et sincère, qui saluait les infirmières et qui était devenue la chouchoute du service. Elle s'était attachée à cette dame à qui elle rendait visite depuis de longs mois et l'idée de la voir partir lui faisait mal.

Pourtant, aujourd'hui, dès la minute où elle avait franchi la porte de l'hôpital, elle avait fait tout son possible pour dissimuler cette émotion, pour ne pas la laisser transparaître. Les patients avaient déjà assez de mal avec leur propre douleur et le rôle de Sylvie était d'apaiser celle-ci. Pas de l'aggraver. Trop de familles le faisaient déjà, éclatant en sanglots devant le malade quand les mauvaises nouvelles leur étaient annoncés, le voyant déjà mort alors que pour le moment encore il était là, bien vivant, juste devant eux, même si elles l'oubliaient bien trop souvent.

Mais quand Sylvie était entrée dans la chambre de Marie, toute cette douleur s'était aussitôt envolée. Malgré l'obscurité, le rayon de soleil brillait toujours aussi fort. Le phare guidait toujours dans la nuit et les couleurs qui la composaient étaient toujours aussi vives. Marie l'avait accueilli avec un grand sourire, celui qui faisait pétiller ses yeux et qui lui donnait des airs de la jeune fille qu'elle avait été jadis. Alors cette fois... ce ne fut pas l'aumônière qui calma la douleur qui emplissait le cœur de la patiente. Cette fois, ce fut Marie, avec ses mots et ses histoires, avec son rire et sa bienveillance, qui apaisa la tempête qui se déchaînait dans le cœur de Sylvie.

Marie allait mourir. Mais Marie n'avait pas peur de mourir.

Elle avait accepté qu'un jour, elle partirait pour un grand voyage. Un grand voyage vers une terre lointaine, où elle déférait ses bagages et ne les referait plus jamais. Elle l'avait accepté et à présent, elle était en paix elle-même. En fait, elle était heureuse.

- Oh moi ? Et bien écoutez, je vais très bien. C'est très gentil de votre part de demander. D'ailleurs, la dernière fois que nous nous sommes vues nous avons parlé d'Arthur et Juliette. Vous en vous en souvenez ? Il se trouve que pas plus tard que...

À son tour, Sylvie partagea un peu de ce qui faisait de sa vie. Un peu de ce qui la rendait heureuse, un peu de ce qui lui donnait ce sourire. Elle parla de ses deux petits-enfants et du bonheur infini qu'ils lui offraient, des balades en forêt avec son mari, des repas chez sa sœur et des débats philosophiques qu'elle avait avec sa fille aînée, puis de la dernière pièce de théâtre à laquelle elle avait assistée et de la musique de sa jeunesse qu'elle avait redécouvert en écoutant la radio. Marie elle, resta quasiment silencieuse tout du long. Les lèvres closes, elle était pleinement plongée dans la conversation car à défaut de parler, elle écoutait. Car c'était ainsi que les choses se passaient avec Marie – et le personnel de l'hôpital pouvait en attester - : quoi que vous lui confiiez, vous aviez l'assurance d'une oreille attentive.

Puis la conversation prit fin et un silence s'installa.

Marie recommença à fixer ses mains noueuses, seule partie de son corps dans quelle on ne retrouvait pas sa beauté de jeune femme. Sylvie regarda dehors et constata que la nuit était quasiment tombée. Elle demanda alors à la vieille dame si elle voulait qu'elle s'en aille. Marie lui demanda de rester. Sylvie reprit place dans son fauteuil et lui demanda si elle souhaitait encore discuter, ou alors prier, ou peut-être simplement qu'elle reste juste là, immobile et silencieuse, en étant simplement présente pour la rassurer. Marie refusa les trois possibilités. Elle lui demanda de rester encore un peu, pour faire un chose qui lui tenait beaucoup à cœur et qui ne prendrait pas plus que quelques minutes.

- Pourrions-nous écouter de la musique ?

Les premières notes d'une chanson de Jacques Brel s'élevèrent dans les airs et réveillèrent des sentiments enfouis au plus profond du cœur des deux femmes.

Un instant, elles partagèrent une émotion. Une de celles pour lesquelles il n'existe aucun mot. Amour ? Amitié ? Tendresse ? Non, aucun de ceux-là ne convenait. C'était juste... une émotion. Une chose sans nom, qui le temps d'une chanson, les transporta dans un autre monde où seule la musique avait le pouvoir de vous entraîner.

Elles ne revinrent sur Terre qu'une fois que « quand on a que l'amour » s'acheva. Marie se tourna immédiatement vers le lecteur CD et fit recommencer la chanson. Sylvie se leva de son siège et commença à enfiler sa veste. Alors qu'elle se dirigea vers le lit de l'ancienne championne pour lui faire ses adieux, celle-ci déposa quelque chose entre ses mains.

Une boîte de chocolats.

- Une gentille dame m'a offert ça pour Noël, mais je sais que je ne les mangerais pas.

Sylvie regarda plus attentivement la boîte. Elle était simple en apparence : peinte en noir, unie, avec le nom de la chocolaterie calligraphié en argenté sur le couvercle. Puis quelque chose sembla bouger sur la boîte et plus Sylvie la tourna, plus de détails lui apparurent. Elle réalisa soudainement que selon l'emplacement et l'intensité de la lumière, des couleurs apparaissaient sur la surface obscure et changeaient totalement l'aspect de l'objet. D'une certaine manière, cette boite de chocolats était comme les êtres humains. Si l'on ne regardait que vaguement la surface, on ne découvrait pas grand-chose. Seulement, si l'on prenait le temps de connaître l'autre, si l'on mettait de côté nos préjugés et qu'on ouvrait grand notre cœur, on pouvait faire de biens belles découvertes.

- Est-ce que vous pourriez m'accorder une dernière faveur ? J'aimerais que ces chocolats reviennent à quelqu'un qui saura mieux les apprécier que moi. Vous pourriez faire cela pour moi ?

Sylvie hocha la tête, remonta ensuite ses lunettes qui étaient tombées sur le bout de son nez et lui souhaita une bonne nuit. Marie fit de même, à la seule différence qu'elle n'avait pas de lunettes sur le bout de son nez. L'aumônière mit sa main sur la poignée et ouvrit la porte. Elle avait déjà un pied dans le couloir lorsque Marie l'interpella.

- Madame Kopp, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi.

Avec toujours « quand on a que l'amour » en fond sonore, Marie prononça ces derniers mots de sa voix clame, les yeux brillants de bienveillance et un sourire aux bords des lèvres.

Sylvie referma la porte derrière elle et s'engagea dans le couloir. Sur son chemin, elle croisa des aides-soignants, des infirmières, des docteurs, des chirurgiennes et trois membres du personnel de ménage. Elle les salua tous. Sans exception. Elle croisa aussi le regard de certains patients à travers leur porte entrouvertes, mais aussi celui d'inconnus qu'elle ne recroiserait sans doute plus jamais. Et eux aussi, elle les salua.

Pour elle, chaque individu qu'elle croisait était une personne à part entière et qui méritait au moins un bonjour. On oubliait bien trop souvent que chaque individu possède un passé, des souvenirs et une histoire à raconter. Une personne n'est pas simplement une silhouette de plus dans la foule immense et dense, un numéro de sécurité sociale supplémentaire, un point dans les statistiques. Une personne est bien plus que cela, si tant est qu'on lui accorde un peu d'attention.

Et c'était pour celui qu'elle aimait tant son métier. Il n'y avait pas que le côté religieux qui importait, mais aussi et surtout le côté humain.

Car n'était-ce pas profondément humain de considérer tous les hommes comme frères ? N'était-ce pas profondément humain d'être à leur côté, peu importe leur passé et leurs erreurs, leur présent et leurs doutes, leur futur et leurs incertitudes, qu'ils soient enfants ou vieillards, à l'hôpital ou en prison, lorsqu'ils avaient besoin d'être réconfortés ? N'était-ce pas profondément humain d'accepter de tenir la main à une âme prête à passer de l'autre côté ?

Car s'il y a bien une chose qu'elle retenait de son métier et qu'elle désirait transmettre aux futures générations c'était bien cela : le fait d'être humain.

Nous passons nos journées à courir après le temps, à ramper après l'argent. Et l'un comme l'autre, nous n'en avons jamais assez. Jamais à l'heure, toujours à découvert. On voudrait faire ceci ou cela, mais on se dit toujours que nous le ferons une autre fois, évoquant un problème de temps, d'argent ou alors des deux. Et bien pour une fois, ne faites pas cela. Prenez un instant. Voilà le message. Prenez un instant pour faire ce que vous voulez faire là, maintenant tout de suite. Ne remettez pas ça à demain, ne remettez pas ça à plus tard.

Prenez un instant et vivez.

Un livre vous fait envie dans votre bibliothèque ? Prenez un instant et lisez-le. Vous avez envie de respirer le grand air et de vous dégourdir les jambes ? Prenez un instant et sortez de votre chambre. Une personne vous manque et vous avez envie de renouer le contact ? Prenez un instant et envoyez-lui un message. Cela fait longtemps que vous n'avez plus visité vos grands-parents ? Prenez un instant et allez leur rentre visite.

Sylvie repensa à toutes ces fois où justement, elle avait pris un instant. Un instant pour rencontrer ces personnes qui avaient demandées à la voir. Un instant pour écouter leur histoire. Un instant pour leur tenir la main, les aider à affronter une épreuve, écouter de la musique, chanter une chanson, parler du beau temps. Un instant durant lequel, à défaut de pouvoir rajouter des jours à la vie, elle rajoutait de la vie aux jours.

Elle se souvenait de Paul. C'était un vieux monsieur qui avait été tailleur de cristal dans sa jeunesse et à qui malheureusement, la maladie avait tout enlevé. Il communiquait en onomatopées, quelques fois par des petits mots, mais cela n'avait pas plus loin. Il passait le plus clair de son temps à fixer les choses ou les gens, espérant peut-être ainsi trouver une autre manière de communiquer avec eux. Les infirmières étaient persuadées que la visite de Sylvie ne changerait pas grand-chose à son état. Mais lorsqu'elles étaient passées devant la chambre un quart d'heure plus tard, Paul était assis bien droit dans son siège, le visage illuminé, racontant à l'aumônière son plus bel ouvrage de tailleur de cristal : une croix de Lorraine. Évidemment, dès lors qu'il revint de son voyage dans le passé, Paul retrouva bien vite son ancien état. Mais les infirmières étaient certaines de ce qu'elle avait vues : pendant un instant, un tout petit instant, Paul était revenu à la vie. Il y avait aussi Pierre, qui avait emmené Sylvie dans les plus belles forêts françaises. Il lui avait appris à reconnaître les différentes espèces d'oiseaux à leur chant, à se méfier des champignons vénéneux et à respecter la moindre petite pousse. Seul, toutes ces aventures n'étaient que des souvenirs entreposés au fond de la mémoire d'un vieillard. Mais en compagnie de Sylvie, les souvenirs prenaient vie et devenaient réalité.

Et qu'il s'appelle Marie, Paul ou Pierre, chaque patient qu'elle rencontrait méritait qu'elle prenne un instant pour lui. Chaque patient méritait qu'elle lui offre ce que beaucoup de familles n'avaient pas la force de faire : parler de la mort avec eux, de leurs questionnements et de leurs doutes.

Elle arriva au bout du couloir lui permettant de quitter le service des personnes en fin de vie, mais elle ne dirigea pas immédiatement par là. A la place, elle se détourna vers une tout autre direction : elle avait une mission à accomplir. Devant la salle de pauses des infirmiers, une table décorée de diverses décorations rouges et vertes avait été dressée. Il y avait des petits gâteaux, du café, du jus d'orange et de l'esprit de Noël. Sylvie y laissa les chocolats.

Maintenant qu'elle avait rempli son devoir, elle était libre de partir d'ici. Alors c'est ce qu'elle fit : elle se mit en chemin vers la porte et l'atteint rapidement. Pourtant, elle ne sortit pas. Elle en était incapable. Elle n'avait ni la volonté, ni la force de tourner la poignée. A la place, elle se tourna à nouveau vers ce monde qu'elle venait de traverser. Ce couloir, dont la moquette datait d'un autre temps, aux parfums étranges, et qui, elle en était certaine, regorgeait d'histoires qu'elle ne connaissait pas encore et qu'elle ne connaîtrait sans doute jamais.

Puis, après un ultime regard et une dernière écoute de la musique qui s'échappait de la chambre de Marie, Sylvie passa la porte.

Elle sortit de l'hôpital, rentra chez elle, retrouva son mari aux fourneaux... vivant le moment présent et ignorant tout de l'avenir.

Dans deux jours à la même heure, Sylvie recevra un appel à son domicile et de l'autre côté de la ligne, le médecin lui annoncerait la nouvelle : Marie avait rejoint les étoiles la nuit de Noël. Mais dans deux jours à la même heure, un bébé poussera son premier cri, une transplantation cardiaque sera une réussite, une catastrophe nucléaire sera évitée et un incendie sera éteint, un couple se mariera et un autre fêtera ses noces d'or, une écrivaine apprendra qu'elle va être publiée et un musicien composera sa plus belle chanson. Dans deux jours à la même heure, il se passera tant de belles choses à travers le monde. Dans deux jours à la même heure...

Quand on lui annoncera la nouvelle, elle se demandera si les derniers instants de Marie s'étaient passés ainsi :

Recommençant une dernière fois la musique, Marie ferma ses paupières. Puis elle se laissa emporter par ses songes, ses souvenirs de jeunes filles, ceux que Sylvie avait réveillé aujourd'hui. Elle traversa à nouveau les époques, plongea dans les années 50 et retrouva la jeune femme qu'elle était jadis. Elle courut à travers champs, blés, pavés et villes diverses, elle courut et courut encore jusqu'à retrouver le souvenir qu'elle cherchait. Et lorsqu'enfin elle put se jeter dans les bras de son premier amour au bal dansant d'un temps lointain, qu'elle put toucher le visage de celui qui lui avait volé son cœur, qu'elle put poser sa tête contre son épaule et ne put rien faire d'autre que s'agiter au rythme de la chanson de Jacques Brel, elle sut que l'heure du grand voyage était venue.

Les machines entamèrent leur concert de bip-bip et autres bruits stridents. Le moniteur cardiaque hurla à la mort et les lignes sur son écran s'emballèrent. Puis, un infirmier se chargea de débrancher les machines, une doctoresse qui s'était attachée à elle lui caressa le dos la main et des aides-soignantes qui aimaient cette patiente pleine de bienveillance restèrent silencieuses.

Mais Marie n'entendait plus tout cela. Elle était déjà partie bien trop loin, un siècle en arrière, dans les bras de celui qu'elle aimait et d'où plus personne ne pourrait la faire revenir.

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