Près de chez moi
Près de chez moi, il y a une maison.
Enfin, je me dois d'être plus exacte. Elle n'est pas précisément près de chez moi. D'ailleurs, elle n'est même pas dans mon village, mais dans celui d'à côté. En tout cas, elle n'est pas très loin. La maison abandonnée n'est pas très loin de chez moi.
Elle l'est peut-être depuis cinq, onze ou même vingt ans. Car aussi loin que je suis capable de remonter dans le passé, je ne crois pas avoir le souvenir de l'avoir vu autrement qu'en cet état. C'est à se demander si elle a déjà été habitée un jour.
Parfois, j'essaie de l'imaginer à ses tout débuts, lorsque la peinture de la façade était encore fraîche, que ses fenêtres étaient toutes neuves et que la porte d'entrée était intacte. J'imagine un jardin entretenu, avec des brins d'herbe qui chatouillent les pieds, diverses fleurs de toutes les teintes qui embaument l'air de leurs délicieux parfums, des palissades de bois pour séparer les plants de tomate de ceux de pommes de terre. Je tente d'entendre les balançoires emportées par le vent, les pages d'une romance mièvre pour adolescents qui sont tournées, les pas des enfants qui jouent dans l'herbe, la porte de la terrasse qui s'ouvre pour les prévenir que le dîner est prêt, le bruit du journal qu'on lit sur le fauteuil à bascule, les aiguilles qui s'agitent dans la laine... je cherche à voir la vie. Mais je n'y arrive pas.
Dans la réalité comme dans mes songes, la maison est toujours délabrée.
Cela va bientôt faire deux ans que je ne l'ai plus vue et ça fait tout autant de temps que je n'ai plus fait de vélo. Deux ans que je n'ai pas quitté la route, que je n'ai pas senti la brise provoquée par la vitesse caresser ma peau découverte, que je n'ai pas emprunté ce petit chemin, que je n'ai pas pédalé au milieu des champs, que je n'ai pas retrouvé ce sentiment de liberté que j'aimais tant autrefois. Deux ans et pourtant, elle est encore là, dans un coin de ma tête.
Il m'arrive assez fréquemment de la voir en rêve.
Tout comme en cauchemar.
Je repense soudain à chacune de mes balades en vélo, souvent en pleine après-midi, où je passais devant sans m'arrêter. Ce que j'éprouvais pour cette maison, ce n'était pas de la simple curiosité, mais une véritable fascination, issue d'un curieux mélange de crainte et d'admiration. D'admiration d'abord, car voir ces ruines encore debout après tant d'années relevait du miracle et il était fort probable qu'un peu de magie se cache là-dessous. Cependant, elle me faisait avant tout, et surtout, peur.
Construite à l'extérieur du village, dans les champs, sans aucun voisinage et dont la plus proche habitation se situe à plus d'un kilomètre, la maison est perdue au beau milieu de nulle part. Les poteaux électriques qui l'encerclent semblent près de s'écraser sur sa toiture et le lierre qui a recouvert l'intégralité de sa façade paraît l'étouffer. Le jardin, qui ne semble pas en avoir été un, a perdu son herbe verdoyante et ses fleurs colorées, au profit d'immenses broussailles qui n'arrêteront sûrement jamais de grandir. L'allée du garage est envahie par les mauvaises herbes et si on ne prend pas la peine de s'y attarder une seconde, on pourrait presque croire qu'il n'y en a pas tant la végétation est dense. Le chemin fait de marches qui mène à la portée est fêlé et à certains endroits, il manque des bans entiers de l'escalier, comme s'ils s'étaient écroulés sous le poids des années. Puis, il y a la porte d'entrée, encore fermée.
Son vitrage a été explosé. À coup de pierres sans doute.
Autour du bois, des morceaux de verre sont encore suspendus, attendant, en vain, que la porte soit réparée. Certains jonchent le haut des marches et d'autres, le pallier. Même si la plupart ont dû être emportés par les nombreux passages. Car au fond, j'ai la certitude que la maison a déjà été visitée. Bon nombre de curieux ont dû s'y aventurer au fil des ans, à travers les saisons et les météos plus au moins clémentes. Les pièces de la bâtisse ont certainement vu tellement d'histoires commencer, s'envenimer, prendre un nouveau tournant, s'embellir et au final, se terminer. Puis, il y a cette autre chose, celle au bout du couloir : la porte.
La porte menant à la cave.
Elle a toujours été ouverte et m'a toujours attirée.
Je n'ai jamais franchi le pas, préférant continuer mon observation de l'extérieur. Laissant de côté ma porte obscure et sa destination sans doute bien plus sombre, mes yeux se posent ensuite sur les fenêtres, dans l'exact même état que la porte. Si ce n'est qu'elles sont un peu moins détruites, mais surtout rendues troubles par des années de poussière. Certaines ont même été couvertes de bâches et d'autres ont le volet baissé. Puis, après les vitres du première étage, il y a celles du deuxième, qui en sont à l'origine... à l'origine de mes cauchemars.
Elles sont intactes. Enfin, elles ne sont pas propres, la saleté et la végétation y ont depuis longtemps établit leur territoire. Mais contrairement aux autres fenêtres, celles-ci ne sont pas cassées. Pas un seul caillou n'est venu à leur rencontre et il n'y a pas une rayure sur le verre. Elles sont parfaites.
Comme si, quelqu'un, là-haut, s'assurait qu'elles soient entretenues.
Quelques fois, il m'a semblé apercevoir une ombre. Je n'ai jamais vu personne, juste une vague silhouette. Alors, bien heureusement, j'ai toujours rationalisé. Cela n'est sûrement rien d'autre que l'ombre de l'arbre causée par le soleil et ce, aux heures les plus chaudes de l'après-midi.
Des murmures sont parvenus à mes oreilles. Mais je me suis toujours répétée que ce n'était rien d'autre que le vent, qui s'engouffrait par les vitres brisées et qui provoquait ces sons étranges.
Puis, il y a aussi, cette autre chose, moins présente, presque inexistante, mais dont pourtant, si on prend un peu de temps, qu'on descend de notre vélo ou qu'on ralentit notre marche, nous saute aux yeux. Ou plutôt aux narines. Il y a une odeur putride, et si je n'avais pas grandi à la campagne, au milieu des champs recouverts de fumier à la belle saison et dont la senteur ne laisse jamais indifférent, j'aurais pu me laisser emporter par mes récits d'horreur préférés et trouver une autre origine à ce parfum : celui des cadavres.
Heureusement, mon imagination débordante arrêtait vite de faire des siennes et je pouvais remonter sur mon vélo.
Puis, bien vite, au rythme de mes pédales qui fusaient dans le vent et du temps qui filait, je m'éloignais de la vieille bâtisse et retrouvais le chemin au milieu des champs. Tandis que partais toujours plus loin et que le soleil se couchait déjà doucement à l'horizon, les souvenirs étranges commençaient peu à peu à s'effacer de ma mémoire.
J'avais oublié la maison abandonnée, n'en gardant qu'un souvenir flou, perdu dans un coin reculé de ma tête.
Pendant deux ans, elle ne m'était plus revenue à l'esprit... jusqu'à cette nuit.
Le souvenir a rejailli du fin fond de ma mémoire et a fini par me tirer du sommeil. Puis j'ai passé une grande partie du reste de la nuit, sous mes draps, en plein été, perdue entre les songes et le monde réel, à fixer le plafond, sans vraiment comprendre pourquoi je m'étais réveillée.
Ce n'est qu'une fois après avoir m'être rappelée tout cela, et après avoir décidé de mon programme de la matinée, que Morphée a enfin accepté de me reprendre dans ses bras.
Demain, à l'heure il ne fait plus complètement nuit mais où le jour ne s'est pas entièrement levé, je partirai. Je reprendrai mon vélo, retrouverai le petit chemin, pédalerai et enfin, je franchirai la porte de cette maison près de chez moi.
Et peut-être bien qu'après toutes ces années, l'ombre acceptera de me rencontrer.
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